UN DOSSIER SPECIAL PUBLIE PAR «REALITES »     INTITULE :     
LES DERNIERS JOURS DE LA MONARCHIE
 
     
 Les beys de Tunisie           A la veille du 25 juillet 1957, le glas de la fin sonnait, les jours de la     Dynastie étaient comptés. Nous donnons à cette occasion un bref rappel     historique de la liste des Beys husseinites qui ont gouverné la Tunisie     (1705-1957). Au total 19 Beys se sont succédés sur le Trône (nous les citons     pour mémoire):          – Hussein Ben Ali, 1705-1740 ;          – Ali Pacha, 1735-1756 ;          – Mohammed Bey (dit Errachid) fils de Hussein : 1756-1759 ;          – Ali Bey (fils de Hussein), 1759-1782 ;          – Hammouda Pacha, 1759-1777 ;          – Othman Bey, 1814-1814 ;          – Mahmoud Bey, 1814-1824 ;          – Hassine Bey, 1824-1835 ;          – Mustapha Pacha Bey, 1835-1837 ;          – Ahmed Pacha Bey, 1837-1855 ;          – M’Hamed Pacha Bey 1855-1859 ;          – Mohamed Sadok Pacha Bey, 1859-1882 ;          – Ali Pacha Bey, 1882-1902 ;          – Mohammed El Hadi Pacha Bey, 1902-1906 ;          – Mohamed En-Naceur Pacha Bey, 1906-1922;          – Mohammed El Habib Pacha Bey, 1922-1929 ;          – Ahmed pacha Bey, 1929-1942 ;          – Mohammed El Moncef Pacha Bey, 1942-1943 ;          – Mohamed Lamine pacha Bey, 1943-1957.          Chronologie d’une période charnière : 1956-1957 « Vers l’édification d’un     Etat républicain »           -20 mars 1956, La Tunisie devient indépendante          – 12 avril 1956, L’horaire de travail a changé en raison du Ramadhan, la     séance unique est instaurée          -11 avril 1956, Bourguiba, après consultation de ses équipiers, est nommé     par décret beylical, Premier Ministre, Président du Conseil et cumule aussi     les charges de la Défense Nationale et des Affaires Etrangères.          – 15 avril 1956, H. Bourguiba annonce la formation du « Ministère Bourguiba     ».          – 26 avril 1956, Un décret charge le Ministère des Finances d’administrer le     Domaine privé et le Domaine d’Etat affecté à la Couronne ainsi que la Liste     Civile du Bey, jusque-là administrés par la Présidence du Conseil ; il est     mis fin aux fonctions exercées par le fonctionnaire français qui était «     l’Administrateur de la Liste Civile »,          – 3 mai 1956, Deux décrets rétablissent et organisent les Ministères des     Affaires Etrangères et de la Défense Nationale,          – 31 mai 1956, « Sont supprimés tous privilèges, exonérations ou immunités     de quelque nature que ce soit » jusque là reconnus aux membres de la famille     beylicale ». tout bien ayant le caractère de habous public est intégré dans     le domaine d’Etat et pris en charge par le Service des Domaines.          – 7 juin 1956, Sont fixées les conditions de fonctionnement de l’Assemblée     Nationale Constituante.           – 21 juin 1956, Le territoire du royaume est découpé en 14 « Régions » ayant     à leur tête des gouverneurs assistés de « Secrétaires Généraux », chaque     région coiffant plusieurs « délégations ».          – 21 juin 1956, Décret réformant l’Ecole Tunisienne d’Administration,     laquelle prend le nom d’Ecole nationale d’Administration. La nouvelle Ecole,     à laquelle il ne sera accédé que par concours, est destinée à former les     cadres supérieurs de l’Administration Tunisienne.          – 14 juillet 1956, Les journaux tunisiens parlent de rupture de négociations     avec la France.          – 26 juillet 1956, On impose au Bey la Cérémonie du Sceau l’après-midi et     non le matin.           – 28 juillet 1956, Suppression du Diwan du Bey.          – 17 août 1956, Deux bus incendiés par les fellaghas, l’anarchie règne.          – 17 septembre 1956, Les journaux annoncent prochaine l’arrivée du Roi du     Maroc s’associant avec Bourguiba pour faire les « bons offices » pour     trouver un compromis au problème algérien          – 22 octobre 1956, Alors que le Bey Lamine, Mohammed V attendaient les «     cinq » algériens dont Ben Bella chef de file, l’avion est détourné et forcé     d’attérir à Alger et les membres du FLN emprisonnés.           – 19 novembre 1956, Bourguiba arrive à New York pour la session de l’ONU.          – 15 juillet 1957, La Garde Beylicale est remplacée par l’armée tunisienne     qui, en fait, tient le Bey prisonnier ainsi que son entourage, puisque     personne ne peut plus entrer ou sortir librement.          – 18 juillet 1957, Slaheddine Bey, fils cadet de Lamine Bey est arrêté et     transféré à la prison civile pour « coup et blessures contre un inspecteur     de police qui surveillait le Palais ».          – 23 juillet 1957, Le Palais est encerclé et verrouillé, téléphone coupé.          – 25 juillet 1957, Une délégation de l’Assemblée Constituante, composée de     Djellouli Farès, Ali Belhouane et Driss Guiga est venue signifier à Lamine     sa déposition.     Le gouvernement Bourguiba          Le Ministère Bourguiba investi le 15 avril 1956 était constitué ainsi :          – Président du Conseil : Habib Bourguiba ;          – Vice Président du Conseil : Bahi Ladgham ;          – Ministre d’Etat : Mongi Slim ;          – Affaire Etrangères (Ministre) : Habib Bourguiba ;          – Défense Nationale : Habib Bourguiba ;          – Intérieur : Taïeb Mehiri ;          – Justice : Ahmed Mestiri ;          – Finances : Hédi Nouira ;          – Economie Nationale : Ferdjani Bel Hadj Ammar ;          – Santé Publique : Dr Mahmoud Materi ;          – Agriculture : Mustapha Filali ;          – Travaux Publics : Azzedine Abassi ;          – P.T.T. : Mahmoud Khiari ;          – Education Nationale : Lamine Chabbi ;          – Urbanisme et Habitat : André Barouch ;          – Affaires Sociales : Mohammed Chakroun ;          – Information (Secrétaire d’Etat) : Béchir ben Yahmed ;          – Jeunesse et Sport : Azzouz Rebaï     (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire     – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)       
Les derniers jours de la Monarchie
 
 Par Fayçal Cherif
 « Voilà le commencement de la fin », Talleyrand, 1812               Tout en s’affirmant comme le Combattant Suprême et le héros de la Nation,     attributs puisés de son parcours historique, Bourguiba ne chercha jamais un     heurt frontal avec la dynastie husseinite avant 1956. C’est en alliant à la     fois diplomatie, mesure et retenue, qu’il chercha obstinément au bas fonds     de sa pensée « l’occasion miracle » pour mettre fin à la Monarchie. Les     rapports entre Bourguiba et les membres de la famille husseinite étaient     sous-tendus de mauvaise foi réciproque, voire d’aversions parfois manifestes     pendant la période du « Gouvernement de l’indépendance ».          Il aura suffi à Bourguiba quinze mois pour balayer 252 ans de règne ! Cet     exposé ne saurait combler et expliquer une période féconde en évènements,     nous espérons que cette synthèse de l’histoire d’une époque chargée     d’événements cruciaux de la Tunisie, suscitera débats et controverses.          Le cheminement vers la déclaration de la République, ou la« création du vide     » autour de la Dynastie husseinite           Après la signature de l’indépendance interne et la formation des deux     Gouvernements Ben Ammar, Lamine Bey refusait de sceller un décret portant la     création de la Constituante : Al Majliss al Taassissi. « Pour vaincre ses     réticences, Si Bahi Ladgham proposait de lui octroyer quelques titres     pompeux comme le « Roi de la Tunisie ». je jugeai que c’était inutile. De     son côté, Chedly Bey insistait pour soustraire à la compétence de     l’Assemblée de multiples sujets touchant à la famille règnante, aux Habous,     à la Grande Mosquée. Il voulait en faire un domaine réservé. C’était un     véritable panier à crabes». (H. Bourguiba, Ma vie, mon œuvre, mon combat, p.     328.). Lamine Bey se résigna malgré tout et la Constituante devenait un fait     accompli.          