4 août 2007

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TUNISNEWS
8 ème année, N° 2629 du 04.08.2007

 archives : www.tunisnews.net


C.R.L.D.HTunisie.:La situation tragique du prisonnier politique M. Abdellatif BOUHJILA C.R.L.D.H. Tunisie:Harcèlement judiciaire à l’encontre du défenseur tunisien des Droits Humains M. Omar MESTIRI Le Temps: Salah Ben Youssef membre du gouvernement Chenik Réalités: Les derniers jours de la Monarchie Réalités: Les confidences de Hassine Bey, héritier présomptif, à Roger Casemajor à la veille de l’indépendance Réalités: Le 17 juin 1956, Hassine Bey modère ses propos, la Tunisie devient indépendante Libération:  Danielle Mitterrand, l’engagée indépendante Le Monde: Le fils du colonel Kadhafi détaille un contrat d’armement entre Paris et Tripoli Le Monde: Analyse – Vers une sortie de crise en Turquie Le Monde: L’expulsion des juifs d’Espagne au nom de la pureté du sang


 

C.R.L.D.H. Tunisie Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie Membre du Réseau Euro méditerranéen des Droits de l’Homme 21ter rue Voltaire – FR-75011 PARIS  – Tel/Fax : 00.33. (0)1.43.72.97.34 contact@crldht.org / www.crldht.org

La situation tragique du prisonnier politique M. Abdellatif BOUHJILA

 
M. Abdellatif BOUHJILA, 33 ans, est de nouveau victime de décision arbitraire de privation de visites familiales depuis le 26 juin 2007 de la part de l’administration pénitentiaire de la prison civile de Mornag. Il est par conséquent sans nourriture ni bons d’achat depuis plus de cinq semaines.   Incarcéré depuis le 11 septembre 1998, M. BOUHJILA purge une peine de privation de liberté de 11 ans, dans l’affaire dite des « agonisants » – opposants islamistes appartenant au groupe dit Al Ansar- à la suite d’un procès entaché d’irrégularité.  Il faut rappeler que  ce prisonnier politique qui s’est toujours battu pour sa dignité et ses droits  a totalisé depuis son incarcération il y’a près de neuf ans,  plus de mille deux cent jours de grève de la faim pour exiger l’amélioration de ses conditions d’incarcération et les soins médicaux nécessaires à son état qui souffre d’une insuffisance rénale, cardiaque et ashmatique. D’après ses parents, Mme Wassila et M. Abdelmajid BOUHJILA qui vivent dans l’inquiétude permanente, leur fils est apparu lors de la dernière visite effectuée le 19/06/2007, dans un état d’épuisement extrême. Maintenu par deux prisonniers, il se tient à peine debout et s’exprime avec beaucoup de difficulté ! Abdellatif a prévenu son père qu’il n’est plus capable de marcher et que l’administration refuse de lui accorder une chaise roulante ou une canne pour ses déplacements…Ses parents, non plus ne peuvent lui fournir ce dont il a besoin. Depuis, le père se rend tous les mardis pour la visite hebdomadaire, sans résultat. Il a tenté de trouver une explication auprès de l’administration pénitentiaire, également en vain. Elle lui a rétorqué que  le prisonnier ne pouvait marcher ! Le CRLDHT qui a déjà alerté l’opinion publique sur ce cas précis s’élève contre cette politique de mort lente exercée à l’encontre de ce prisonnier politique et  affirme sa solidarité agissante avec la victime et sa famille. Il  rappelle aux autorités tunisiennes leurs engagements en matière de protection des prisonniers et les tient par conséquent  pour responsables de la vie et de l’intégrité physique de M. Abdellatif BOUHJILA. Exige le devoir d’informer la famille sur le sort de son fils et de mettre fin à cette politique de punition collective.  Le CRLDHT  Le : 02/08/2007

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Harcèlement judiciaire à l’encontre du défenseur tunisien des Droits Humains M. Omar MESTIRI

 
M. Omar MESTIRI, directeur de la rédaction du journal en ligne Kalima, est convoqué aujourd’hui le 2 août 2007 devant le tribunal correctionnel de première instance de Tunis pour répondre d’une plainte pour diffamation déposée par M. Mohamed Baccar, un avocat proche du pouvoir tunisien. Cette plainte pour diffamation survient à la suite d’un article publié le 5 septembre 2006 par Kalima dans lequel était évoquée la réhabilitation de Mohamed Baccar, avocat radié du barreau en 2003 pour avoir été condamné à plusieurs reprises pour faux et escroquerie. M. MESTIRI  a été convoqué par le substitut du procureur de la République le 29 mars 2007, et interrogé sur la source qui lui a permis de prendre connaissance de cette réhabilitation. La véracité des faits prétendument diffamatoires, n’a pas, par contre, été mise en cause.  Rappelons que ce journal est interdit depuis la Tunisie, ce qui n’a pas empêché ses journalistes et militants tunisiens pour la liberté de la presse de faire l’objet de poursuites judiciaires et de tentatives d’intimidation. Le 28 février 2004, la cour d’appel de Tunis avait confirmé la condamnation en première instance de la journaliste Mme Néziha Réjiba, à huit mois de prison avec sursis et à une amende de 1 200 dinars tunisiens, pour infraction à la législation du change et du code de la douane. C’est la plume courageuse et dérangeante de Om Zied qui est visée, c’est la raison pour laquelle ses avocats ont refusé d’assister à ce procès et de participer à cette mascarade judiciaire.   Le 8 juin dernier, la police politique tunisienne a envahi  les bureaux  du journal Kalima  et du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), saccagé son matériel informatique et détruit d’importants documents et archives. Celle-ci a envahi quelques jours avant tout l’immeuble et encerclé le local en question 24 h sur 24, interdisant  aux journalistes permanents l’accès à leur bureau. Cette situation a duré pendant près de six  semaines pendant lesquelles les journalistes ne peuvent mettre les pieds dans l’immeuble ni fréquenter les cafés avoisinants, sous peine d’être humiliés en pleine rue.    Le CRLDHT considère que cette affaire s’insère dans une politique générale  de criminalisation de la pensée et de l’information et se demande quant à cette prétendue diffamation si le journal Kalima est totalement bloqué en Tunisie et que par conséquent, il ne peut y avoir de diffusion !  Il s’élève avec fermeté contre cette politique de persécution des journalistes libres et indépendants, victimes tous les jours de violences de tout genre et poursuivis dans leurs moindres déplacements.  Exprime son soutien inconditionnel à M. Omar MESTIRI ainsi qu’au journal Kalima  face à cette nouvelle épreuve et appelle à l’arrêt immédiat de ce procès, maintenu malgré la fermeture estivale des tribunaux. Il rappelle par ailleurs que selon Reporters sans frontières le régime tunisien est considéré comme l’un des 34 prédateurs de la liberté de la presse dans le monde et que sa politique envers la circulation de l’information sur Internet est l’une de plus liberticides de la planète. Il exige enfin le droit du peuple tunisien et de son élite de savoir le bien fondé de  la réhabilitation d’un avocat jugé par le Conseil de l’ordre d’imposture et d’escroquerie.   Le CRLDHT  Le : 02/08/2007


 

Mémoire collective: Août 1950

Salah Ben Youssef membre du gouvernement Chenik

Leader politique et figure de proue du mouvement national, Salah Ben Youssef a joué un rôle important dans la lutte pour l’indépendance.

 Secrétaire Général du Néo-Destour, il mena sa tâche avec le courage et la détermination d’un militant qui avait le nationalisme dans le sang, et qui n’avait d’autre intérêt que celui du pays. Il était dénommé, le grand combattant, à côté du leader Bourguiba, alors directeur du même parti, dénommé le combattant suprême. Il sut mener à bien sa tâche de militant au sein du parti et suppléer  Bourguiba, alors exilé en 1948.

En août 1950, un gouvernement du Bey, réunissant certains militants et membres du Néo-Destour, fut formé, en vue de mener des négociations avec la France, par le biais de son Résident général, pour introduire certaines réformes, tendant à faire recouvrir peu à peu à la Tunisie sa souveraineté.

M’hamed Chénik, un militant confirmé, qui fut déjà Premier ministre sous Moncef Bey, choisi par Lamine Bey pour diriger ce nouveau gouvernement, déclara dans le discours d’investiture : « Le gouvernement que j’ai l’honneur de présenter à votre altesse est un ministère de négociation ayant essentiellement pour tâche, en même temps qu’il assurera l’administration, de conduire le pays vers une autonomie de plus en plus large, répondant aux aspirations unanimes de la Nation tunisienne vers la restauration de notre souveraineté dans la plénitude de ses droits et prérogatives. ».

Salah Ben Youssef eut le portefeuille de la justice, à côté d’autres militants, tels que Mahmoud Matri, désigné à l’Intérieur, ou Mohamed Badra à l’Agriculture.

Ces négociations devaient être menées avec le Résident Général, Périller, à l’époque, devant lequel Ben Youssef se montra intransigeant sur le principe d’une souveraineté totale et entière que devait recouvrir impérativement la Tunisie.

Le Rassemblement Français, une association coloniale, mena une campagne hostile contre le principe de cette négociation, qui, à leurs yeux n’avait pas sa raison d’être, essayant par tous les moyens de saboter le gouvernement Chenik.

Quant à Ben Youssef, il comprit à l’avance que ces négociations n’allaient pas aboutir, tant que le colonisateur continuait à diriger les rouages administratifs et politiques du pays, et avait la main mise sur tous les secteurs importants.

Quittant le gouvernement, il continua la lutte  se déplaçant à travers le monde pour faire écouter la cause tunisienne, que ce à l’ONU réunie à Paris, où il présenta une requête en ce sens en mars 1952, ou à travers certains pays ,  tels qu’Egypte, en rencontrant Nasser,  ou en Inde en rencontrant Nehru.

En 1955, c’est le début d’un différend entre lui et Bourguiba, qui finit par la discorde.

Celle-ci est autant désolante, qu’elle se termine par un  drame, celui de l’assassinat du leader Ben Youssef, en août 1961 à Frankfort, après qu’il s’était expatrié, en restant intraitable sur un problème stratégique, que Bourguiba ne voyait pas de la même façon. Il était pour la loi du tout ou rien, et considérait que l’autonomie interne était une demi-mesure, qui ne pouvait pas prospérer.

