QUAND on demande au directeur général de la très officielle Agence tunisienne de communication extérieure ce qu’il pense de Taoufik Ben Brik, il marque un temps de pause et hasarde : « Pour quand vous faut-il la réponse ? » Et quand elle vient, une demi-heure plus tard, la réponse est qu’il n’a, sincèrement désolé, « pas de commentaire à faire ».
Taoufik Ben Brik, il faut bien le dire, est trop encombrant pour un commentaire. Pendant la grève de la faim qu’il a poursuivie du 3 avril au 15 mai, ce journaliste tunisien de trente-neuf ans, interdit d’écriture dans son pays mais correspondant du quotidien français La Croix et de deux agences de presse européennes (Syfia et Infosud), s’est montré au monde entier tel que le président Ben Ali a eu le loisir de l’apprécier depuis dix ans : un étrange animal tenant à la fois du fauve, de la bourrique et du fou du village, bon vivant et Don Quichotte des causes perdues qui défie, obsessionnellement, ce que diplomates, politiques et touristes occidentaux ont coutume de considérer, sans doute par litote, comme « une douce dictature ».
Le voilà, impeccable, seigneurial, tout en noir, vêtu d’un élégant costume chinois, fronçant les sourcils avec un air pénétré en tirant sur sa cigarette. Il pesait 102 kilos, en a perdu 29, a embelli. « C’est la peur qui me faisait grossir, explique Taoufik Ben Brik. Car il ne faut pas s’imaginer que je n’ai pas peur. Quand j’écris, la peur m’emmène avec elle, elle ne me lâche pas. » Certains ont ironisé sur son allure prospère, à son arrivée à Roissy, après trente-deux jours passés sans se nourrir : pas assez fatigué, pas l’air malade. Mais ce n’est pas une grève de la faim qui peut venir à bout de cette nature explosive et joyeuse, cauchemar vivant de Ben Ali depuis son arrivée au pouvoir et militant à la mode méditerranéenne, tout en emphase et en outrances. Avec cet air de chat amusé qui passe en un rien de temps de l’innocence tranquille à la fureur, prêt à l’attaque.
A la Pitié-Salpêtrière, où il est hospitalisé depuis le 4 mai, il a pris ses aises. Au début, sa chambre et les environs s’étaient même transformés en un souk médiatique. Le matériel des équipes de télévision encombrait les couloirs, les visiteurs de toutes sortes rôdaient en attendant leur tour et lui, Taoufik, tenait salon. Depuis qu’il recommence à s’alimenter, il a élargi son domaine de la chambre aux cafés du boulevard de l’Hôpital, arpente en propriétaire les allées de la Pitié. Parfois il s’évade, avec sa soeur Najat. Sur l’avenue des Champs-Elysées, fief des touristes arabes de Paris, on le salue : « Merci, grâce à vous il y a des hommes, les Tunisiens relèvent la tête. »
Taoufik serre les mains, sourit gentiment. Puis avoue qu’il n’aime pas ça. Qu’il n’a pas envie d’être une statue. « Quand on me dit : »Vous êtes le Soljenitsyne méditerranéen«, je me retourne pour chercher quelqu’un derrière moi. » Son objectif est d’apparence plus modeste : « Etre simplement le moustique qui empêche Ben Ali de dormir. »
Quand il prononce le nom de Ben Ali, c’est tout juste s’il ne relève pas les babines. Il en a fait son obsession, sa raison de vivre, son gagne-pain. « Je suis devenu spécialiste en Ben Ali, en policiers, en violations de domiciles, en tabassages, en filatures. Je suis fan de lui, comme d’autres le sont de Maradona. » Pour Ben Ali, contre lui, sans relâche, être un moustique. Ou mieux, l’un de ces héros de romans et de films que Ben Brik raconte incessamment en y mettant tous les gestes comme s’il les habitait, chaque fois, du dedans. Zorba le Grec, Schéhérazade, Don Quichotte ou le clown des Feux de la rampe, de Charlie Chaplin, celui qui a perdu la faculté de faire rire. Sauf une dernière fois, lorsqu’il tombe, par maladresse, dans un tambour. L’hilarité emplit la salle, mais il est mort. « Ce clown m’émeut et me fascine, dit Taoufik. C’est ce qu’il me faudrait : ne pas mourir sur un champ de bataille, mais comme ça, la tête dan!s un tambour. »
Sa grève de la faim était, d’une certaine façon, l’ultime sortie du clown. Il l’avait débutée le 3 avril, pour protester contre la confiscation de son passeport, l’interdiction de voyager, le harcèlement dont lui et sa famille sont la cible. La parution en mars d’un rapport clandestin du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) sur la situation des droits de l’homme n’avait pas arrangé ses affaires. « J’en suis le rédacteur principal, dit Ben Brik. Ce n’est pas un rapport, c’est un attentat, un assassinat public. C’est le plus grand poème écrit depuis l’ascension de Ben Ali. »
CE fameux 3 avril, il apprend sa double inculpation par la justice tunisienne, pour « diffusion de fausses nouvelles » et « diffamation de corps constitué », en raison de deux de ses articles publiés en Suisse sur l’état des libertés en Tunisie. Le même jour, il commence sa grève de la faim, l’expliquant ainsi : « Vous avez déjà vu un chat qui cherche à s’enfuir ? Il ne s’éloigne pas, il fuit dans votre direction. Et il vous déroute. »
Entre Ben Brik et Ben Ali, c’est une vieille histoire. Ben Brik est devenu journaliste en 1988, près d’un an après l’arrivée au pouvoir de l’actuel président. Auparavant, il avait fait des études de droit, vite interrompues. « Je ne me voyais pas en avocat. Porter une robe et dire : Monsieur le Président… » Il avait vécu en écrivant des poèmes qu’il déclamait dans les universités, gagnant juste « de quoi passer du temps avec les gens qui, comme moi, aiment la nuit ». Parti pour le Canada en rêvant d’y étudier le cinéma, il n’apprend pas ce dont il rêve et rédige à la place un article sur un film du cinéaste tunisien Naceur Khémir. De retour en Tunisie, La Presse soir, organe gouvernemental, l’accueille. A la suite d’un dossier sur la liberté d’expression en Tunisie cosigné avec sa femme, Azza Zarrad, ils sont licenciés tous les deux.