Le 25 mars 1956, des élections au suffrage universel donnaient pour la     nouvelle Assemblée Constituante, tous les sièges et 80% des suffrages au     Front National (Néo-Destour et UGTT).           La voie était désormais ouverte à la constitution d’un gouvernement     néo-destourien libre de son action. Depuis sa désignation à la tête du     premier Gouvernement indépendant de la Tunisie, investi le 15 avril 1956.     Bourguiba s’est enfin vu apte à agir.           Sans coup férir, et sans plus tarder, il se consacra à fragiliser le Bey et     son entourage et à doter la Tunisie d’Institutions politiques et     administratives complètement nouvelles calquées sur le modèle occidental.     D’une façon méthodique, et dans un laps de temps très court, le Ministère     Bourguiba entreprit une série de mesures qui, si elle s’avère au premier     abord logique, n’a pas manqué au fonds de vider la Monarchie de ses assises     aussi bien politiques que financières. A ce titre, et par un ordre     chronologique ( à savoir étudié et méthodique ou non par Bourguiba) de     nombreuses mesures venaient de doter le Ministère Bourguiba de nombreuses     prérogatives, législatives bien entendu, qui devaient bouleverser la vie     politique de la Tunisie et dépouiller la Monarchie de ses plus importants     attributs. Plusieurs signes annonciateurs confirment ses intentions, depuis     sa désignation comme chef du Gouvernement, de renforcer le pouvoir de son     Gouvernement aux dépens de la Monarchie. L’attribution des ministères clés à     ses plus proches collaborateurs, particulièrement Bahi Ladgham (bras droit     de Bourguiba) et ses proches équipiers dans sa lutte anticoloniale ainsi que     quelques membres de l’UGTT, furent des signes précurseurs de son intention     de changements rapides. Les réformes politiques apportées étaient     substantielles, ce qui lui permettait du coup de limiter le pouvoir de     Lamine Bey envers qui il n’éprouvait aucun respect (voir ses discours),     surtout depuis que Salah Ben Youssef était assidu à fréquenter la Cour et     admis comme hôte privilégié (voir plus bas).          Bourguiba s’est arrogé des pouvoirs qui font de son Ministère un     Gouvernement de salut public doté de prérogatives législatives et surtout     loin de rendre le Ministère responsable devant l’Assemblée encore moins     devant le Bey. Lamine Bey est désormais relégué au rang de figurant     signataire, son âge avancé et son état de santé ne lui procuraient aucune     force pour manifester une quelconque opposition. La structure étant des plus     totalitaires, le parti incarne l’Etat : l’Etat à la fois représente et crée     la Nation.          Un but urgent : dépouiller la Monarchie de ses assises           La Haute Cour, ou l’Epée de Damoclès           Le Ministère Bourguiba, dans le souci de se doter de l’arme la plus     redoutable, à savoir légiférer, s’est octroyé un arsenal de lois et de     décrets tendant somme toute à renverser sine die la vie politique     tunisienne. L’une des plus importantes décisions fut sans doute     l’institution le 19 avril 1956 de la Haute Cour ainsi qu’un bouleversement     radical de toute l’activité du Ministère de la Justice dirigé par Ahmed     Mestiri. Le jeune Gouvernement tendait obstinément à s’emparer des     compétences qui lui échappaient encore. Parmi les mesures prises par décret,     l’institution de la Haute Cour suscitée, et puis il a été procédé à un     important mouvement de personnel des juridictions religieuses et l’éviction     des Commissaires français.          Il est à noter que la Haute Cour est une juridiction d’exception dont la     création a été envisagée après que les chefs du Néo-Destour eurent constaté     l’inefficacité de la Cour Criminelle spéciale qui ne comportait que des     magistrats professionnels. La formation de la Haute Cour ne comprend ni     magistrat (à l’exception du Président), ni membre de professions     para-judiciaires, elle constitue sans doute un instrument commode pour     réprimer les activités politiques subversives des adversaires du     Gouvernement.          La durée de vie prévue pour la Haute Cour était de six mois (en théorie). Sa     compétence s’étendait à toutes les atteintes à la sûreté intérieure de     l’Etat, à toutes les infractions ayant un « caractère politique » et, d’une     manière générale à « tous les actes portant atteinte aux intérêts supérieurs     de la Nation ».          Le caractère répressif de la Cour laisse ses prérogatives illimitées. Les     phrases élastiques « atteinte aux intérêts supérieurs de la Nation »,     laissent au législateur d’interpréter à loisir et souvent sous un angle     purement politique (allié/ennemi) les actes et les agissements des personnes     quelles qu’elles soient. La dérive totalitariste est des plus manifeste, la     Monarchie tunisienne et les opposants de Bourguiba sont juridiquement     muselés et isolés : on ne pouvait mieux se servir du pouvoir.           Annihiler les ressources financières de la Monarchie          Sur le volet financier, le 26 avril 1956, un décret charge le Ministre des     Finances d’administrer le Domaine Privé et le Domaine d’Etat affecté à la     Couronne ainsi que la Liste Civile de S.A. le Bey ( budget annuel alloué aux     dépenses de tous les membres de la famille beylicale), jusque-là administrés     par la Présidence du Conseil ; il est mis fin aux fonctions exercées par le     fonctionnaire français qui était « l’Administrateur de la Liste Civile ». On     peut remarquer l’empressement de Bourguiba d’arrêter ce qu’il appelle « une     hémorragie financière », et lui soustraire toute compétence en la matière.              La conséquence directe de cette mesure ramena la Liste Civile de 1 milliard     environ à 181 millions 500.000 francs ; soit le 4/5 du budget amputé (« Le     Petit Matin » 23 juin 1956).          Le 31 mai 1956, par décret, « Tous privilèges, exonérations ou immunités de     quelque nature que ce soit jusque-là reconnus aux membres de la Famille     Beylicale sont supprimés. Le même jour l’Etat prend en charge les dépenses à     caractère religieux et social que la Jamia des habous servait. Créée en     1874, la Jamia est un établissement public doté de l’autonomie financière,     avait pour but, sous la direction exclusive de Tunisiens Musulmans,     d’administrer les habous publics. Elle est désormais mise en liquidation. En     l’occurrence, la création de nouveaux habous publics est interdite. Tout     bien ayant le caractère de habous public est intégré dans le domaine de     l’Etat et pris en charge par le Service des Domaines. Le budget de la Jamia     des Habous était toujours en déficit, et sa gestion très souvent critiquée     sévèrement.          Le même jour, les détails des modalités d’administration du domaine Privé et     de la Liste Civile de S.A le Bey, ainsi que du Domaine privé de l’Etat     affecté à la Couronne furent promulgués et détaillés.          Le territoire tunisien passe désormais sous contrôle du Gouvernement et non     du Bey          Le 21 juin 1956, Le territoire du Royaume est découpé en quatorze « Régions     » ayant à leur tête des « Gouverneurs » assistés de « Secrétaires généraux     », chaque région coiffant plusieurs « délégations ».          C’est sans doute la réforme la plus profonde et la plus spectaculaire.          Lamine Bey a tenté de tergiverser, entrevoyant les conséquences néfastes     d’une telle réforme, mais il ne put en fin de compte oser s’y opposer. Par     ce nouveau découpage, les 37 circonscriptions caïdales ont été regroupées et     remplacées par quatorze Gouvernorats ayant pour siège Tunis, Bizerte, Gabès,     Sfax, Sousse, Kairouan, Béja, Souk-el-Arba, Sbeïtla, Tozeur, Médenine,     Gafsa, le Kef et Nabeul.          Driss Guiga, alors chef du service de l’Administration Régionale au     Ministère de l’Intérieur, a exécuté ce programme de réorganisation     administrative avec dévouement et fermeté.           