Quoi qu’il en soit, Salah Ben Youssef restera à jamais dans la mémoire collective parmi ceux qui se sont sacrifiés pour la libération du pays, car ils y avaient cru dur comme fer, et ce fut la raison pour laquelle ils avaient tenu bon jusqu’au dernier souffle

 (Source : « Le Temps » (Quotidien – Tunis), le 4 août 2007)


 

UN DOSSIER SPECIAL PUBLIE PAR «REALITES » INTITULE :

LES DERNIERS JOURS DE LA MONARCHIE

 
Les beys de Tunisie   A la veille du 25 juillet 1957, le glas de la fin sonnait, les jours de la Dynastie étaient comptés. Nous donnons à cette occasion un bref rappel historique de la liste des Beys husseinites qui ont gouverné la Tunisie (1705-1957). Au total 19 Beys se sont succédés sur le Trône (nous les citons pour mémoire): – Hussein Ben Ali, 1705-1740 ; – Ali Pacha, 1735-1756 ; – Mohammed Bey (dit Errachid) fils de Hussein : 1756-1759 ; – Ali Bey (fils de Hussein), 1759-1782 ; – Hammouda Pacha, 1759-1777 ; – Othman Bey, 1814-1814 ; – Mahmoud Bey, 1814-1824 ; – Hassine Bey, 1824-1835 ; – Mustapha Pacha Bey, 1835-1837 ; – Ahmed Pacha Bey, 1837-1855 ; – M’Hamed Pacha Bey 1855-1859 ; – Mohamed Sadok Pacha Bey, 1859-1882 ; – Ali Pacha Bey, 1882-1902 ; – Mohammed El Hadi Pacha Bey, 1902-1906 ; – Mohamed En-Naceur Pacha Bey, 1906-1922; – Mohammed El Habib Pacha Bey, 1922-1929 ; – Ahmed pacha Bey, 1929-1942 ; – Mohammed El Moncef Pacha Bey, 1942-1943 ; – Mohamed Lamine pacha Bey, 1943-1957. Chronologie d’une période charnière : 1956-1957 « Vers l’édification d’un Etat républicain »   -20 mars 1956, La Tunisie devient indépendante – 12 avril 1956, L’horaire de travail a changé en raison du Ramadhan, la séance unique est instaurée -11 avril 1956, Bourguiba, après consultation de ses équipiers, est nommé par décret beylical, Premier Ministre, Président du Conseil et cumule aussi les charges de la Défense Nationale et des Affaires Etrangères. – 15 avril 1956, H. Bourguiba annonce la formation du « Ministère Bourguiba ». – 26 avril 1956, Un décret charge le Ministère des Finances d’administrer le Domaine privé et le Domaine d’Etat affecté à la Couronne ainsi que la Liste Civile du Bey, jusque-là administrés par la Présidence du Conseil ; il est mis fin aux fonctions exercées par le fonctionnaire français qui était « l’Administrateur de la Liste Civile », – 3 mai 1956, Deux décrets rétablissent et organisent les Ministères des Affaires Etrangères et de la Défense Nationale, – 31 mai 1956, « Sont supprimés tous privilèges, exonérations ou immunités de quelque nature que ce soit » jusque là reconnus aux membres de la famille beylicale ». tout bien ayant le caractère de habous public est intégré dans le domaine d’Etat et pris en charge par le Service des Domaines. – 7 juin 1956, Sont fixées les conditions de fonctionnement de l’Assemblée Nationale Constituante. – 21 juin 1956, Le territoire du royaume est découpé en 14 « Régions » ayant à leur tête des gouverneurs assistés de « Secrétaires Généraux », chaque région coiffant plusieurs « délégations ». – 21 juin 1956, Décret réformant l’Ecole Tunisienne d’Administration, laquelle prend le nom d’Ecole nationale d’Administration. La nouvelle Ecole, à laquelle il ne sera accédé que par concours, est destinée à former les cadres supérieurs de l’Administration Tunisienne. – 14 juillet 1956, Les journaux tunisiens parlent de rupture de négociations avec la France. – 26 juillet 1956, On impose au Bey la Cérémonie du Sceau l’après-midi et non le matin. – 28 juillet 1956, Suppression du Diwan du Bey. – 17 août 1956, Deux bus incendiés par les fellaghas, l’anarchie règne. – 17 septembre 1956, Les journaux annoncent prochaine l’arrivée du Roi du Maroc s’associant avec Bourguiba pour faire les « bons offices » pour trouver un compromis au problème algérien – 22 octobre 1956, Alors que le Bey Lamine, Mohammed V attendaient les « cinq » algériens dont Ben Bella chef de file, l’avion est détourné et forcé d’attérir à Alger et les membres du FLN emprisonnés. – 19 novembre 1956, Bourguiba arrive à New York pour la session de l’ONU. – 15 juillet 1957, La Garde Beylicale est remplacée par l’armée tunisienne qui, en fait, tient le Bey prisonnier ainsi que son entourage, puisque personne ne peut plus entrer ou sortir librement. – 18 juillet 1957, Slaheddine Bey, fils cadet de Lamine Bey est arrêté et transféré à la prison civile pour « coup et blessures contre un inspecteur de police qui surveillait le Palais ». – 23 juillet 1957, Le Palais est encerclé et verrouillé, téléphone coupé. – 25 juillet 1957, Une délégation de l’Assemblée Constituante, composée de Djellouli Farès, Ali Belhouane et Driss Guiga est venue signifier à Lamine sa déposition. Le gouvernement Bourguiba Le Ministère Bourguiba investi le 15 avril 1956 était constitué ainsi : – Président du Conseil : Habib Bourguiba ; – Vice Président du Conseil : Bahi Ladgham ; – Ministre d’Etat : Mongi Slim ; – Affaire Etrangères (Ministre) : Habib Bourguiba ; – Défense Nationale : Habib Bourguiba ; – Intérieur : Taïeb Mehiri ; – Justice : Ahmed Mestiri ; – Finances : Hédi Nouira ; – Economie Nationale : Ferdjani Bel Hadj Ammar ; – Santé Publique : Dr Mahmoud Materi ; – Agriculture : Mustapha Filali ; – Travaux Publics : Azzedine Abassi ; – P.T.T. : Mahmoud Khiari ; – Education Nationale : Lamine Chabbi ; – Urbanisme et Habitat : André Barouch ; – Affaires Sociales : Mohammed Chakroun ; – Information (Secrétaire d’Etat) : Béchir ben Yahmed ; – Jeunesse et Sport : Azzouz Rebaï (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)  