Suite à cette réforme de structure, le Ministère de l’Intérieur a réalisé un     renouvellement quasi-total de l’ancien corps caïdal dont 105 agents sur un     effectif de 170 ont été soit révoqués, soit suspendus, soit admis à la     retraite ou mis en position de disponibilité. Ils ont été remplacés pour les     « Oualis », par des personnalités connues pour leur attachement à la     politique de Bourguiba. Ces Gouverneurs (« Oualis ») sont en majorité sans     grande expérience du service public, mais le Gouvernement paraît avoir     recherché, plus qu’une technicité et une connaissance approfondie des     méthodes administratives, l’assurance de pouvoir disposer de véritables     commissaires politiques, communiquant aux échelons les plus bas l’impulsion     de l’autorité Centrale. Cet « assainissement » avait pour but aussi de     purger l’Administration Centrale tunisienne des familles de la haute     bourgeoisie. A la tête de l’administration municipale, le 5 juillet 1956, et     par voie d’arrêté, des présidents de communes, désignés parmi les membres du     corps des Gouverneurs, Secrétaires Généraux des Gouverneurs et délégués,     autres que le Gouverneur qui a la tutelle des communes.           Le but est atteint : les nouveaux Gouverneurs, tous dignitaires importants     du Néo-Destour, qui n’ont ni à conquérir la faveur du prince ni à donner des     gages de leur patriotisme, agissent généralement avec une liberté que leur     confèrent leurs titres et obéissent aux directives du Parti. L’emprise du     Gouvernement s’est donc élargie, elle touche désormais toutes les franges de     la population d’amont en aval et vice versa.          La Monarchie dépouillée de son pouvoir exécutif et     représentatif          Le 3 mai 1956, Bourguiba dota la Tunisie d’un Ministère de la Défense     Nationale, dont il prit la tête, et désigna M. Abdelhamid Chelbi, à     l’origine inspecteur de l’Enseignement primaire, comme Secrétaire Général.     Son cabinet était restreint car ne disposant à cette date que de deux     officiers venant de l’armée française.          Mais déjà, et dès le mois d’avril, en voyant les tergiversations du Bey     concernant la dépendance des Oudjaks qui demeuraient jusque là sous tutelle     française, Bourguiba ordonna la formation de la Garde Nationale, totalement     distincte de l’Armée Nationale (Garde mobile). Son organisation et son     emploi demeurent pour le reste flous. Son commandement est à Tunis et elle     dispose d’unités mobiles, elle est dirigée par Mahjoub (Ben Ali) Djemili     ancien chef fellaghas. A ses débuts, la Garde nationale comprend une     compagnie de 300 hommes, elle est à la fois une pépinière et constitue aussi     une réserve de choc.          Le second élément de la Garde Nationale est constitué par des postes fixes     dans les anciennes casernes de la Gendarmerie française. Les spahis de     l’Oudjak et les supplétifs que les Gouverneurs et leurs délégués ont     conservé à leur disposition sont, en cas de besoin, utilisés en liaison avec     les Gardes, et continuent par ailleurs à être employés par ces autorités     locales à diverses tâches administratives : convocations et enquêtes.          L’effectif total de la Garde Nationale peut être estimé à 2.000 hommes     environ (juin 1956). Le chef de la Garde Nationale est le commandant Mohamed     Tijani El Ketari. Ingénieur géomètre de formation, il a suivi une formation     militaire en Syrie après des études à Paris tout en étant affilié aux «     Scouts Musulmans ». Il est l’homme de confiance du Ministre de l’Intérieur     Mehiri.          A ses débuts, la Garde Nationale, dans des régions éloignées, semblait faire     justice elle-même pour des délits mineurs. Elle se substituait ainsi au rôle     que jouaient jadis le caïd, le khalifa et le cheikh.           Bourguiba monopolisa les ministères clés, dont la plus importante sans doute     : les Affaires étrangères. Voulant préparer le terrain à une reconnaissance     internationale, il s’est attelé à multiplier les démarches afin de faire     valoir la représentation diplomatique tunisienne à l’étranger, étant bien     entendu lui-même ministre des Affaires étrangères. Par ce biais, ce sera bel     et bien le Gouvernement Bourguiba qui fait office du représentant de la     Tunisie, les missions diplomatiques, les conventions et les pourparlers     seront désormais engagés avec Bourguiba et non avec le Bey.           L’emblème du Royaume change, la Monarchie agonise     lentement          Le 21 juin 1956, Lamine Bey scelle un décret, sur proposition du Président     du Conseil et le Chef du Gouvernement (Habib Bourguiba) portant sur la     création de nouvelles armoiries du Royaume.          Description des armoiries du Royaume :          Ecu cantonné en pointe          A dextre d’un lion passant de sabre tourné à dextre armé d’un glaive     d’argent sur fond de guetter          A senestre d’une balance de sable sur land d’or en chef d’une galère punique     anglant sur flots et fond d’acier          Sommé du croissant étoilé de Tunisie          Posé en chef sur trophée de deux lances et bannières entrecroisées          Supporté en cointe par une couronne murale mi partie de gerbes d’épis à     dextre et de rameaux d’oliviers à senestre          Cravaté de la plaque du mérite National           Bien plus qu’un simple symbole, c’est désormais une nouvelle image que     s’offre la Tunisie. Le drapeau et les armoiries constituent les symboles     forts d’un Etat souverain. Bourguiba s’est abstenu tout de même à toucher au     drapeau, pourtant c’est un empreint aux Ottomans !           L’emblème beylical est désormais relégué au rang des oubliettes ; le Bey     signa le décret, ne pouvant s’opposer à la marche vers l’effacement     progressif, lent, mais certain des signes forts de la Monarchie.          Toute la démarche du Gouvernement Bourguiba était de mener des changements     radicaux dans la structure des trois pouvoirs : législatif, exécutif et     judiciaire afin de culminer vers la création d’un Etat de fait.           Les bas-fonds de la pensée de Bourguiba à l’égard de la Monarchie          Bourguiba s’est appliqué avec son Gouvernement à dépouiller la Monarchie de     son pouvoir politique et de ses assises financières, voire de son emblème     pluriséculaire, qui s’inscrit dans un cheminement vers la fondation des     institutions viables de la future république. Toutefois, Bourguiba était     poussé aussi par une envie personnelle de se « venger » de la Monarchie ; sa     littérature, discours et déclarations, pléthoriques à cet égard, en     apportent d’éloquents témoignages.           Le récit qui va suivre est celui de Bourguiba lui-même ; à prendre avec     toutes les précautions de l’usage, il est sans doute révélateur de son état     d’esprit qui l’a toujours animé à l’égard de la Monarchie: «Une fois, la     veille du 27 Ramadhan, selon la tradition, je l’accompagnai (Lamine Bey) à     la Mosquée Ez-Zitouna. Il s’appuyait sur une canne en ivoire finement     ouvragée. A la fin de la cérémonie, le cortège prit le chemin du retour vers     le Palais Beylical de Carthage. Arrivé à destination, nous franchîmes les     deux premières portes. Au moment où il allait passer la troisième, le Bey me     tendit sa canne, comme si je devais l’en débarrasser.          – Qu’est-ce à dire ? m’écriai-je.          – C’est un cadeau que vous offre Son Altesse, s’empressa de répondre son     fils M’hamed qui ne manquait ni de finesse ni d’intelligence.          – Cela changeait tout et j’acceptai le présent. Je n’arrive d’ailleurs plus     à remettre la main dessus. »          Une autre fois, sa femme, la Beya, sollicita une faveur :          – Je ne vous ai jamais rien demandé, me dit-elle. Je serais heureuse si vous     acceptiez de nommer un tel en remplacement de Mattei. Ce dernier était     directeur de la Liste Civile.          – Je n’aime pas les interventions de l’espèce, l’interrompis-je. Je     consulterai le Ministre des Finances sur le choix d’un candidat convenable….          Un autre jour, je pénétrai dans la grande salle du Palais. La femme du Bey     était assise. Je m’arrêtai à mi-chemin et dis :          – Il importe que l’on vienne ici même accueillir et saluer le Chef du     Gouvernement quand il fait son entrée au palais. Elle accourut et se     confondit en excuses, invoquant son ignorance des usages.          – N’oubliez pas, lui recommandai-je, que je ne suis ni un Mustapha Kâak, ni     un Slaheddine Baccouche ni aucun membre de votre entourage » (H. Bourguiba,     Ma vie, mes idées, mon combat, Tunis, Imp. Officielle, 1977, pp. 302-303).          Pourquoi tant de haine à l’égard des Husseinites ?          Les raisons personnelles          Si Bourguiba avait longtemps occulté ses sentiments personnels à l’égard de     la Monarchie pour des convenances politiques et protocolaires, le contexte     historique de l’époque l’incitait à ne pas donner cours à des actes     impulsifs ; la prudence et les calculs étaient de mise. Il faut dire que     sans pouvoir politique réel, ni légitimité nationale et internationale, il     ne pouvait prétendre à un changement de structure dans le sommet de la     hiérarchie politique d’un pays fraîchement indépendant. Aussi, et en dépit     de son apparent respect des institutions, Habib Bourguiba s’est laissé     emporter dans ses discours et réflexions sur les raisons de sa haine à     l’égard de la Monarchie husseinite. Nous citons ici ses propres paroles dans     un discours public : «Pour vous montrer (s’adressant au public) la mentalité     déplorable de ces familles d’esclaves affranchis, ces mameluks, je vous     raconterai l’anecdote significative suivante :          A la mort de l’ancien Bey, on vit arriver au Palais de la République une     quantité de mets succulents et de plats finement cuisinés. C’était le tribut     symbolique par lequel la famille Slim, à l’invitation de Lella Habiba, mère     douairière voulait marquer son allégeance au Bey déchu. Le chauffeur de la     voiture à qui on avait confié le soin de transporter les victuailles chez «     Sidna » le maître, s’était trompé d’adresse. Les plats ont bien été     consommés au Palais de la République. Mais, ni moi-même ni Mongi Slim     n’avons commenté l’événement et chacun garda le silence à ce sujet. » (H.     Bourguiba, Ma vie, mon œuvre, mon combat…op.cit, p. 336)          Ces propos outrageux, prononcés dans une audience publique (étudiants de     l’Institut de Presse et de Sciences de l’Information) ne sont tout de même     pas dignes d’un chef d’Etat, mais cela démontre d’autre part la haine     viscérale et profonde qu’éprouvait Bourguiba à l’égard de la Monarchie. Or,     « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas », Bourguiba l’a bien franchi,     la retenue était tout de même de mise, car on n’abat pas un homme déjà mort.              L’exagération de Bourguiba est voulue, le dédain et le mépris pour la     Monarchie sont profonds. Car il est de tradition que la famille du défunt     s’abstient de cuisiner pendant quelques jours, jusqu’au jour du Fark et     c’est aux voisins et aux proches de la préparer et d’en faire une offrande.     Mongi Slim comme Habib Thameur (décédé en 1949), étaient apparentés et     proches de la famille beylicale. D’ailleurs Mongi Slim était lié d’amitié     avec M’Hammed Bey second fils de Lamine Bey, cela pouvait expliquer aussi le     geste de Slim. Il est tout de même significatif de voir comment Bourguiba a     transformé un geste apparemment de compassion et de solidarité en argument     politique !          Les raisons objectives : abus de pouvoir de la Monarchie, et complicité avec     Salah ben Youssef ; deux griefs impardonnables selon Bourguiba          Bourguiba, en reprenant à son compte l’histoire de la Tunisie avant     l’occupation française, dressait un tableau sombre sur les supplices subis     par les Tunisiens de tous rangs par les Beys « tortionnaires ». De Ben     Ghdaham, en passant par Zarrouk, il évoquait les pratiques de la Monarchie     qui recourait à l’assassinat, l’empoisonnement, l’humiliation publique comme     étant une « tradition » ancestrale bien ancrée dans le visage politique de     la Régence. C’était pour Bourguiba un argument politique de taille que de     s’ériger en justicier du peuple. A maintes reprises dans ses discours     Bourguiba revient sur les périodes sombres de la Monarchie, le but était de     dédaigner et mépriser cette période « obscure » de l’histoire. D’ailleurs,     Bourguiba ne fait presque jamais usage de vocable : sidi, sidna, Son     Altesse, c’est toujours le bey (b miniscule), le détail est de taille :     aucune considération de respect même dans un usage banal.           Par ailleurs, Bourguiba ne pardonna jamais à Lamine Bey, et bien plus à son     fils aîné Chedly Bey, d’avoir admis Ben Youssef à la Cour et de lui avoir     offert des services. Or, entre Ben Youssef et Chedly Bey il y avait bien un     enjeu de taille :          Chedly Bey, fils aîné de Lamine Bey, est né le 12 décembre 1910. Il est     atteint d’une légère claudication. Il joua un rôle politique de premier chef     auprès de son père. N’ayant pas d’enfant, il fit adopter son neveu Saïd,     fils d’Ahmed Bey son frère. La rumeur populaire faisait circuler la nouvelle     que Chedly avait amassé en un laps de temps court une fortune considérable     dont la grande partie a été placée à l’étranger. Il s’est surtout fait     remarquer pour les facilités d’accès au Palais qu’il donna à Salah ben     Youssef, devenu ennemi juré de Bourguiba. Chedly Bey, en s’associant à Ben     Youssef, tenta une manœuvre : succéder directement à son père Lamine en     écartant Hassine Bey, Bey du Camp. Salah ben Youssef pour sa part, ne     pardonna jamais à Hassine Bey, alors conseiller de son frère Moncef bey, son     opposition à la formation d’un gouvernement tunisien au mois d’avril 1943.     Et comme Bourguiba était bien parti pour établir un nouvel Etat, une     alliance avec l’ennemi de Bourguiba et de Hassine, pouvait, le cas échéant     susciter un renversement de situation au profit de la Monarchie alors que     l’entreprise réformatrice de Bourguiba ne cessait de prendre de l’ampleur de     jour en jour.          En voici la conclusion de Roger Casemajor sur cette situation confuse : «     Dans le conflit actuel qui oppose les deux leaders (Bourguiba-Ben Youssef),     le Bey tout en feignant d’appuyer la politique du Gouvernement actuel,     redoute pour sa souveraineté les décisions de la future Assemblée     Constituante. La consultation populaire l’effraie en ce qu’elle risque     d’amener sur les bancs du Parlement tunisien, ce que Lamine Bey appelle des     « voyous » alors qu’il aurait espéré pouvoir désigner lui-même, les     représentants d’une deuxième Chambre où siègeraient des notables.          C’est pourquoi, à la différence du Sultan du Maroc, le Bey de Tunis se garde     bien d’intervenir dans le conflit Bourguiba-Ben Youssef , caressant l’espoir     qu’un événement préparé ou inattendu vienne sauver in extremis un trône     qu’il lui faudra beaucoup de chance pour conserver jusqu’à sa mort, et qu’il     sera peut-être, à la cadence de l’évolution actuelle, le dernier des     Husseinites à l’avoir occupé » (Sa prophétie ne s’est pas démentie).          Bourguiba était bien conscient de l’enjeu, il accéléra le rythme de la «     création du vide » avant de faire barrage à ces agissements de coulisses.              Comment Bourguiba a donné le coup de grâce à la     Monarchie tunisienne ?          