Les derniers jours de la Monarchie

Par Fayçal Cherif
« Voilà le commencement de la fin », Talleyrand, 1812 Tout en s’affirmant comme le Combattant Suprême et le héros de la Nation, attributs puisés de son parcours historique, Bourguiba ne chercha jamais un heurt frontal avec la dynastie husseinite avant 1956. C’est en alliant à la fois diplomatie, mesure et retenue, qu’il chercha obstinément au bas fonds de sa pensée « l’occasion miracle » pour mettre fin à la Monarchie. Les rapports entre Bourguiba et les membres de la famille husseinite étaient sous-tendus de mauvaise foi réciproque, voire d’aversions parfois manifestes pendant la période du « Gouvernement de l’indépendance ». Il aura suffi à Bourguiba quinze mois pour balayer 252 ans de règne ! Cet exposé ne saurait combler et expliquer une période féconde en évènements, nous espérons que cette synthèse de l’histoire d’une époque chargée d’événements cruciaux de la Tunisie, suscitera débats et controverses. Le cheminement vers la déclaration de la République, ou la« création du vide » autour de la Dynastie husseinite Après la signature de l’indépendance interne et la formation des deux Gouvernements Ben Ammar, Lamine Bey refusait de sceller un décret portant la création de la Constituante : Al Majliss al Taassissi. « Pour vaincre ses réticences, Si Bahi Ladgham proposait de lui octroyer quelques titres pompeux comme le « Roi de la Tunisie ». je jugeai que c’était inutile. De son côté, Chedly Bey insistait pour soustraire à la compétence de l’Assemblée de multiples sujets touchant à la famille règnante, aux Habous, à la Grande Mosquée. Il voulait en faire un domaine réservé. C’était un véritable panier à crabes». (H. Bourguiba, Ma vie, mon œuvre, mon combat, p. 328.). Lamine Bey se résigna malgré tout et la Constituante devenait un fait accompli. Le 25 mars 1956, des élections au suffrage universel donnaient pour la nouvelle Assemblée Constituante, tous les sièges et 80% des suffrages au Front National (Néo-Destour et UGTT). La voie était désormais ouverte à la constitution d’un gouvernement néo-destourien libre de son action. Depuis sa désignation à la tête du premier Gouvernement indépendant de la Tunisie, investi le 15 avril 1956. Bourguiba s’est enfin vu apte à agir. Sans coup férir, et sans plus tarder, il se consacra à fragiliser le Bey et son entourage et à doter la Tunisie d’Institutions politiques et administratives complètement nouvelles calquées sur le modèle occidental. D’une façon méthodique, et dans un laps de temps très court, le Ministère Bourguiba entreprit une série de mesures qui, si elle s’avère au premier abord logique, n’a pas manqué au fonds de vider la Monarchie de ses assises aussi bien politiques que financières. A ce titre, et par un ordre chronologique ( à savoir étudié et méthodique ou non par Bourguiba) de nombreuses mesures venaient de doter le Ministère Bourguiba de nombreuses prérogatives, législatives bien entendu, qui devaient bouleverser la vie politique de la Tunisie et dépouiller la Monarchie de ses plus importants attributs. Plusieurs signes annonciateurs confirment ses intentions, depuis sa désignation comme chef du Gouvernement, de renforcer le pouvoir de son Gouvernement aux dépens de la Monarchie. L’attribution des ministères clés à ses plus proches collaborateurs, particulièrement Bahi Ladgham (bras droit de Bourguiba) et ses proches équipiers dans sa lutte anticoloniale ainsi que quelques membres de l’UGTT, furent des signes précurseurs de son intention de changements rapides. Les réformes politiques apportées étaient substantielles, ce qui lui permettait du coup de limiter le pouvoir de Lamine Bey envers qui il n’éprouvait aucun respect (voir ses discours), surtout depuis que Salah Ben Youssef était assidu à fréquenter la Cour et admis comme hôte privilégié (voir plus bas). Bourguiba s’est arrogé des pouvoirs qui font de son Ministère un Gouvernement de salut public doté de prérogatives législatives et surtout loin de rendre le Ministère responsable devant l’Assemblée encore moins devant le Bey. Lamine Bey est désormais relégué au rang de figurant signataire, son âge avancé et son état de santé ne lui procuraient aucune force pour manifester une quelconque opposition. La structure étant des plus totalitaires, le parti incarne l’Etat : l’Etat à la fois représente et crée la Nation. Un but urgent : dépouiller la Monarchie de ses assises La Haute Cour, ou l’Epée de Damoclès Le Ministère Bourguiba, dans le souci de se doter de l’arme la plus redoutable, à savoir légiférer, s’est octroyé un arsenal de lois et de décrets tendant somme toute à renverser sine die la vie politique tunisienne. L’une des plus importantes décisions fut sans doute l’institution le 19 avril 1956 de la Haute Cour ainsi qu’un bouleversement radical de toute l’activité du Ministère de la Justice dirigé par Ahmed Mestiri. Le jeune Gouvernement tendait obstinément à s’emparer des compétences qui lui échappaient encore. Parmi les mesures prises par décret, l’institution de la Haute Cour suscitée, et puis il a été procédé à un important mouvement de personnel des juridictions religieuses et l’éviction des Commissaires français. Il est à noter que la Haute Cour est une juridiction d’exception dont la création a été envisagée après que les chefs du Néo-Destour eurent constaté l’inefficacité de la Cour Criminelle spéciale qui ne comportait que des magistrats professionnels. La formation de la Haute Cour ne comprend ni magistrat (à l’exception du Président), ni membre de professions para-judiciaires, elle constitue sans doute un instrument commode pour réprimer les activités politiques subversives des adversaires du Gouvernement. La durée de vie prévue pour la Haute Cour était de six mois (en théorie). Sa compétence s’étendait à toutes les atteintes à la sûreté intérieure de l’Etat, à toutes les infractions ayant un « caractère politique » et, d’une manière générale à « tous les actes portant atteinte aux intérêts supérieurs de la Nation ». Le caractère répressif de la Cour laisse ses prérogatives illimitées. Les phrases élastiques « atteinte aux intérêts supérieurs de la Nation », laissent au législateur d’interpréter à loisir et souvent sous un angle purement politique (allié/ennemi) les actes et les agissements des personnes quelles qu’elles soient. La dérive totalitariste est des plus manifeste, la Monarchie tunisienne et les opposants de Bourguiba sont juridiquement muselés et isolés : on ne pouvait mieux se servir du pouvoir. Annihiler les ressources financières de la Monarchie Sur le volet financier, le 26 avril 1956, un décret charge le Ministre des Finances d’administrer le Domaine Privé et le Domaine d’Etat affecté à la Couronne ainsi que la Liste Civile de S.A. le Bey ( budget annuel alloué aux dépenses de tous les membres de la famille beylicale), jusque-là administrés par la Présidence du Conseil ; il est mis fin aux fonctions exercées par le fonctionnaire français qui était « l’Administrateur de la Liste Civile ». On peut remarquer l’empressement de Bourguiba d’arrêter ce qu’il appelle « une hémorragie financière », et lui soustraire toute compétence en la matière. La conséquence directe de cette mesure ramena la Liste Civile de 1 milliard environ à 181 millions 500.000 francs ; soit le 4/5 du budget amputé (« Le Petit Matin » 23 juin 1956). Le 31 mai 1956, par décret, « Tous privilèges, exonérations ou immunités de quelque nature que ce soit jusque-là reconnus aux membres de la Famille Beylicale sont supprimés. Le même jour l’Etat prend en charge les dépenses à caractère religieux et social que la Jamia des habous servait. Créée en 1874, la Jamia est un établissement public doté de l’autonomie financière, avait pour but, sous la direction exclusive de Tunisiens Musulmans, d’administrer les habous publics. Elle est désormais mise en liquidation. En l’occurrence, la création de nouveaux habous publics est interdite. Tout bien ayant le caractère de habous public est intégré dans le domaine de l’Etat et pris en charge par le Service des Domaines. Le budget de la Jamia des Habous était toujours en déficit, et sa gestion très souvent critiquée sévèrement. Le même jour, les détails des modalités d’administration du domaine Privé et de la Liste Civile de S.A le Bey, ainsi que du Domaine privé de l’Etat affecté à la Couronne furent promulgués et détaillés. Le territoire tunisien passe désormais sous contrôle du Gouvernement et non du Bey Le 21 juin 1956, Le territoire du Royaume est découpé en quatorze « Régions » ayant à leur tête des « Gouverneurs » assistés de « Secrétaires généraux », chaque région coiffant plusieurs « délégations ». C’est sans doute la réforme la plus profonde et la plus spectaculaire. Lamine Bey a tenté de tergiverser, entrevoyant les conséquences néfastes d’une telle réforme, mais il ne put en fin de compte oser s’y opposer. Par ce nouveau découpage, les 37 circonscriptions caïdales ont été regroupées et remplacées par quatorze Gouvernorats ayant pour siège Tunis, Bizerte, Gabès, Sfax, Sousse, Kairouan, Béja, Souk-el-Arba, Sbeïtla, Tozeur, Médenine, Gafsa, le Kef et Nabeul. Driss Guiga, alors chef du service de l’Administration Régionale au Ministère de l’Intérieur, a exécuté ce programme de réorganisation administrative avec dévouement et fermeté. Suite à cette réforme de structure, le Ministère de l’Intérieur a réalisé un renouvellement quasi-total de l’ancien corps caïdal dont 105 agents sur un effectif de 170 ont été soit révoqués, soit suspendus, soit admis à la retraite ou mis en position de disponibilité. Ils ont été remplacés pour les « Oualis », par des personnalités connues pour leur attachement à la politique de Bourguiba. Ces Gouverneurs (« Oualis ») sont en majorité sans grande expérience du service public, mais le Gouvernement paraît avoir recherché, plus qu’une technicité et une connaissance approfondie des méthodes administratives, l’assurance de pouvoir disposer de véritables commissaires politiques, communiquant aux échelons les plus bas l’impulsion de l’autorité Centrale. Cet « assainissement » avait pour but aussi de purger l’Administration Centrale tunisienne des familles de la haute bourgeoisie. A la tête de l’administration municipale, le 5 juillet 1956, et par voie d’arrêté, des présidents de communes, désignés parmi les membres du corps des Gouverneurs, Secrétaires Généraux des Gouverneurs et délégués, autres que le Gouverneur qui a la tutelle des communes. Le but est atteint : les nouveaux Gouverneurs, tous dignitaires importants du Néo-Destour, qui n’ont ni à conquérir la faveur du prince ni à donner des gages de leur patriotisme, agissent généralement avec une liberté que leur confèrent leurs titres et obéissent aux directives du Parti. L’emprise du Gouvernement s’est donc élargie, elle touche désormais toutes les franges de la population d’amont en aval et vice versa. La Monarchie dépouillée de son pouvoir exécutif et représentatif Le 3 mai 1956, Bourguiba dota la Tunisie d’un Ministère de la Défense Nationale, dont il prit la tête, et désigna M. Abdelhamid Chelbi, à l’origine inspecteur de l’Enseignement primaire, comme Secrétaire Général. Son cabinet était restreint car ne disposant à cette date que de deux officiers venant de l’armée française. Mais déjà, et dès le mois d’avril, en voyant les tergiversations du Bey concernant la dépendance des Oudjaks qui demeuraient jusque là sous tutelle française, Bourguiba ordonna la formation de la Garde Nationale, totalement distincte de l’Armée Nationale (Garde mobile). Son organisation et son emploi demeurent pour le reste flous. Son commandement est à Tunis et elle dispose d’unités mobiles, elle est dirigée par Mahjoub (Ben Ali) Djemili ancien chef fellaghas. A ses débuts, la Garde nationale comprend une compagnie de 300 hommes, elle est à la fois une pépinière et constitue aussi une réserve de choc. Le second élément de la Garde Nationale est constitué par des postes fixes dans les anciennes casernes de la Gendarmerie française. Les spahis de l’Oudjak et les supplétifs que les Gouverneurs et leurs délégués ont conservé à leur disposition sont, en cas de besoin, utilisés en liaison avec les Gardes, et continuent par ailleurs à être employés par ces autorités locales à diverses tâches administratives : convocations et enquêtes. L’effectif total de la Garde Nationale peut être estimé à 2.000 hommes environ (juin 1956). Le chef de la Garde Nationale est le commandant Mohamed Tijani El Ketari. Ingénieur géomètre de formation, il a suivi une formation militaire en Syrie après des études à Paris tout en étant affilié aux « Scouts Musulmans ». Il est l’homme de confiance du Ministre de l’Intérieur Mehiri. A ses débuts, la Garde Nationale, dans des régions éloignées, semblait faire justice elle-même pour des délits mineurs. Elle se substituait ainsi au rôle que jouaient jadis le caïd, le khalifa et le cheikh. Bourguiba monopolisa les ministères clés, dont la plus importante sans doute : les Affaires étrangères. Voulant préparer le terrain à une reconnaissance internationale, il s’est attelé à multiplier les démarches afin de faire valoir la représentation diplomatique tunisienne à l’étranger, étant bien entendu lui-même ministre des Affaires étrangères. Par ce biais, ce sera bel et bien le Gouvernement Bourguiba qui fait office du représentant de la Tunisie, les missions diplomatiques, les conventions et les pourparlers seront désormais engagés avec Bourguiba et non avec le Bey. L’emblème du Royaume change, la Monarchie agonise lentement Le 21 juin 1956, Lamine Bey scelle un décret, sur proposition du Président du Conseil et le Chef du Gouvernement (Habib Bourguiba) portant sur la création de nouvelles armoiries du Royaume. Description des armoiries du Royaume : Ecu cantonné en pointe A dextre d’un lion passant de sabre tourné à dextre armé d’un glaive d’argent sur fond de guetter A senestre d’une balance de sable sur land d’or en chef d’une galère punique anglant sur flots et fond d’acier Sommé du croissant étoilé de Tunisie Posé en chef sur trophée de deux lances et bannières entrecroisées Supporté en cointe par une couronne murale mi partie de gerbes d’épis à dextre et de rameaux d’oliviers à senestre Cravaté de la plaque du mérite National Bien plus qu’un simple symbole, c’est désormais une nouvelle image que s’offre la Tunisie. Le drapeau et les armoiries constituent les symboles forts d’un Etat souverain. Bourguiba s’est abstenu tout de même à toucher au drapeau, pourtant c’est un empreint aux Ottomans ! L’emblème beylical est désormais relégué au rang des oubliettes ; le Bey signa le décret, ne pouvant s’opposer à la marche vers l’effacement progressif, lent, mais certain des signes forts de la Monarchie. Toute la démarche du Gouvernement Bourguiba était de mener des changements radicaux dans la structure des trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire afin de culminer vers la création d’un Etat de fait. Les bas-fonds de la pensée de Bourguiba à l’égard de la Monarchie Bourguiba s’est appliqué avec son Gouvernement à dépouiller la Monarchie de son pouvoir politique et de ses assises financières, voire de son emblème pluriséculaire, qui s’inscrit dans un cheminement vers la fondation des institutions viables de la future république. Toutefois, Bourguiba était poussé aussi par une envie personnelle de se « venger » de la Monarchie ; sa littérature, discours et déclarations, pléthoriques à cet égard, en apportent d’éloquents témoignages. Le récit qui va suivre est celui de Bourguiba lui-même ; à prendre avec toutes les