Le récit de Bourguiba :          « Le Haut Commissaire de France, M. Seydoux, fit part à M. Levy-Despas,     propriétaire des magasins Monoprix, de son désir de me rencontrer. Il     entendait beaucoup parler de moi et voulait me connaître. Je donnai mon     accord et notre rencontre eut lieu à Sidi Bou Saïd, dans la villa de notre     hôte. Aussitôt que nous fûmes présentés, je lui déclarai :          – Je vous avoue que je n’étais pas d’accord pour votre nomination.          M. Masmoudi m’a dit toutes les difficultés et tous les obstacles que vous     avez dressés face aux négociateurs tunisiens. Mais puisque vous êtes là,     nous allons voir de quoi vous êtes capable.          – Je suis rentré de France, aujourd’hui même, répondit-il. Le Bey, comme     lors de mon départ, n’a pas manqué de m’exprimer fermement son opposition au     transfert des cavaliers de l’Oujak au Gouvernement tunisien. Il a encore     tenu à me spécifier que, s’il était d’accord pour l’application de toutes     les clauses du Protocole, il refusait fermement, par contre, tout autre     concession non prévue par l’accord. J’ai cru devoir souligner, pour ma part,     que les troupes transférées au gouvernement étaient tunisiennes et non     françaises.          Je restai sidéré. Ainsi donc, au moment où nous nous efforcions de     constituer l’embryon d’une armée aussi importante que possible, le Bey ne     trouvait rien de mieux que de vouer nos efforts à l’échec.           Après le déjeuner, nous nous quittâmes. C’était un dimanche. Je voulais     sonder Ben Ammar qui, Premier Ministre, assiste de droit aux audiences     accordées par le Bey au représentant de la France. Je le prévins     téléphoniquement de ma visite et me rendis auprès de lui. Il m’accueillit     avec empressement.          -Avez-vous rencontré le Haut-Commissaire de France aujourd’hui ? Lui     demandai-je.          – Effectivement. Tout va d’ailleurs pour le mieux, répondit-il.          – Il n’y a rien d’important à signaler ?          – Rien du tout.          Sur cette réponse, je le quittai et téléphonai à Chedly Bey pour lui dire     que je tenais à le rencontrer, le lendemain, à 9h00 pour une affaire     importante. J’insistai également pour que son frère, M’hamed, se joignit à     nous. Nous nous rencontrâmes, le lendemain à l’heure prévue ; je leur     demandai s’ils étaient au courant des entretiens qui s’étaient déroulés la     veille entre le Bey, le premier Ministre et le haut-Commisssaire. Sur leur     réponse négative, je les mis au courant de ce qui s’était passé. Puis je     m’élevai avec rigueur contre l’attitude du Bey qui n’hésitait pas à     poignarder son gouvernement dans le dos… Quoi qu’il en soit, dis-je alors,     cette affaire est très grave. Si le peuple venait de l’apprendre, votre     trône éclaterait immédiatement en morceaux.          Je poussai mon avantage et demandai à Mongi Slim qui détenait le     portefeuille de l’Intérieur de sonder le terrain et de soumettre le fameux     décret au sceau du Bey (La Constituante). Celui-ci s’exécuta     immédiatement.(H. Bourguiba, Ma vie… op. cit, pp328-330).          Bourguiba avoue que « La France savait qu’il était le véritable meneur de     jeu et que le rôle des ministres tunisiens n’était que celui de simples     figurants. La Monarchie, et à plus forte raison, avait aussi la même pensée     : Pouvait-elle s’opposer à Bourguiba ?          D’après ce récit, on comprend bien pourquoi Lamine Bey n’opposa pas une     grande résistance face à Bourguiba. En fait, le processus de l’érection de     la République a bien commencé dès le 20 mars 1956. Les séries de mesures     prises et les réformes apportées procédaient à l’établissement progressive     des institutions de la République sans la nommer ; sa déclaration le 25     juillet 1957 en était l’aboutissement de tout un travail en profondeur     entamé dès le 20 mars 1956.           Signes du temps ; les derniers jours de la fin d’une époque          Avant même la déclaration de la République, et quelques jours avant le 25     juillet 1957, les derniers signes dynastiques furent définitivement enlevés     avec douceur que procurait une brise d’été d’un certain mois de juillet     1957.           Marcel Niedergang, envoyé spécial de France Soir décrit l’événement par     téléphone à son journal : Sous le titre : “Le Bey de Tunis a passé son     dimanche en pleurs entouré de ses quatre fils, (NDLR : Il s’agit de trois)     la garde beylicale a été retirée du palais”.           Tunis le 22 juillet 1957 (par téléphone)          « Dans la cour couverte du palais de Carthage, près de Tunis, sous le balcon     de bois aux losanges bleutés, les gardes du Bey à l’uniforme garance, ne     sont plus là. Et sur la route qui monte vers Saïda, deux gendarmes seulement     font les cent pas avec nonchalance. Toutes les fenêtres sont closes. Une     porte est entrebâillée. On dirait un décor installé pour une pièce qui n’a     pas encore commencé.          Samedi après-midi, Lamine Bey a encore fait sa promenade quotidienne dans     l’orangeraie près de Soukra. Mais l’incarcération de Slaheddine, son fils     cadet, accusé d’avoir voulu écraser un policier avec sa voiture a     soudainement jeté la consternation dans la famille beylicale. Et hier, le     Bey, chef d’Etat virtuellement déchu, a passé la journée, entouré de ses     quatre fils, en larmes.          Pour les Tunisiens qui suivent par ailleurs l’évolution de la situation avec     beaucoup d’indifférence, il ne fait pas de doute que l’affaire sera     rondement menée et l’éditorial publié ce matin par l’hebdomadaire « L’Action     », organe des intellectuels du Néo-Destour,et écrit par un familier du     Président Bourguiba (Clin d’œil à Béchir Ben Yahmed) ’ est naturellement     venu renforcer cette impression.          Dans quelques jours écrit « L’Action », la Tunisie ne sera plus une     monarchie. La dynastie, d’origine turque, règne sur la Tunisie depuis deux     siècles et demi. Elle a eu le temps de s’étioler, et c’est un arbre mort que     le peuple tunisien et ses dirigeants vont déraciner.          « La décision que va proclamer l’Assemblée Constituante, cette semaine est     certes le couronnement de l’action du Néo-Destour et de son président. Mais     elle va surtout vers l’avenir que nous voulons regarder.          Certes, depuis l’indépendance le Bey a cessé de compter et de coûter. Il     n’empêche plus rien, mais sa présence sur un trône branlant, donnait au     régime, à l’organisation de l’Etat tout au moins un caractère provisoire,     précaire et équivoque. Avec le départ de Lamine, dernier bey, la confusion     sera levée. Un nouveau gouvernement plus homogène, et peut-être plus     technique, puisque avec le président Bourguiba, l’expérience l’a prouvé, il     n’est pas laissé aux ministres de pouvoirs politiques, devra être constitué…     ».           La fin de la Monarchie après 252 ans de règne          En 1955, la dynastie husseinite fêta 250 ans de règne. Hassine Ben Ali, à     l’origine de la fondation de la Dynastie, ne pensait guère au moment de son     investiture pour défendre la Tunisie des Deys d’Alger à pérenniser son règne     à travers sa progéniture.          C’est à la fois un long règne, parfois fécond où des Beys à l’exemple de     Hassine, Hammouda, Ali Bey, Moncef et bien d’autres se sont illustrés par     des œuvres remarquables et une volonté affermie d’innovation et de progrès.     Alors que d’autres Beys n’étaient que l’ombre d’eux-mêmes, coulaient une vie     douce, assouvissaient le plaisir de la majesté du luxe et ne se     préoccupaient guère des intérêts du pays et de leurs sujets.          NB : Une grande partie des informations est puisée des archives françaises     (Ambassade de France en Tunisie 1254-1280) A-N.     (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire     – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)
  
  
Les confidences de Hassine     Bey, héritier présomptif, à Roger Casemajor à la veille de l’indépendance
 
     