précautions de l’usage, il est sans doute révélateur de son état d’esprit qui l’a toujours animé à l’égard de la Monarchie: «Une fois, la veille du 27 Ramadhan, selon la tradition, je l’accompagnai (Lamine Bey) à la Mosquée Ez-Zitouna. Il s’appuyait sur une canne en ivoire finement ouvragée. A la fin de la cérémonie, le cortège prit le chemin du retour vers le Palais Beylical de Carthage. Arrivé à destination, nous franchîmes les deux premières portes. Au moment où il allait passer la troisième, le Bey me tendit sa canne, comme si je devais l’en débarrasser. – Qu’est-ce à dire ? m’écriai-je. – C’est un cadeau que vous offre Son Altesse, s’empressa de répondre son fils M’hamed qui ne manquait ni de finesse ni d’intelligence. – Cela changeait tout et j’acceptai le présent. Je n’arrive d’ailleurs plus à remettre la main dessus. » Une autre fois, sa femme, la Beya, sollicita une faveur : – Je ne vous ai jamais rien demandé, me dit-elle. Je serais heureuse si vous acceptiez de nommer un tel en remplacement de Mattei. Ce dernier était directeur de la Liste Civile. – Je n’aime pas les interventions de l’espèce, l’interrompis-je. Je consulterai le Ministre des Finances sur le choix d’un candidat convenable…. Un autre jour, je pénétrai dans la grande salle du Palais. La femme du Bey était assise. Je m’arrêtai à mi-chemin et dis : – Il importe que l’on vienne ici même accueillir et saluer le Chef du Gouvernement quand il fait son entrée au palais. Elle accourut et se confondit en excuses, invoquant son ignorance des usages. – N’oubliez pas, lui recommandai-je, que je ne suis ni un Mustapha Kâak, ni un Slaheddine Baccouche ni aucun membre de votre entourage » (H. Bourguiba, Ma vie, mes idées, mon combat, Tunis, Imp. Officielle, 1977, pp. 302-303). Pourquoi tant de haine à l’égard des Husseinites ? Les raisons personnelles Si Bourguiba avait longtemps occulté ses sentiments personnels à l’égard de la Monarchie pour des convenances politiques et protocolaires, le contexte historique de l’époque l’incitait à ne pas donner cours à des actes impulsifs ; la prudence et les calculs étaient de mise. Il faut dire que sans pouvoir politique réel, ni légitimité nationale et internationale, il ne pouvait prétendre à un changement de structure dans le sommet de la hiérarchie politique d’un pays fraîchement indépendant. Aussi, et en dépit de son apparent respect des institutions, Habib Bourguiba s’est laissé emporter dans ses discours et réflexions sur les raisons de sa haine à l’égard de la Monarchie husseinite. Nous citons ici ses propres paroles dans un discours public : «Pour vous montrer (s’adressant au public) la mentalité déplorable de ces familles d’esclaves affranchis, ces mameluks, je vous raconterai l’anecdote significative suivante : A la mort de l’ancien Bey, on vit arriver au Palais de la République une quantité de mets succulents et de plats finement cuisinés. C’était le tribut symbolique par lequel la famille Slim, à l’invitation de Lella Habiba, mère douairière voulait marquer son allégeance au Bey déchu. Le chauffeur de la voiture à qui on avait confié le soin de transporter les victuailles chez « Sidna » le maître, s’était trompé d’adresse. Les plats ont bien été consommés au Palais de la République. Mais, ni moi-même ni Mongi Slim n’avons commenté l’événement et chacun garda le silence à ce sujet. » (H. Bourguiba, Ma vie, mon œuvre, mon combat…op.cit, p. 336) Ces propos outrageux, prononcés dans une audience publique (étudiants de l’Institut de Presse et de Sciences de l’Information) ne sont tout de même pas dignes d’un chef d’Etat, mais cela démontre d’autre part la haine viscérale et profonde qu’éprouvait Bourguiba à l’égard de la Monarchie. Or, « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas », Bourguiba l’a bien franchi, la retenue était tout de même de mise, car on n’abat pas un homme déjà mort. L’exagération de Bourguiba est voulue, le dédain et le mépris pour la Monarchie sont profonds. Car il est de tradition que la famille du défunt s’abstient de cuisiner pendant quelques jours, jusqu’au jour du Fark et c’est aux voisins et aux proches de la préparer et d’en faire une offrande. Mongi Slim comme Habib Thameur (décédé en 1949), étaient apparentés et proches de la famille beylicale. D’ailleurs Mongi Slim était lié d’amitié avec M’Hammed Bey second fils de Lamine Bey, cela pouvait expliquer aussi le geste de Slim. Il est tout de même significatif de voir comment Bourguiba a transformé un geste apparemment de compassion et de solidarité en argument politique ! Les raisons objectives : abus de pouvoir de la Monarchie, et complicité avec Salah ben Youssef ; deux griefs impardonnables selon Bourguiba Bourguiba, en reprenant à son compte l’histoire de la Tunisie avant l’occupation française, dressait un tableau sombre sur les supplices subis par les Tunisiens de tous rangs par les Beys « tortionnaires ». De Ben Ghdaham, en passant par Zarrouk, il évoquait les pratiques de la Monarchie qui recourait à l’assassinat, l’empoisonnement, l’humiliation publique comme étant une « tradition » ancestrale bien ancrée dans le visage politique de la Régence. C’était pour Bourguiba un argument politique de taille que de s’ériger en justicier du peuple. A maintes reprises dans ses discours Bourguiba revient sur les périodes sombres de la Monarchie, le but était de dédaigner et mépriser cette période « obscure » de l’histoire. D’ailleurs, Bourguiba ne fait presque jamais usage de vocable : sidi, sidna, Son Altesse, c’est toujours le bey (b miniscule), le détail est de taille : aucune considération de respect même dans un usage banal. Par ailleurs, Bourguiba ne pardonna jamais à Lamine Bey, et bien plus à son fils aîné Chedly Bey, d’avoir admis Ben Youssef à la Cour et de lui avoir offert des services. Or, entre Ben Youssef et Chedly Bey il y avait bien un enjeu de taille : Chedly Bey, fils aîné de Lamine Bey, est né le 12 décembre 1910. Il est atteint d’une légère claudication. Il joua un rôle politique de premier chef auprès de son père. N’ayant pas d’enfant, il fit adopter son neveu Saïd, fils d’Ahmed Bey son frère. La rumeur populaire faisait circuler la nouvelle que Chedly avait amassé en un laps de temps court une fortune considérable dont la grande partie a été placée à l’étranger. Il s’est surtout fait remarquer pour les facilités d’accès au Palais qu’il donna à Salah ben Youssef, devenu ennemi juré de Bourguiba. Chedly Bey, en s’associant à Ben Youssef, tenta une manœuvre : succéder directement à son père Lamine en écartant Hassine Bey, Bey du Camp. Salah ben Youssef pour sa part, ne pardonna jamais à Hassine Bey, alors conseiller de son frère Moncef bey, son opposition à la formation d’un gouvernement tunisien au mois d’avril 1943. Et comme Bourguiba était bien parti pour établir un nouvel Etat, une alliance avec l’ennemi de Bourguiba et de Hassine, pouvait, le cas échéant susciter un renversement de situation au profit de la Monarchie alors que l’entreprise réformatrice de Bourguiba ne cessait de prendre de l’ampleur de jour en jour. En voici la conclusion de Roger Casemajor sur cette situation confuse : « Dans le conflit actuel qui oppose les deux leaders (Bourguiba-Ben Youssef), le Bey tout en feignant d’appuyer la politique du Gouvernement actuel, redoute pour sa souveraineté les décisions de la future Assemblée Constituante. La consultation populaire l’effraie en ce qu’elle risque d’amener sur les bancs du Parlement tunisien, ce que Lamine Bey appelle des « voyous » alors qu’il aurait espéré pouvoir désigner lui-même, les représentants d’une deuxième Chambre où siègeraient des notables. C’est pourquoi, à la différence du Sultan du Maroc, le Bey de Tunis se garde bien d’intervenir dans le conflit Bourguiba-Ben Youssef , caressant l’espoir qu’un événement préparé ou inattendu vienne sauver in extremis un trône qu’il lui faudra beaucoup de chance pour conserver jusqu’à sa mort, et qu’il sera peut-être, à la cadence de l’évolution actuelle, le dernier des Husseinites à l’avoir occupé » (Sa prophétie ne s’est pas démentie). Bourguiba était bien conscient de l’enjeu, il accéléra le rythme de la « création du vide » avant de faire barrage à ces agissements de coulisses. Comment Bourguiba a donné le coup de grâce à la Monarchie tunisienne ? Le récit de Bourguiba : « Le Haut Commissaire de France, M. Seydoux, fit part à M. Levy-Despas, propriétaire des magasins Monoprix, de son désir de me rencontrer. Il entendait beaucoup parler de moi et voulait me connaître. Je donnai mon accord et notre rencontre eut lieu à Sidi Bou Saïd, dans la villa de notre hôte. Aussitôt que nous fûmes présentés, je lui déclarai : – Je vous avoue que je n’étais pas d’accord pour votre nomination. M. Masmoudi m’a dit toutes les difficultés et tous les obstacles que vous avez dressés face aux négociateurs tunisiens. Mais puisque vous êtes là, nous allons voir de quoi vous êtes capable. – Je suis rentré de France, aujourd’hui même, répondit-il. Le Bey, comme lors de mon départ, n’a pas manqué de m’exprimer fermement son opposition au transfert des cavaliers de l’Oujak au Gouvernement tunisien. Il a encore tenu à me spécifier que, s’il était d’accord pour l’application de toutes les clauses du Protocole, il refusait fermement, par contre, tout autre concession non prévue par l’accord. J’ai cru devoir souligner, pour ma part, que les troupes transférées au gouvernement étaient tunisiennes et non françaises. Je restai sidéré. Ainsi donc, au moment où nous nous efforcions de constituer l’embryon d’une armée aussi importante que possible, le Bey ne trouvait rien de mieux que de vouer nos efforts à l’échec. Après le déjeuner, nous nous quittâmes. C’était un dimanche. Je voulais sonder Ben Ammar qui, Premier Ministre, assiste de droit aux audiences accordées par le Bey au représentant de la France. Je le prévins téléphoniquement de ma visite et me rendis auprès de lui. Il m’accueillit avec empressement. -Avez-vous rencontré le Haut-Commissaire de France aujourd’hui ? Lui demandai-je. – Effectivement. Tout va d’ailleurs pour le mieux, répondit-il. – Il n’y a rien d’important à signaler ? – Rien du tout. Sur cette réponse, je le quittai et téléphonai à Chedly Bey pour lui dire que je tenais à le rencontrer, le lendemain, à 9h00 pour une affaire importante. J’insistai également pour que son frère, M’hamed, se joignit à nous. Nous nous rencontrâmes, le lendemain à l’heure prévue ; je leur demandai s’ils étaient au courant des entretiens qui s’étaient déroulés la veille entre le Bey, le premier Ministre et le haut-Commisssaire. Sur leur réponse négative, je les mis au courant de ce qui s’était passé. Puis je m’élevai avec rigueur contre l’attitude du Bey qui n’hésitait pas à poignarder son gouvernement dans le dos… Quoi qu’il en soit, dis-je alors, cette affaire est très grave. Si le peuple venait de l’apprendre, votre trône éclaterait immédiatement en morceaux. Je poussai mon avantage et demandai à Mongi Slim qui détenait le portefeuille de l’Intérieur de sonder le terrain et de soumettre le fameux décret au sceau du Bey (La Constituante). Celui-ci s’exécuta immédiatement.(H. Bourguiba, Ma vie… op. cit, pp328-330). Bourguiba avoue que « La France savait qu’il était le véritable meneur de jeu et que le rôle des ministres tunisiens n’était que celui de simples figurants. La Monarchie, et à plus forte raison, avait aussi la même pensée : Pouvait-elle s’opposer à Bourguiba ? D’après ce récit, on comprend bien pourquoi Lamine Bey n’opposa pas une grande résistance face à Bourguiba. En fait, le processus de l’érection de la République a bien commencé dès le 20 mars 1956. Les séries de mesures prises et les réformes apportées procédaient à l’établissement progressive des institutions de la République sans la nommer ; sa déclaration le 25 juillet 1957 en était l’aboutissement de tout un travail en profondeur entamé dès le 20 mars 1956. Signes du temps ; les derniers jours de la fin d’une époque Avant même la déclaration de la République, et quelques jours avant le 25 juillet 1957, les derniers signes dynastiques furent définitivement enlevés avec douceur que procurait une brise d’été d’un certain mois de juillet 1957. Marcel Niedergang, envoyé spécial de France Soir décrit l’événement par téléphone à son journal : Sous le titre : “Le Bey de Tunis a passé son dimanche en pleurs entouré de ses quatre fils, (NDLR : Il s’agit de trois) la garde beylicale a été retirée du palais”. Tunis le 22 juillet 1957 (par téléphone) « Dans la cour couverte du palais de Carthage, près de Tunis, sous le balcon de bois aux losanges bleutés, les gardes du Bey à l’uniforme garance, ne sont plus là. Et sur la route qui monte vers Saïda, deux gendarmes seulement font les cent pas avec nonchalance. Toutes les fenêtres sont closes. Une porte est entrebâillée. On dirait un décor installé pour une pièce qui n’a pas encore commencé. Samedi après-midi, Lamine Bey a encore fait sa promenade quotidienne dans l’orangeraie près de Soukra. Mais l’incarcération de Slaheddine, son fils cadet, accusé d’avoir voulu écraser un policier avec sa voiture a soudainement jeté la consternation dans la famille beylicale. Et hier, le Bey, chef d’Etat virtuellement déchu, a passé la journée, entouré de ses quatre fils, en larmes. Pour les Tunisiens qui suivent par ailleurs l’évolution de la situation avec beaucoup d’indifférence, il ne fait pas de doute que l’affaire sera rondement menée et l’éditorial publié ce matin par l’hebdomadaire « L’Action », organe des intellectuels du Néo-Destour,et écrit par un familier du Président Bourguiba (Clin d’œil à Béchir Ben Yahmed) ’ est naturellement venu renforcer cette impression. Dans quelques jours écrit « L’Action », la Tunisie ne sera plus une monarchie. La dynastie, d’origine turque, règne sur la Tunisie depuis deux siècles et demi. Elle a eu le temps de s’étioler, et c’est un arbre mort que le peuple tunisien et ses dirigeants vont déraciner. « La décision que va proclamer l’Assemblée Constituante, cette semaine est certes le couronnement de l’action du Néo-Destour et de son président. Mais elle va surtout vers l’avenir que nous voulons regarder. Certes, depuis l’indépendance le Bey a cessé de compter et de coûter. Il n’empêche plus rien, mais sa présence sur un trône branlant, donnait au régime, à l’organisation de l’Etat tout au moins un caractère provisoire, précaire et équivoque. Avec le départ de Lamine, dernier bey, la confusion sera levée. Un nouveau gouvernement plus homogène, et peut-être plus technique, puisque avec le président Bourguiba, l’expérience l’a prouvé, il n’est pas laissé aux ministres de pouvoirs politiques, devra être constitué… ». La fin de la Monarchie après 252 ans de règne En 1955, la dynastie husseinite fêta 250 ans de règne. Hassine Ben Ali, à l’origine de la fondation de la Dynastie, ne pensait guère au moment de son investiture pour défendre la Tunisie des Deys d’Alger à pérenniser son règne à travers sa progéniture. C’est à la fois un long règne, parfois fécond où des Beys à l’exemple de Hassine, Hammouda, Ali Bey, Moncef et bien d’autres se sont illustrés par des œuvres remarquables et une volonté affermie d’innovation et de progrès. Alors que d’autres Beys n’étaient que l’ombre d’eux-mêmes, coulaient une vie douce, assouvissaient le plaisir de la majesté du luxe et ne se préoccupaient guère des intérêts du pays et de leurs sujets. NB : Une grande partie des informations est puisée des archives françaises (Ambassade de France en Tunisie 1254-1280) A-N. (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)