    Hassine Bey est le frère de Moncef Bey, dans l’ordre de succession dans la     Dynastie husseinite, il est héritier présomptif, il devait succéder à Lamine     Bey en cas de décès. Hassine Bey, connu pour son aversion aux autorités     coloniales, fut même soupçonné de collaboration et d’être le bras droit de     son frère Moncef. Il était aussi le conseiller de son frère Moncef Bey.     Roger Seydoux (alors Haut représentant de France en Tunisie au titre de     Commissaire), délégua à Roger Casemajor de remettre à l’héritier présomptif     la Légion d’Honneur. Par ce geste, il fallait pour l’Autorité du Protectorat     « ménager l’avenir » car l’indépendance est proche, Lamine âgé et malade ;     il fallait donc préparer la succession en montrant la générosité de la     France à l’égard de la Monarchie. L’octroi de la Légion d’honneur à Hassine     Bey relève plus d’un simple protocole qui se pratiquait systématiquement,     plus que d’une réelle conviction de l’importance de la personne et des     services rendus. Pour rappel, Roger Casemajor avait mené l’enquête en l’été     1943 afin de s’enquérir sur la prétendue collaboration de Bourguiba avec les     forces de l’Axe. Il était alors Directeur général de la Sécurité de Tunisie.     Il a par ailleurs rédigé un ouvrage dont la diffusion est restreinte : 200     exemplaires destinés aux hautes autorités françaises s’intitulant :     “L’action nationaliste en Tunisie du Pacte Fondamental à la mort de Moncef     Bey : 1957-1948”. Généralement, son ouvrage fait référence. Sa synthèse,     malgré quelques lacunes, allie à la fois la connaissance sécuritaire et le     talent d’historien. L’auteur dresse en annexe une liste biographique     exhaustive des principales personnalités tunisiennes puisée des bulletins de     renseignements recueillis par les forces de sécurité. Son témoignage est à     prendre avec certaines précautions en raison de la rédaction de cette note     de mémoire et non à chaud. Les omissions et les exagérations du « discours     rapporté » sont à cet égard courantes mais minimes car pour un Directeur de     la Sécurité il devait rapporter le plus fidèlement les propos du Monarque à     sa hiérarchie (Roger Seydoux) : une certaine prudence s’impose tout de même.                   Ce document est daté du 8 février 1956. (Il s’agit ici d’une transcription     littérale, sans commentaire ni ajouts). Roger Casemajor rapporte :                Document          « Je me suis rendu à Sidi Bousaïd, pour remettre à Sidi Hassine, son diplôme     de la Légion d’Honneur. J’ai saisi cette occasion pour recueillir l’opinion     du Prince héritier, sur plusieurs points.          Voici, le plus fidèlement reproduit, le résultat de cet entretien :          -Au sujet de Sidi Lamine :          Le Bey actuel a oublié le temps où son frère Moncef Bey le considérait comme     son égal en le faisant assister à sa droite, à toutes les sorties     officielles, aux cérémonies du Sceau et jusqu’aux cérémonies dans les     mosquées. Tour à tour, les moncéfistes se sont ralliés à Lamine Bey ; pour     ma part, j’ai tenu bon pendant 13 ans, malgré les sollicitations les plus     diverses. J’ai consenti à le rencontrer le jour de mon investiture et à     oublier le passé, mais je n’ai pas été payé de retour.          J’aurais pensé que Sidi Lamine écouterait mes conseils au sujet de     l’attitude des princes et aussi des problèmes politiques de l’heure qui     risquent d’avoir de graves répercussions sur l’avenir de la Dynastie.          Le Bey a cru « m’acheter » en m’offrant une « Cadillac » mais j’ai compris     qu’il ne tiendrait pas compte de mes avis. Aussi, me suis-je retiré dans ma     tour d’ivoire où je me contente d’observer l’attitude des gens et le     déroulement des événements.          Il y a deux mois environ, j’ai suggéré à Lamine Bey de moraliser le     comportement des princes.          Effectivement, ces derniers ont été convoqués au Palais et le Bey m’a chargé     de leur adresser la parole pour les mettre en garde contre les conséquences     de leur vie de débauche. J’ai appris depuis que Sidi Lamine n’avait pris     aucune sanction contre les brebis galeuses (…).           J’en arrive à croire que le Bey n’est pas mécontent de cette situation,     cherchant par là même à faire ressortir que seuls ses enfants ont une     conduite irréprochable.          Il s’agit là d’une manœuvre politique pour l’avenir, le trône étant convoité     par Chedly Bey et celui-ci se posant en modèle, pour accéder au pouvoir.          Mais le Bey se trompe lourdement, l’opinion du Destour étant arrêtée au     sujet de la famille beylicale. Bourguiba ne m’a pas caché que l’attitude     politique de la Cour risque de l’entraîner à sa perte. La collusion     flagrante avec Salah ben Youssef, ses visites quotidiennes au Palais, les     assurances qu’il a reçues du bey lui-même, les intrigues de Chedly Bey et du     Docteur Ben Salem, ont sérieusement indisposé Bourguiba qui saura, le moment     venu, agir en conséquence.           – Au sujet de Bourguiba          Celui-ci est venu me voir avant son départ pour Paris. Il m’a fait part de     ses intentions. Je lui ai parlé le langage de la raison et de la sagesse. Il     ne s’agit pas, en raison de l’existence du youssefisme et de la situation en     Algérie et au Maroc, de se lancer à corps perdu dans des revendications plus     ou moins fondées.          Bourguiba être sensible, obéit trop facilement à ses impulsions et c’est en     outre, un mégalomane.           La Tunisie est un pays pauvre, en toutes choses. Elle manque de ressources     naturelles, de cadres, de techniciens. Les capitaux ne peuvent lui venir que     de la France. L’indépendance est un luxe que l’on peut s’offrir que     lorsqu’il n’y a –et ce n’est pas le cas- ni misère ni chômage. S’offrir une     armée et une diplomatie qui grèveront encore davantage un budget en déficit,     alors qu’on n’apportera aucun soulagement aux gens qui souffrent est un jeu     dangereux pour l’avenir. Le peuple tunisien n’a aucun esprit critique, il     risque de dépasser ceux qui l’auront grisé.          Le Bey lui-même a une grande responsabilité dans cette affaire. Il scelle     tous les décrets qu’on lui présente sans se préoccuper de ce qui en     résultera pour sa souveraineté. Et pourtant, il devrait être le seul     interlocuteur valable aux yeux de la France, au lieu de se laisser arracher     petit à petit son autorité et celle de la Dynastie.          – Au sujet de Salah Ben Youssef          Une première erreur a été commise en ne l’associant pas aux négociations. Il     aurait été ainsi forcé de prendre ses responsabilités et en prenant place     dans le ministère il n’aurait plus songé à se jeter dans l’opposition.          Enfin, il ne fallait pas laisser aller jusqu’au bout et là encore, le Palais     porte une grande partie de responsabilité.          Salah ben Youssef me considère comme son ennemi n° 1 car, en 1943, je lui ai     refusé catégoriquement de constituer un gouvernement destourien. Aussi,     a-t-il pris sa revanche en se lançant dans les bras de Chedly Bey dont il     conserve les bonnes grâces, par des promesses fallacieuses au sujet d’une     modification de la loi successorale.          Sidi Hassine a terminé l’entretien par des considérations qui lui sont     chères, sur la vanité des choses de ce monde, tout homme qui se respecte     devant faire preuve de sagesse, craindre Dieu et faire le plus possible de     bien autour de lui, au lieu de négliger toutes les vertus pour mieux     satisfaire ses appétits matérialistes (nouvelle allusion je pense, à la     famille régnante).           Le Prince héritier m’a chargé de remercier vivement Monsieur Seydoux, pour     ses marques d’attention et de transmettre au haut Commissaire, l’expression     de sa haute considération./.     (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire     – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)
Le 17 juin 1956, Hassine Bey     modère ses propos, la Tunisie devient indépendante.
     
          Nous publions un deuxième entretien de Hassine Bey avec l’un des     correspondants de « L’Action », organe officiel du Néo-Destour paru le 18     juin 1956. On peut très clairement remarquer la modération dans les propos     de l’héritier présomptif alors que le Gouvernement Bourguiba commençait à     changer radicalement le visage politique et administratif de la Tunisie. Il     est vrai que Hassine Bey croyait inéluctable la fin de la Monarchie ; c’est     en étant à la fois raisonnable (ménager l’avenir) et désarmé qu’il prononce     des commentaires vagues dépourvues de manifestations politiques hostiles à     l’égard de quiconque. En voici l’entretien intégral, il serait bon de le     comparer avec celui de Casemajor, prononcé 4 mois plutôt (CF plus haut) :              Document « L’Action » du 18 juin 1956          Un de nos correspondants nous fait parvenir l’interview suivante de M.     Hassine Bey, héritier présomptif du Trône.           Le hasard d’une flânerie m’a conduit chez un vieil ami, condisciple de     Sadiki, le prince héritier Hassine Bey. Malgré la soixantaine passée, il est     toujours svelte, souriant, courtois avec un regard tonique, une intelligence     fine, et, chose nouvelle un penchant marqué pour la piété et l’isolement.          A bâtons rompus, nous avons évoqué le passé. Passé parfois agréable, très     souvent douloureux. Nous avons parlé aussi bien du présent que de l’avenir.          – Que pensez-vous de l’abrogation du Traité du bardo lui dis-je ?          Ne ressuscitons pas les morts, ce traité est bel et bien mort le 14 mai 1943     et c’est la France elle-même qui lui a tordu le cou. Paix à ses cendres.          – Et l’émancipation des Princes et l’abrogation des privilèges ?          – L’émancipation des Princes et l’abrogation des privilèges sont la logique     même. En monarchie constitutionnelle l’égalité de tous devant la loi est une     obligation pour une nation qui se respecte. Grâce à Bourguiba, nous revenons     sagement aux prescriptions de l’Islam dont le principe fondamental est     l’égalité.          L’oisiveté imposée aux princes de la famille husseinite par leur état     d’interdits, m’a toujours préoccupé et j’ai souvent suggéré de leur donner     une occupation.          Un lot de terre et une avance de fonds le tout remboursable par annuités est     la solution indiquée pour les mettre à l’abri de l’oisiveté, mauvaise     conseillère, les faire participer au travail de reconstruction que le pays     entreprend et leur apprendre à vivre du produit de leur travail ce qui est     plus honorable que ces dotations qui avilissent l’homme et alourdissent avec     l’énorme Liste Civile le budget tunisien.          – Et l’action du Destour ?          L’action du Destour est une œuvre gigantesque et admirable. Bourguiba pour     lequel j’ai beaucoup d’admiration et d’amitié a comme il l’a dit lui-même,     donné au Tunisien la conscience de la médiocrité de son état et la fierté de     s’en libérer. C’est l’homme qui a enlevé à la Tunisie, et à quel prix, ses     entraves et l’a faite entrer dans le concert des Nations libres. Il faut le     reconnaître et lui rendre hommage. Il a exaucé le vœu des Tunisiens et de     mes chers disparus.          Les jeunes qui l’entourent, et qui, à son exemple étonnent le monde, par     leur foi et leur courage, leur dynamisme et leur rigide honnêteté, ont droit     aussi à notre admiration.          – Et nos jeunes qu’en pensez-vous ?          Notre jeunesse estudiantine doit être l’une de nos préoccupations majeures,     car elle est tout l’avenir de ce pays. Les étudiants tunisiens à l’étranger     méritent la plus grande sollicitude et je suis heureux de constater parmi     eux, vivant de leur vie et partageant leurs joies et leurs peines, trois     jeunes princes inscrits à la Faculté de Droit et à l’Ecole des Sciences     Politiques de Paris. Il faut déblayer le terrain et nettoyer la maison.          – A propos de nettoyage, dis-je, le Gouvernement serait décidé à faire la     lumière sur l’origine de certaines fortunes de fonctionnaires, trop     rapidement édifiées          Une telle mesure me dit-il est pleinement justifiée et on ne peut que     féliciter le gouvernement. J’ai souvent entendu parler avec colère et     amertume de ces fortunes édifiées sur le dos du peuple. Cette mesure de     salubrité publique que nous devons tous applaudir et nous y soumettre, doit     pour être équitable toucher tous ceux dont la fortune ne paraît pas licite.          Et sur ces graves paroles qu’a pris fin notre conversation.          
(Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire     – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007) 
  
   
 
Danielle Mitterrand, l’engagée       indépendante
 
  
       
 Etre la première dame de France de gauche et       l’épouse officielle d’un François Mitterrand, par ailleurs chef d’une       seconde famille officieuse : un vrai challenge que Danielle Mitterrand,       ancienne résistante et authentique militante socialiste, choisit de       relever en annexant une aile de l’Elysée pour sa fondation France       Libertés.
 En 1981, la gauche veut changer la vie. La voilà en       pasionaria humanitaire dont l’engagement pour les réfugiés kurdes, les       libertés en Tunisie ou l’aide à Cuba hérisse le très conservateur corps       diplomatique. Et agace son mari qui pourtant laisse faire. «Danielle       n’a jamais eu de mandat d’Etat, elle agissait pour son compte»,       confie à Libération Roland Dumas, ancien ministre des Affaires       étrangères de François Mitterrand. En week-end avec les Bush seniors dans       leur maison du Maine, le Président français prend un malin plaisir à       raconter la rencontre de Danielle avec Fidel Castro: «Vous avez parlé       à ce marxiste léniniste, ce dictateur!», s’offusque leur hôte       américain.