Les confidences de Hassine Bey, héritier présomptif, à Roger Casemajor à la veille de l’indépendance

 
Hassine Bey est le frère de Moncef Bey, dans l’ordre de succession dans la Dynastie husseinite, il est héritier présomptif, il devait succéder à Lamine Bey en cas de décès. Hassine Bey, connu pour son aversion aux autorités coloniales, fut même soupçonné de collaboration et d’être le bras droit de son frère Moncef. Il était aussi le conseiller de son frère Moncef Bey. Roger Seydoux (alors Haut représentant de France en Tunisie au titre de Commissaire), délégua à Roger Casemajor de remettre à l’héritier présomptif la Légion d’Honneur. Par ce geste, il fallait pour l’Autorité du Protectorat « ménager l’avenir » car l’indépendance est proche, Lamine âgé et malade ; il fallait donc préparer la succession en montrant la générosité de la France à l’égard de la Monarchie. L’octroi de la Légion d’honneur à Hassine Bey relève plus d’un simple protocole qui se pratiquait systématiquement, plus que d’une réelle conviction de l’importance de la personne et des services rendus. Pour rappel, Roger Casemajor avait mené l’enquête en l’été 1943 afin de s’enquérir sur la prétendue collaboration de Bourguiba avec les forces de l’Axe. Il était alors Directeur général de la Sécurité de Tunisie. Il a par ailleurs rédigé un ouvrage dont la diffusion est restreinte : 200 exemplaires destinés aux hautes autorités françaises s’intitulant : “L’action nationaliste en Tunisie du Pacte Fondamental à la mort de Moncef Bey : 1957-1948”. Généralement, son ouvrage fait référence. Sa synthèse, malgré quelques lacunes, allie à la fois la connaissance sécuritaire et le talent d’historien. L’auteur dresse en annexe une liste biographique exhaustive des principales personnalités tunisiennes puisée des bulletins de renseignements recueillis par les forces de sécurité. Son témoignage est à prendre avec certaines précautions en raison de la rédaction de cette note de mémoire et non à chaud. Les omissions et les exagérations du « discours rapporté » sont à cet égard courantes mais minimes car pour un Directeur de la Sécurité il devait rapporter le plus fidèlement les propos du Monarque à sa hiérarchie (Roger Seydoux) : une certaine prudence s’impose tout de même. Ce document est daté du 8 février 1956. (Il s’agit ici d’une transcription littérale, sans commentaire ni ajouts). Roger Casemajor rapporte : Document « Je me suis rendu à Sidi Bousaïd, pour remettre à Sidi Hassine, son diplôme de la Légion d’Honneur. J’ai saisi cette occasion pour recueillir l’opinion du Prince héritier, sur plusieurs points. Voici, le plus fidèlement reproduit, le résultat de cet entretien : -Au sujet de Sidi Lamine : Le Bey actuel a oublié le temps où son frère Moncef Bey le considérait comme son égal en le faisant assister à sa droite, à toutes les sorties officielles, aux cérémonies du Sceau et jusqu’aux cérémonies dans les mosquées. Tour à tour, les moncéfistes se sont ralliés à Lamine Bey ; pour ma part, j’ai tenu bon pendant 13 ans, malgré les sollicitations les plus diverses. J’ai consenti à le rencontrer le jour de mon investiture et à oublier le passé, mais je n’ai pas été payé de retour. J’aurais pensé que Sidi Lamine écouterait mes conseils au sujet de l’attitude des princes et aussi des problèmes politiques de l’heure qui risquent d’avoir de graves répercussions sur l’avenir de la Dynastie. Le Bey a cru « m’acheter » en m’offrant une « Cadillac » mais j’ai compris qu’il ne tiendrait pas compte de mes avis. Aussi, me suis-je retiré dans ma tour d’ivoire où je me contente d’observer l’attitude des gens et le déroulement des événements. Il y a deux mois environ, j’ai suggéré à Lamine Bey de moraliser le comportement des princes. Effectivement, ces derniers ont été convoqués au Palais et le Bey m’a chargé de leur adresser la parole pour les mettre en garde contre les conséquences de leur vie de débauche. J’ai appris depuis que Sidi Lamine n’avait pris aucune sanction contre les brebis galeuses (…). J’en arrive à croire que le Bey n’est pas mécontent de cette situation, cherchant par là même à faire ressortir que seuls ses enfants ont une conduite irréprochable. Il s’agit là d’une manœuvre politique pour l’avenir, le trône étant convoité par Chedly Bey et celui-ci se posant en modèle, pour accéder au pouvoir. Mais le Bey se trompe lourdement, l’opinion du Destour étant arrêtée au sujet de la famille beylicale. Bourguiba ne m’a pas caché que l’attitude politique de la Cour risque de l’entraîner à sa perte. La collusion flagrante avec Salah ben Youssef, ses visites quotidiennes au Palais, les assurances qu’il a reçues du bey lui-même, les intrigues de Chedly Bey et du Docteur Ben Salem, ont sérieusement indisposé Bourguiba qui saura, le moment venu, agir en conséquence. – Au sujet de Bourguiba Celui-ci est venu me voir avant son départ pour Paris. Il m’a fait part de ses intentions. Je lui ai parlé le langage de la raison et de la sagesse. Il ne s’agit pas, en raison de l’existence du youssefisme et de la situation en Algérie et au Maroc, de se lancer à corps perdu dans des revendications plus ou moins fondées. Bourguiba être sensible, obéit trop facilement à ses impulsions et c’est en outre, un mégalomane. La Tunisie est un pays pauvre, en toutes choses. Elle manque de ressources naturelles, de cadres, de techniciens. Les capitaux ne peuvent lui venir que de la France. L’indépendance est un luxe que l’on peut s’offrir que lorsqu’il n’y a –et ce n’est pas le cas- ni misère ni chômage. S’offrir une armée et une diplomatie qui grèveront encore davantage un budget en déficit, alors qu’on n’apportera aucun soulagement aux gens qui souffrent est un jeu dangereux pour l’avenir. Le peuple tunisien n’a aucun esprit critique, il risque de dépasser ceux qui l’auront grisé. Le Bey lui-même a une grande responsabilité dans cette affaire. Il scelle tous les décrets qu’on lui présente sans se préoccuper de ce qui en résultera pour sa souveraineté. Et pourtant, il devrait être le seul interlocuteur valable aux yeux de la France, au lieu de se laisser arracher petit à petit son autorité et celle de la Dynastie. – Au sujet de Salah Ben Youssef Une première erreur a été commise en ne l’associant pas aux négociations. Il aurait été ainsi forcé de prendre ses responsabilités et en prenant place dans le ministère il n’aurait plus songé à se jeter dans l’opposition. Enfin, il ne fallait pas laisser aller jusqu’au bout et là encore, le Palais porte une grande partie de responsabilité. Salah ben Youssef me considère comme son ennemi n° 1 car, en 1943, je lui ai refusé catégoriquement de constituer un gouvernement destourien. Aussi, a-t-il pris sa revanche en se lançant dans les bras de Chedly Bey dont il conserve les bonnes grâces, par des promesses fallacieuses au sujet d’une modification de la loi successorale. Sidi Hassine a terminé l’entretien par des considérations qui lui sont chères, sur la vanité des choses de ce monde, tout homme qui se respecte devant faire preuve de sagesse, craindre Dieu et faire le plus possible de bien autour de lui, au lieu de négliger toutes les vertus pour mieux satisfaire ses appétits matérialistes (nouvelle allusion je pense, à la famille régnante). Le Prince héritier m’a chargé de remercier vivement Monsieur Seydoux, pour ses marques d’attention et de transmettre au haut Commissaire, l’expression de sa haute considération./. (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)


Le 17 juin 1956, Hassine Bey modère ses propos, la Tunisie devient indépendante.