 Elle qui répétait avoir «le cœur plus à gauche       que François», se plie aux contraintes protocolaires mais sans jamais       oublier ses intérêts : «Je tenais mon rôle de représentation quand       c’était nécessaire, et j’essayais d’utiliser au mieux les contacts établis       [.] pour défendre mes causes», a-t-elle expliqué un jour à       l’Express. On la voit poser dans des robes de grands couturiers. Une       façon, aussi, de tenir son rang de «première épouse» face à la seconde       restée dans l’ombre.
       
  
Le fils du colonel         Kadhafi détaille un contrat d’armement entre Paris et Tripoli
  Une semaine après la libération des         infirmières et du médecin bulgares retenus en Libye depuis 1999, l’un         des acteurs-clefs de ce dénouement, le fils du numéro un libyen, Saïf         Al-Islam Kadhafi, évoque, dans un entretien au Monde, certains         dessous de cette affaire.  
 
Ces éléments       recouvrent deux aspects que les officiels français et européens ont       préféré passer sous silence dans leurs descriptions publiques des       tractations avec Tripoli : d’une part, les détails d’un accord prévoyant       d’importantes fournitures d’armements par la France à la Libye ; d’autre       part, le rôle joué, dans la résolution du cas des infirmières, par une       décision de justice au Royaume-Uni concernant le sort d’un ancien agent       libyen emprisonné depuis 2001 à Glasgow, en Ecosse, pour sa responsabilité       dans l’attentat de Lockerbie en 1988 (270 morts).
 
 
Ce Libyen,       Abdel Basset Ali Al-Megrahi, a été autorisé par une commission judiciaire       écossaise, le 28 juin, à faire appel, pour la deuxième fois, de sa       condamnation à la prison à vie. La décision a pesé pour beaucoup dans       l’issue du drame des infirmières. Elle est intervenue moins d’un mois       après une visite à Tripoli de Tony Blair, qui effectuait là l’un de ses       derniers voyages à l’étranger avant de quitter le 10-Downing Street.
Le fils du       colonel Kadhafi affirme qu’il a bon espoir qu’Ali Al-Megrahi sera renvoyé       prochainement en Libye. “Nous allons bientôt avoir un accord       d’extradition avec le Royaume-Uni”, dit-il “Nos gens,       ajoute-t-il, en parlant d’officiels libyens, étaient à Londres il y a       un mois environ”, pour en discuter.
“Oui”,       répond-il lorsqu’on l’interroge sur les rapports existant entre l’affaire       Al-Megrahi et celle des infirmières, “nous avons établi un lien. Nous       avons aussi accepté que le dossier soit traité au niveau bilatéral, entre       la Libye et le Royaume-Uni, alors qu’on demandait auparavant que cela       fasse partie des discussions au niveau européen”.
Quant aux       accords d’armement et de défense qui ont fait l’objet de discussions entre       Paris et Tripoli, il semble y accorder un intérêt beaucoup plus vif qu’à       la question de la fourniture par la France d’une centrale nucléaire à la       Libye. Pareille centrale “n’est pas essentielle pour la Libye”,       glisse Saïf Al-Islam Kadhafi d’un air détaché. “Nous avons des       hydrocarbures… La décision de se doter d’une centrale nucléaire nous       permettrait d’exporter de l’électricité… vers l’Italie notamment”       ajoute-t-il, sans s’attarder sur les possibilités de déssalinisation d’eau       de mer, pourtant beaucoup évoquées à Paris.
Le cœur du       sujet, entre Paris et Tripoli, est donc l’affaire militaire. En quoi       consiste-t-elle? “D’abord, l’accord recouvre des exercices militaires       conjoints, bien sûr. Puis, nous allons acheter à la France des missiles       antichar Milan, à hauteur de 100 millions d’euros je pense. Ensuite, il y       a un projet de manufacture d’armes, pour l’entretien et la production       d’équipements militaires. Vous savez que c’est le premier accord de       fournitures d’armes par un pays occidental à la Libye ?”, se       réjouit-il.
En 2004,       l’embargo européen sur les ventes d’armements à la Libye a été levé, après       les règlements intervenus avec Tripoli à propos des dédommagements des       victimes des attentats de Lockerbie et de l’avion d’UTA (1989, 170 morts).       La Libye avait aussi renoncé à son programme d’armes de destruction       massive, à la suite de longues tractations avec Londres et Washington.       “Malheureusement, depuis 2004, un embargo non dit persistait contre mon       pays”, commente Saïf Al-Islam. “Les Allemands, surtout, étaient       réticents pour des ventes d’armes. Mais avec les Français, nous avons été       en négociations depuis longtemps. Nous avons demandé à Sarkozy d’accélérer       les choses. Maintenant que le cas des infirmières est réglé, c’est une       occasion en or qui survient.” Il ajoute avec une visible satisfaction       : “des représentants de Thalès et de Sagem sont en Libye en ce moment       même”. Le fils du colonel Kadhafi indique que son père devrait se       rendre en France pour signer les contrats en question. Il précise en outre       que des garanties de défense ont été évoquées, selon lesquelles la France       se porterait au secours de la Libye au cas où sa sécurité nationale serait       menacée. Les Libyens en ont en tout cas demandé autant. “Mais je ne       sais pas si cet article a été maintenu dans le document” par les       négociateurs, dit-il encore.
Le fils du       “Guide” s’exprime ainsi, en ce mardi 31 juillet, assis dans un hôtel de       luxe de Nice, entouré d’une escouade de gardes du corps et de conseillers       en relations publiques. Agé de trente-cinq ans, crâne rasé et sourire       charmeur, il est vêtu d’une veste noire sur un pantalon blanc étincelant,       assortis de tennis tout aussi blanches. L’entretien, en anglais, s’est       déroulé à sa demande, car il souhaite “clarifier quelques points”.       Au titre de dirigeant de la Fondation Kadhafi qui a négocié les       dédommagements aux familles d’enfants libyens malades du sida, Saïf       Al-Islam veut en effet déclarer formellement qu’“aucun argent libyen”       n’a été versé à ces familles.
D’où       viennent donc les plus de 400 millions de dollars? “Ce que je peux       dire, c’est que les Français ont arrangé le coup. Les Français ont trouvé       l’argent pour les familles. Mais je ne sais pas où ils l’ont trouvé”.       Par le Qatar? “Nous n’avons pas posé de questions. Nous ne voulons pas       embarrasser nos amis.” Pour Saïf Al-Islam, qui dit avec une grande       tranquillité qu’il n’a pas cru en la culpabilité des infirmières bulgares       (“elles ont malheureusement servi de boucs émissaires”), et que par       ailleurs les récits de tortures qu’elles ont subies en prison sont       “exagérés, de la fiction, à 100%”, la Libye a obtenu dans cette       affaire “un bon deal”. “C’était une histoire compliquée. Une       grande pagaille. Avec beaucoup de joueurs. Il a fallu satisfaire tous les       joueurs.” 
 Natalie Nougayrède
 Architecte et diplomate  
 
 
25 juin 1972 :       naissance à Tripoli de Saïf Al-Islam Kadhafi, fils aîné de la deuxième       épouse du dirigeant libyen.
1995 : diplôme       d’architecte à Tripoli.
1997 : création de la       Fondation Kadhafi, une association caritative qui mène une véritable       diplomatie parallèle.
2000 : diplôme de       l’International Business School de Vienne. Il se lie d’amitié avec le       leader populiste Jörg Haider.
Août 2000 : la Fondation       négocie la libération des six otages occidentaux retenus par le groupe       Abou Sayyaf aux Philippines. La Libye verse une rançon de 25 millions de       dollars.        Août 2003 :       accord d’indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie (1988),       négocié par la Fondation Kadhafi tout comme celui de janvier 2004 avec les       victimes du DC-10 d’UTA (1989). Attentats commandités par la Libye.