 
 Nous publions un deuxième entretien de Hassine Bey avec l’un des correspondants de « L’Action », organe officiel du Néo-Destour paru le 18 juin 1956. On peut très clairement remarquer la modération dans les propos de l’héritier présomptif alors que le Gouvernement Bourguiba commençait à changer radicalement le visage politique et administratif de la Tunisie. Il est vrai que Hassine Bey croyait inéluctable la fin de la Monarchie ; c’est en étant à la fois raisonnable (ménager l’avenir) et désarmé qu’il prononce des commentaires vagues dépourvues de manifestations politiques hostiles à l’égard de quiconque. En voici l’entretien intégral, il serait bon de le comparer avec celui de Casemajor, prononcé 4 mois plutôt (CF plus haut) : Document « L’Action » du 18 juin 1956 Un de nos correspondants nous fait parvenir l’interview suivante de M. Hassine Bey, héritier présomptif du Trône. Le hasard d’une flânerie m’a conduit chez un vieil ami, condisciple de Sadiki, le prince héritier Hassine Bey. Malgré la soixantaine passée, il est toujours svelte, souriant, courtois avec un regard tonique, une intelligence fine, et, chose nouvelle un penchant marqué pour la piété et l’isolement. A bâtons rompus, nous avons évoqué le passé. Passé parfois agréable, très souvent douloureux. Nous avons parlé aussi bien du présent que de l’avenir. – Que pensez-vous de l’abrogation du Traité du bardo lui dis-je ? Ne ressuscitons pas les morts, ce traité est bel et bien mort le 14 mai 1943 et c’est la France elle-même qui lui a tordu le cou. Paix à ses cendres. – Et l’émancipation des Princes et l’abrogation des privilèges ? – L’émancipation des Princes et l’abrogation des privilèges sont la logique même. En monarchie constitutionnelle l’égalité de tous devant la loi est une obligation pour une nation qui se respecte. Grâce à Bourguiba, nous revenons sagement aux prescriptions de l’Islam dont le principe fondamental est l’égalité. L’oisiveté imposée aux princes de la famille husseinite par leur état d’interdits, m’a toujours préoccupé et j’ai souvent suggéré de leur donner une occupation. Un lot de terre et une avance de fonds le tout remboursable par annuités est la solution indiquée pour les mettre à l’abri de l’oisiveté, mauvaise conseillère, les faire participer au travail de reconstruction que le pays entreprend et leur apprendre à vivre du produit de leur travail ce qui est plus honorable que ces dotations qui avilissent l’homme et alourdissent avec l’énorme Liste Civile le budget tunisien. – Et l’action du Destour ? L’action du Destour est une œuvre gigantesque et admirable. Bourguiba pour lequel j’ai beaucoup d’admiration et d’amitié a comme il l’a dit lui-même, donné au Tunisien la conscience de la médiocrité de son état et la fierté de s’en libérer. C’est l’homme qui a enlevé à la Tunisie, et à quel prix, ses entraves et l’a faite entrer dans le concert des Nations libres. Il faut le reconnaître et lui rendre hommage. Il a exaucé le vœu des Tunisiens et de mes chers disparus. Les jeunes qui l’entourent, et qui, à son exemple étonnent le monde, par leur foi et leur courage, leur dynamisme et leur rigide honnêteté, ont droit aussi à notre admiration. – Et nos jeunes qu’en pensez-vous ? Notre jeunesse estudiantine doit être l’une de nos préoccupations majeures, car elle est tout l’avenir de ce pays. Les étudiants tunisiens à l’étranger méritent la plus grande sollicitude et je suis heureux de constater parmi eux, vivant de leur vie et partageant leurs joies et leurs peines, trois jeunes princes inscrits à la Faculté de Droit et à l’Ecole des Sciences Politiques de Paris. Il faut déblayer le terrain et nettoyer la maison. – A propos de nettoyage, dis-je, le Gouvernement serait décidé à faire la lumière sur l’origine de certaines fortunes de fonctionnaires, trop rapidement édifiées Une telle mesure me dit-il est pleinement justifiée et on ne peut que féliciter le gouvernement. J’ai souvent entendu parler avec colère et amertume de ces fortunes édifiées sur le dos du peuple. Cette mesure de salubrité publique que nous devons tous applaudir et nous y soumettre, doit pour être équitable toucher tous ceux dont la fortune ne paraît pas licite. Et sur ces graves paroles qu’a pris fin notre conversation. (Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire – Tunis), N° 1126-1127 du 26 juillet 2007)


 

Danielle Mitterrand, l’engagée indépendante

 
Etre la première dame de France de gauche et l’épouse officielle d’un François Mitterrand, par ailleurs chef d’une seconde famille officieuse : un vrai challenge que Danielle Mitterrand, ancienne résistante et authentique militante socialiste, choisit de relever en annexant une aile de l’Elysée pour sa fondation France Libertés.
En 1981, la gauche veut changer la vie. La voilà en pasionaria humanitaire dont l’engagement pour les réfugiés kurdes, les libertés en Tunisie ou l’aide à Cuba hérisse le très conservateur corps diplomatique. Et agace son mari qui pourtant laisse faire. «Danielle n’a jamais eu de mandat d’Etat, elle agissait pour son compte», confie à Libération Roland Dumas, ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand. En week-end avec les Bush seniors dans leur maison du Maine, le Président français prend un malin plaisir à raconter la rencontre de Danielle avec Fidel Castro: «Vous avez parlé à ce marxiste léniniste, ce dictateur!», s’offusque leur hôte américain.
Elle qui répétait avoir «le cœur plus à gauche que François», se plie aux contraintes protocolaires mais sans jamais oublier ses intérêts : «Je tenais mon rôle de représentation quand c’était nécessaire, et j’essayais d’utiliser au mieux les contacts établis [.] pour défendre mes causes», a-t-elle expliqué un jour à l’Express. On la voit poser dans des robes de grands couturiers. Une façon, aussi, de tenir son rang de «première épouse» face à la seconde restée dans l’ombre.
(Source : « Libération » (Quotidien – France), le 4 août 2007) http://www.liberation.fr/actualite/politiques/270642.FR.php


 

Le fils du colonel Kadhafi détaille un contrat d’armement entre Paris et Tripoli

 Une semaine après la libération des infirmières et du médecin bulgares retenus en Libye depuis 1999, l’un des acteurs-clefs de ce dénouement, le fils du numéro un libyen, Saïf Al-Islam Kadhafi, évoque, dans un entretien au Monde, certains dessous de cette affaire.

 

Ces éléments recouvrent deux aspects que les officiels français et européens ont préféré passer sous silence dans leurs descriptions publiques des tractations avec Tripoli : d’une part, les détails d’un accord prévoyant d’importantes fournitures d’armements par la France à la Libye ; d’autre part, le rôle joué, dans la résolution du cas des infirmières, par une décision de justice au Royaume-Uni concernant le sort d’un ancien agent libyen emprisonné depuis 2001 à Glasgow, en Ecosse, pour sa responsabilité dans l’attentat de Lockerbie en 1988 (270 morts).

 

 

Ce Libyen, Abdel Basset Ali Al-Megrahi, a été autorisé par une commission judiciaire écossaise, le 28 juin, à faire appel, pour la deuxième fois, de sa condamnation à la prison à vie. La décision a pesé pour beaucoup dans l’issue du drame des infirmières. Elle est intervenue moins d’un mois après une visite à Tripoli de Tony Blair, qui effectuait là l’un de ses derniers voyages à l’étranger avant de quitter le 10-Downing Street.

Le fils du colonel Kadhafi affirme qu’il a bon espoir qu’Ali Al-Megrahi sera renvoyé prochainement en Libye. « Nous allons bientôt avoir un accord d’extradition avec le Royaume-Uni », dit-il « Nos gens, ajoute-t-il, en parlant d’officiels libyens, étaient à Londres il y a un mois environ », pour en discuter.

« Oui », répond-il lorsqu’on l’interroge sur les rapports existant entre l’affaire Al-Megrahi et celle des infirmières, « nous avons établi un lien. Nous avons aussi accepté que le dossier soit traité au niveau bilatéral, entre la Libye et le Royaume-Uni, alors qu’on demandait auparavant que cela fasse partie des discussions au niveau européen ».

Quant aux accords d’armement et de défense qui ont fait l’objet de discussions entre Paris et Tripoli, il semble y accorder un intérêt beaucoup plus vif qu’à la question de la fourniture par la France d’une centrale nucléaire à la Libye. Pareille centrale « n’est pas essentielle pour la Libye », glisse Saïf Al-Islam Kadhafi d’un air détaché. « Nous avons des hydrocarbures… La décision de se doter d’une centrale nucléaire nous permettrait d’exporter de l’électricité… vers l’Italie notamment » ajoute-t-il, sans s’attarder sur les possibilités de déssalinisation d’eau de mer, pourtant beaucoup évoquées à Paris.

Le cœur du sujet, entre Paris et Tripoli, est donc l’affaire militaire. En quoi consiste-t-elle? « D’abord, l’accord recouvre des exercices militaires conjoints, bien sûr. Puis, nous allons acheter à la France des missiles antichar Milan, à hauteur de 100 millions d’euros je pense. Ensuite, il y a un projet de manufacture d’armes, pour l’entretien et la production d’équipements militaires. Vous savez que c’est le premier accord de fournitures d’armes par un pays occidental à la Libye ? », se réjouit-il.

En 2004, l’embargo européen sur les ventes d’armements à la Libye a été levé, après les règlements intervenus avec Tripoli à propos des dédommagements des victimes des attentats de Lockerbie et de l’avion d’UTA (1989, 170 morts). La Libye avait aussi renoncé à son programme d’armes de destruction massive, à la suite de longues tractations avec Londres et Washington. « Malheureusement, depuis 2004, un embargo non dit persistait contre mon pays », commente Saïf Al-Islam. « Les Allemands, surtout, étaient réticents pour des ventes d’armes. Mais avec les Français, nous avons été en négociations depuis longtemps. Nous avons demandé à Sarkozy d’accélérer les choses. Maintenant que le cas des infirmières est réglé, c’est une occasion en or qui survient. » Il ajoute avec une visible satisfaction : « des représentants de Thalès et de Sagem sont en Libye en ce moment même ». Le fils du colonel Kadhafi indique que son père devrait se rendre en France pour signer les contrats en question. Il précise en outre que des garanties de défense ont été évoquées, selon lesquelles la France se porterait au secours de la Libye au cas où sa sécurité nationale serait menacée. Les Libyens en ont en tout cas demandé autant. « Mais je ne sais pas si cet article a été maintenu dans le document » par les négociateurs, dit-il encore.

Le fils du « Guide » s’exprime ainsi, en ce mardi 31 juillet, assis dans un hôtel de luxe de Nice, entouré d’une escouade de gardes du corps et de conseillers en relations publiques. Agé de trente-cinq ans, crâne rasé et sourire charmeur, il est vêtu d’une veste noire sur un pantalon blanc étincelant, assortis de tennis tout aussi blanches. L’entretien, en anglais, s’est déroulé à sa demande, car il souhaite « clarifier quelques points ». Au titre de dirigeant de la Fondation Kadhafi qui a négocié les dédommagements aux familles d’enfants libyens malades du sida, Saïf Al-Islam veut en effet déclarer formellement qu’« aucun argent libyen » n’a été versé à ces familles.

D’où viennent donc les plus de 400 millions de dollars? « Ce que je peux dire, c’est que les Français ont arrangé le coup. Les Français ont trouvé l’argent pour les familles. Mais je ne sais pas où ils l’ont trouvé ». Par le Qatar? « Nous n’avons pas posé de questions. Nous ne voulons pas embarrasser nos amis. » Pour Saïf Al-Islam, qui dit avec une grande tranquillité qu’il n’a pas cru en la culpabilité des infirmières bulgares (« elles ont malheureusement servi de boucs émissaires »), et que par ailleurs les récits de tortures qu’elles ont subies en prison sont « exagérés, de la fiction, à 100% », la Libye a obtenu dans cette affaire « un bon deal ». « C’était une histoire compliquée. Une grande pagaille. Avec beaucoup de joueurs. Il a fallu satisfaire tous les joueurs. »

Natalie Nougayrède
Architecte et diplomate  

25 juin 1972 : naissance à Tripoli de Saïf Al-Islam Kadhafi, fils aîné de la deuxième épouse du dirigeant libyen.

1995 : diplôme d’architecte à Tripoli.

1997 : création de la Fondation Kadhafi, une association caritative qui mène une véritable diplomatie parallèle.

2000 : diplôme de l’International Business School de Vienne. Il se lie d’amitié avec le leader populiste Jörg Haider.

Août 2000 : la Fondation négocie la libération des six otages occidentaux retenus par le groupe Abou Sayyaf aux Philippines. La Libye verse une rançon de 25 millions de dollars. Août 2003 : accord d’indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie (1988), négocié par la Fondation Kadhafi tout comme celui de janvier 2004 avec les victimes du DC-10 d’UTA (1989). Attentats commandités par la Libye.

(Source : « Le Monde » (Quotidien – France) , le 5 août 2007)


Analyse

Vers une sortie de crise en Turquie

 
par Sophie Shihab
La Turquie semble en passe de réussir ce que les législatives anticipées du 22 juillet étaient censées apporter : une sortie démocratique de la crise politique qui avait éclaté en avril au moment de l’élection avortée, par le Parlement, d’un nouveau président de la République. Car après le triomphe du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, les généraux, qui avaient bloqué l’élection du candidat de ce parti « ex-islamiste », semblent n’avoir plus d’autre choix que de s’incliner – fût-ce provisoirement. L’optimisme sur une issue consensuelle de la question de la présidence a été à son comble lorsque le chef de l’AKP, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, a fait comprendre, avant le scrutin puis au soir même de sa victoire, qu’il était favorable à un « candidat de compromis » – c’est-à-dire qu’il renoncerait à présenter à nouveau son ministre des affaires étrangères Abdullah Gül, dont l’élection a été bloquée au printemps. Mais ce dernier a annoncé, trois jours après le scrutin, qu’il pourrait se représenter « pour répondre aux attentes du peuple ». Faisant, peut-être, contre mauvaise fortune bon coeur, M. Erdogan n’a pu qu’accepter le retour de celui qu’il appelle son « frère » : le slogan « Gül à la présidence » dominait tous les meetings de l’AKP. Le désir de laver l’humiliation infligée à ce candidat – au prétexte du foulard porté par son épouse, comme par presque tout l’électorat féminin de ce parti – aurait d’ailleurs transformé en triomphe le succès annoncé aux législatives. « Si l’armée s’opposait encore une fois à Gül, aux élections suivantes, l’AKP pourrait passer de 46 % à plus de 60 % des voix ! », relève l’analyste Rusen Sakir. L’élément nouveau a été l’appui promis par le chef du parti ultranationaliste MHP (14 % des voix) à l’élection d’un candidat AKP à la présidence. Sans nécessairement voter pour lui, les députés MHP assureront, a-t-il dit, le nouveau quorum nécessaire aux deux premiers tours de scrutin, pour permettre l’élection à la majorité simple, au troisième, du candidat soutenu par l’AKP. Certes, M. Gül n’a pas encore officiellement annoncé sa candidature, des tractations sont en cours, et le moment de vérité pourrait ne pas intervenir avant septembre. Mais l’étonnant est que – torpeur estivale mise à part – cette issue soit envisagée avec calme par ceux-là mêmes qui, avant le scrutin, criaient au danger de voir l’AKP accéder à la présidence, l’ultime levier de pouvoir encore aux mains des « laïques ». Un éditorial du journaliste bien introduit Mehmet Ali Birand a ainsi été interprété, dans les milieux AKP, comme une version officieuse de la nouvelle position des généraux. « Tout comme nous, écrit-il, les militaires seront gênés par une première dame portant le foulard, surtout en termes d’image à l’étranger. Mais notre armée n’est pas comme celles d’Amérique latine. Elle restera vigilante sur ce qui peut menacer la laïcité, mais elle n’ira pas contre la volonté nationale. » Une « volonté nationale » que même dans le camp kémaliste, déstabilisé par son faible score de 20 %, certaines voix appellent à respecter, au nom de la démocratie. Cela montre à quel point les rapports de force ont bougé en Turquie, au détriment, bien sûr, des généraux, dont aucun des procédés utilisés durant la crise ne semble recyclable. Le mémorandum menaçant publié par l’armée sur son site Internet avait certes impressionné la Cour constitutionnelle, mais celle-ci a montré, depuis, qu’elle devrait résister à toute nouvelle instrumentalisation. Les meetings de masse pro-laïcité, et surtout ceux « contre la terreur » auxquels l’état-major a ensuite appelé, au risque d’enflammer l’antagonisme turco-kurde, ont été un échec patent. Surtout, l’armée turque, qui entend tirer sa légitimité de son prestige – constamment scruté par les sondages qu’elle commandite -, ne peut pas bloquer un candidat quasi plébiscité. C’était acceptable, à la rigueur, quand l’AKP s’appuyait, après le scrutin législatif de 2002, sur un tiers des voix seulement pour occuper presque deux tiers des sièges. Cet argument ne tient plus maintenant qu’il aura moins de députés, mais avec près de la moitié des suffrages. D’autant que les raisons de cette popularité croissante de l’AKP – cas de figure unique en Turquie, depuis un demi-siècle, pour un parti au pouvoir – vont bien au-delà du désir de « venger Gül ». Elles tiennent à l’attention que ce parti a portée, contrairement à tous ses prédécesseurs, aux besoins des couches populaires, en termes de santé, éducation, habitat ou services de proximité, par le biais des municipalités, qu’il contrôle à 70 %. Cet électorat populaire, presque captif, est par ailleurs en forte croissance démographique. La hausse du niveau de vie, fruit de la croissance économique, et la vive soif de stabilité des Turcs ont aussi reporté sur ce parti, qui a modernisé le profil de ses candidats, beaucoup de voix du « centre ». L’explosion de la communication de masse et sa libéralisation lui ont aussi profité : la rhétorique plus ou moins nationaliste, belliqueuse et « antieuropéenne » de tous les partis d’opposition ne leur a finalement rien apporté, même si elle a permis le retour au Parlement du MHP, avec un score qui n’a rien de glorieux. Alors que l’AKP bénéficie désormais de la majorité du vote kurde et – paradoxalement pour ceux qui s’obstinent à qualifier ce parti d' »islamiste » – de celui des minorités non musulmanes. Selon l’institut de sondage Konda, le plus performant sur ce scrutin, le critère religieux aurait déterminé le choix de 10 % seulement de l’électorat. Même si la pertinence d’une telle question est discutable, elle permet de mesurer les limites d’une lecture des complexités turques en termes de conflit entre « islamistes » et « laïques ». Les généraux turcs ne peuvent pas ne pas en tirer les conséquences, quitte à chercher d’autres parades. Sophie Shihab (Source : « Le Monde » (Quotidien – France) , le 4 août 2007)

L’expulsion des juifs d’Espagne au nom de la pureté du sang  

Tous les exilés de Jérusalem en Espagne quittèrent cette contrée maudite le cinquième mois de l’année 5252, c’est-à-dire en 1492, et de là se dispersèrent aux quatre coins de la terre. » Qui mieux que Joseph Ha-Cohen, dans La Vallée des Pleurs (1560), a décrit la tragédie de l’expulsion des juifs d’Espagne ? « Les juifs s’en allèrent où le vent les poussa, en Afrique, en Asie, en Grèce et en Turquie. D’accablantes souffrances et des douleurs aiguës les assaillirent, les marins génois les maltraitèrent. Des créatures infortunées mouraient de désespoir pendant leur route : les musulmans en éventrèrent pour extraire de leurs entrailles l’or qu’elles avaient avalé pour le cacher. Il y en eut qui furent consumées par la peste et par la faim. D’autres furent débarquées nues par le capitaine du vaisseau dans des îles désertes. D’autres encore vendues comme esclaves dans le port de Gènes et les villes soumises à son obéissance. » 1492, année du malheur pour les juifs, mais pour l’Espagne des Rois catholiques celle du triomphe de la croix et d’une triple bénédiction : la chute de Grenade le 2 janvier, qui achève la Reconquista sur les Maures ; l’exil d’au moins 120 000 juifs après le décret du 31 mars ; la découverte de l’Amérique par Colomb. L’Espagne s’éblouit, l’Espagne s’enivre. Elle refait son unité et s’ampute de sa « gangrène » juive. Pour avoir purifié son sol, Dieu la récompense par l’or du Nouveau Monde. Le plan de Dieu et l’histoire des hommes coïncident et qu’importe si le prix des métaux précieux d’Amérique est le sang du paysan indien qu’on exploite dans les mines ! Et celui de la pureté de l’Espagne l’expulsion des juifs – avant celle des moriscos (musulmans convertis) à partir de 1609 -, qui, grâce à l’argent récolté par le rabbin Abraham Senior ou Isaac Abravanel, avaient pourtant fait beaucoup pour la Reconquista ! Les caisses royales y perdent, mais le sacrifice intellectuel aussi est considérable. Car s’il y a de pauvres juifs, beaucoup sont ingénieux, actifs, imaginatifs. « Ils sont médecins, courtiers, collecteurs d’impôts, commerçants, intendants de noblesse, joailliers, marchands de soieries », raconte Andres Bernaldez, le chroniqueur d’Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, les Rois catholiques. Si la perte est grande, l’Espagne y gagne au change divin. Elle est le nouveau peuple élu qui supplée le peuple juif à nouveau défaillant. En purifiant le royaume de cette engeance honnie, les Rois catholiques préparent le deuxième avènement du Christ annoncé dans l’Apocalypse. Francisco Enriquez écrira, en 1648, qu' »un royaume sans religion une et pure est une réunion de bandits et d’hommes iniques ». Tout avait commencé en 1391, un siècle avant le décret d’expulsion, par un bain de sang inondant la Castille, l’Aragon, la Catalogne, Majorque. Les quartiers réservés aux juifs – les aljamas – sont frappés par la contagion meurtrière. Comme si l’Espagne avait voulu signifier pour de bon à ses juifs, enracinés de longue date, que leur présence était devenue indésirable, qu’ils devaient expier pour les épidémies, les famines, les guerres qui ravagent alors l’Europe. Plus de 4 000 personnes périssent à Séville où sévit un moine fanatique, Martinez de Ecija. Prospère, la communauté de Barcelone est anéantie. Les assaillants « pillent, saccagent, massacrent à ravir. Chaque ville fut, ce jour-là, une nouvelle Troie », écrit un contemporain. Seuls ont la vie sauve les juifs qui implorent de recevoir le baptême et des mots nouveaux apparaissent : marrano, judeoconverso. Plus progresse la Reconquista sur les Maures, plus se déchaîne la haine contre les juifs. Plus la croix triomphe, plus sont écartés les ennemis de Dieu et de l’Espagne. Une ordonnance royale de 1412 contraint déjà les juifs, qui avaient toujours vécu au milieu du peuple castillan, à rester parqués dans des « ghettos » isolés. Elle leur interdit d’exercer toute charge publique, de vendre de la viande ou tout autre comestible, de se couper la barbe et les cheveux. En revanche, ils sont obligés de porter de longs manteaux noirs descendant jusqu’aux pieds. Ces dispositions iniques ne font qu’étendre le soupçon sur les convertis sincères et les baptisés « cryptojuifs » qui continuent de pratiquer clandestinement leurs rites. Dès le début de leur règne, en 1474, les Rois catholiques entendent extirper le mal. Les juifs de Castille sont confinés dans leurs ghettos, bannis des évêchés de Séville et de Cordoue, de ceux de Saragosse, d’Albarracin, de Teruel. Puis l’Inquisition entre en scène. Pour elle, les mesures de ségrégation et d’expulsion régionales sont sans effet. Elle propose donc aux souverains comme seule médecine le bannissement généralisé. Les juifs castillans tentent bien de retarder l’échéance, se disent prêts à payer le prix fort, mais Torquemada, l’inquisiteur général, brandit devant la Cour réunie, le 20 mars, un crucifix et rappelle la trahison de Judas. Le décret royal du 31 mars 1492 est donc signé : il donne trente jours à tous les juifs d’Espagne pour quitter la terre de leurs ancêtres. Trente jours pour tenter de vendre leurs biens, faire leurs adieux et vider les lieux. Que leur reproche-t-on ? Rien de moins que de contaminer la société espagnole. « Les juifs essaient de soustraire les fidèles chrétiens à notre sainte foi, de les en détourner, de les dévoyer, de les attirer à leurs croyances et opinions damnées, écrit le décret d’expulsion. Ils les instruisent des cérémonies et observances de leur loi, veillent à leur circoncision, eux et leurs fils, les informent des jeûnes à respecter, leur notifient l’arrivée des Pâques, leur donnent et apportent de chez eux le pain azyme et les viandes abattues rituellement, les avertissent des nourritures dont ils doivent s’abstenir et des autres interdictions et les persuadent autant qu’ils le peuvent d’observer et pratiquer la loi de Moïse, leur font comprendre qu’il n’y a d’autre loi ni d’autre vérité que celle-là. » C’est le catalogue des pratiques juives « avouées » sous la torture infligée par les tribunaux de l’Inquisition, qui exercent de manière souveraine en Espagne depuis une bulle du pape Sixte IV en 1478. Le dominicain Tomas de Torquemada a été nommé par le roi Ferdinand comme inquisiteur d’Aragon, de Valence, de Catalogne. Il lui faudra dix ans pour constituer une Inquisition d’Etat. Les accusés et condamnés se comptent par centaines, tous ou presque des judeo-conversos, nouveau masque de l’hérésie. L’obsession de la contamination anéantit par le feu, par l’exil, par la ruine, des familles entières parmi les mieux intégrées. L’argument inquisitorial est imparable : la présence de juifs sur le sol espagnol témoigne de la grandeur d’âme des souverains. Qu’ils profitent de ce privilège pour entamer l’intégrité de la société chrétienne est un crime d’ingratitude qui mérite les châtiments les plus sévères. Seule une opération chirurgicale, coupant tout lien entre les juifs et les « nouveaux chrétiens », convertis sincères, est capable d’enrayer la propagation d’une tumeur maligne, l’hérésie judaïsante. Au lieu d’extirper la tumeur, l’expulsion de 1492 et les « auto da fe » – ces cérémonies à grand spectacle destinées à exhiber les hérétiques, entendre leurs aveux et leurs condamnations – vont l’aggraver dans des proportions inimaginables. Après 1492, l’Espagne ne compte officiellement plus un seul juif. Parmi les condamnés à l’exil, seuls 80 000 n’ont pu partir en raison de la maladie, de l’impécuniosité ou par crainte d’un exode à hauts risques et ils se sont fait baptiser. Mais une vague d’antisémitisme sans juifs va gagner l’Espagne, incapable de chasser ses fantômes. Paradoxe inouï : plus l’Espagne parque, chasse, envoie au bûcher ses juifs, plus elle est rongée par l’obsession de savoir qui sont les vrais ou les faux juifs, les vrais ou les faux convertis. Derrière chaque visage, à l’église ou dans la rue, le doute s’insinue : celui-ci qui se dit chrétien l’est-il vraiment ? N’est-il pas un « cryptojuif » qui, en secret, fait shabbat le samedi, prépare sa cuisine selon les règles de la kashrout, célèbre les fêtes juives, procède à la toilette funéraire selon le rituel juif ? Un traumatisme naît qui va gangrener pendant trois siècles la société espagnole. Comment l’expliquer ? Partout en Europe, les juifs sont la lie de la société. Ils sont spoliés, marginalisés, expulsés. L’Espagne est même le dernier pays à avoir chassé ses juifs. La France l’avait fait dès 1306, l’Angleterre plus tôt encore. Mais l’Espagne se distingue par un antisémitisme racial, promis au plus bel avenir, en raison de la forte implantation de ses conversos, ces convertis de force bien avant ou après les massacres de 1391 et l’expulsion de 1492. Grâce au baptême, ces juifs convertis ont pu accéder aux emplois de Cour, aux postes honorifiques, aux charges ecclésiastiques qui leur étaient autrefois interdits. En entrant dans les universités et les ordres religieux où, comme juifs, ils n’avaient pas droit de cité, ils ont pénétré des couches entières de la société – médecine, armée, magistrature, clergé – et, à la faveur de beaux mariages, dans la noblesse d’Aragon et de Castille. L’Espagne catholique s’est longtemps flattée de ces conversions, avant de mesurer qu’elle avait ouvert la boîte de Pandore. On voulait les convertir, maintenant ils sont partout ! Et ils investissent, avec ingéniosité, les secteurs les plus dynamiques de la société. Alors, le venin du soupçon fait son oeuvre : ce sont de faux chrétiens, des chrétiens masqués. Ils menacent la foi catholique de l’Espagne, sa cohésion sociale et religieuse à peine restaurée. Chaque sujet du royaume étant officiellement catholique, comment va- t-on les distinguer ? On invente un critère imparable : celui du sang. Dès le début du XVe siècle, un collège de l’université de Salamanque avait introduit une règle interdisant à ceux qui ne viennent pas d’un sang pur (ex puro sanguine) d’entrer dans ses rangs. En 1440, à la suite d’émeutes anti-conversos, Tolède est la première ville à adopter le statut de limpieza de sangre – la pureté de sang – que les efforts inlassables de l’Inquisition et le futur cardinal Juan Marinez Siliceo, le plus grand antisémite espagnol du XVIe, vont convaincre le roi Philippe II, en 1543, d’étendre à toute l’Espagne. La papauté hésite, car le statut de pureté de sang est une monstruosité théologique : l’eau du baptême n’est-elle pas purificatrice ? Mais l’Inquisition, le bas clergé, le petit peuple vont le lui imposer. L’idée que tout juif, même converti, a du sang impur dans ses veines parce qu’il a contribué à la crucifixion de Jésus-Christ est très populaire. De même que le stéréotype selon lequel les juifs ont infiltré, jusqu’à la Cour, les meilleures familles et la noblesse. Parmi les convertis, l’Espagne compte de grands mystiques comme Thérèse d’Avila ou Louis de Grenade. Et des inquisiteurs célèbres, comme Torquemada lui-même, « dont les grands parents appartinrent au lignage des juifs convertis » (selon l’historien Fernando del Pulgar). Mais le petit peuple, lui, pour son ascension sociale, peut se prévaloir d’avoir du sang pur. S’il ne pouvait rêver d’aucun honneur – honor -, lui avait au moins l’honneur – honra – de ne pas avoir de sang juif. « Le statut de pureté, c’est le marchepied de l’honneur du peuple », conclut Henry Méchoulan. L’Espagne entre alors dans une ère de racisme social et religieux, l’un attisant l’autre. Pour pouvoir entrer à l’université ou dans les ordres religieux, il faut une attestation délivrée à la suite d’enquêtes généalogiques fouillées remontant au plus haut dans le lignage, validant ou non un soupçon d’infection – alors que les lois nazies de Nuremberg se limitaient à la quatrième génération. La porte s’ouvre ainsi à toutes les campagnes de délation. Une simple rumeur suffit à « souiller » une famille et à l’envoyer dans les cachots de l’Inquisition. Des « vieux catholiques » n’osent plus réclamer un certificat de peur de se voir découvrir une origine juive. Le statut de limpieza de sangre paralyse toute mobilité sociale. Mieux vaut ne pas bouger plutôt que de se faire accuser. Si on réussit, c’est qu’on a du sang juif ! Ce gel des relations sociales va scléroser l’Espagne. La pureté du sang devient un sujet de terreur pour le converti qui vit sincèrement son catholicisme, autant que pour le catholique de façade resté fidèle à la loi de Moïse. Ils sont soumis au même régime du soupçon, à la même menace de l’Inquisition. Tout converti est un juif, et donc un ennemi potentiel de la foi catholique. C’est le début d’une névrose : la contamination juive et hérétique se fait par le sang, par le lait et par la semence. Les nourrices de la Cour sont soumises à des examens de sang, car l’enfant suce les moeurs de sa nourrice avec son lait ! Présupposé qui tourne à l’obsession biologique. Des traités entiers sont rédigés pour prouver que les juifs souffrent toujours d’hémorroïdes ou que, depuis la crucifixion du Christ, ils dégagent une odeur si pestilentielle que pour s’en débarrasser, ils doivent boire le sang pur d’enfants chrétiens tués, le jour de Pâques, lors de meurtres rituels. Avec le statut de « pureté du sang », le monde découvre le racisme religieux qu’on retrouvera plus tard dans le protocole des Sages de Sion et l’antisémitisme racial des nazis. Cette obsession va imprégner toutes les mentalités en Espagne jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Au début du suivant, on trouvera encore des articles de loi se référant aux juifs, alors qu’il n’y en a plus un seul. Les juifs espagnols de l’exil sont à Amsterdam ou Istanbul, où ils font partie de l’élite des médecins, des penseurs, des poètes et des marchands. Mais résonnera longtemps la douleur de Joseph Ha-Cohen dans La Vallée des Pleurs : « Mon Dieu, nous ne t’avons pas oublié, ni trahi ton alliance. Mais à présent, hâte-toi de nous secourir, car c’est pour toi qu’on nous égorge tous les jours et qu’on nous considère comme des brebis destinées à la boucherie. Accours à notre aide, Dieu de notre salut, soutiens notre cause et sauve-nous pour l’amour de ton nom ! » Henri Tincq A LIRE Les Juifs du silence au Siècle d’or espagnol, Henry Méchoulan, Albin Michel 2003. Amsterdam au temps de Spinoza. Argent et liberté, Henry Méchoulan, PUF. 1990. Les Juifs d’Espagne, histoire d’une diaspora (1492-1992), dirigée par Henry Méchoulan, Liana Levi 1998. La Pierre glorieuse de Nabuchodonosor ou la fin de l’histoire au XVIIe siècle, Menasseh ben Israel, introduit par Henry Méchoulan, Vrin 2007. L’Expulsion des Juifs d’Espagne, Béatrice Leroy, Berg International 1990.

 


 

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