En 1991, Taoufik Ben Brik est interdit d’écriture. Il obéit, envoie ses articles aux journaux et agences de presse étrangers. Ils feront l’objet d’un livre à La Découverte, début juin 2000, en coédition avec Reporters sans frontières et la maison d’édition tunisienne Aloès. L’un d’entre eux, « Regards d’artistes sur l’imposture de la démocratie tunisienne », publié dans Libération en 1992, ne plaît pas au ministère de l’Intérieur. « Ils m’ont fait signer un truc pour que je m’engage à ne plus jamais écrire sur les hommes. » Alors il écrit sur les animaux : un reportage pour l’agence Syfia sur la chasse à l’outarde, oiseau protégé dont raffolent les émirs saoudiens. Le ministère de l’intérieur le convoque à nouveau, lui interdisant d’écrire sur les animaux. Du coup, il se rabat sur les légumes, se rend avec un photographe au marché de gros de Bir el Kassaâ, où la police les attend. « Sur quel sujet pouvais-je bien écrire qu!i soit plus insipide que les légumes ? J’ai pensé d’abord aux minéraux, mais il y avait plus bas encore : les flics de Ben Ali. Alors je me suis spécialisé en flics. Ce n’est pas difficile de les connaître, ils sont toujours là où je suis… »
Ben Brik et la police ont en effet l’habitude de se rencontrer. Dans « Je suis un arc », le texte qui fit office, le 3 avril, de « déclaration de grève (de la faim) » dans les locaux de la maison d’édition Aloès, Taoufik Ben Brik récapitule ce qu’il a subi : interrogatoires, agressions par des agents de la sécurité, saccage de la voiture où se trouvaient sa femme et ses deux jeunes enfants, intrusion de policiers dans sa maison, téléphone coupé, provocations à l’encontre de sa famille et de ses proches. Quand il monte à Tunis dans l’avion qui doit l’emmener à Paris, les policiers l’insultent. Taoufik ne les entend pas. Le baladeur sur les oreilles, il écoute la Callas. A la Pitié-Salpêtrière, il l’écoute encore. « Si je vais bien, je mets Ella Fitzgerald. Sinon, il n’y a que la Callas qui peut m’apaiser. Quand j’ai la peur au ventre, elle me dit »Calma, basta«. »
Taoufik Ben Brik n’a arrêté sa grève de la faim que le 15 mai. Même après avoir obtenu gain de cause – un passeport, l’autorisation de voyager -, il avait décidé que, finalement, il pouvait bien continuer encore un chouïa. Au moins jusqu’au jour où son frère Jelal Ben Brik Zoghlami serait jugé en appel à Tunis, précisément le 15 mai. Celui-ci avait été condamné à la suite d’incidents survenus en avril devant le domicile de Taoufik. Dès lors, toute la famille s’était mise en grève de la faim. La mère, les frères, les soeurs. Chez ces Berbères originaires des montagnes du Nord-Ouest tunisien – Taoufik dit « le far-west » -, l’entêtement est un art de vivre. Taoufik aime rappeler que le nom de la tribu, Zoghlami, veut dire « homme libre » en berbère ; qu’ils sont guerriers depuis les temps anciens ; que son père avait lutté contre le protectorat français en créant le premier syndicat minier, en 1947 ; que !sa mère a été la seule à ne pas lui demander d’arrêter sa grève de la faim. « S’il me revient, a-t-elle dit, je pousserai des youyous. S’il ne me revient pas, je pousserai des youyous. »
Le reste de sa famille craignait pour sa santé. Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières, à qui Taoufik Ben Brik doit un appui inconditionnel, lui reprochait de ne pas savoir « arrêter une grève ». Or Taoufik a horreur des conseils. « Cela m’irrite. » Il n’aime pas non plus qu’on arrête les choses en cours de route. En guise d’exemple, il raconte qu’en 1982, il s’était rendu en Suède, à Uppsala, pour rencontrer Ingmar Bergman, dont il a lu tous les scénarios. Le cinéaste avait annoncé qu’il comptait se retirer du métier. « Je ne l’ai jamais trouvé, à Uppsala. Je voulais lui dire qu’il ne fallait surtout pas faire ça, qu’il devait continuer le cinéma. »
Mais Taoufik Ben Brik a fini par s’arrêter. Le même jour, son frère Jelal était mis en liberté provisoire, avant d’être définitivement relâché. Pour Taoufik, il était temps. L’opinion se lassait de lui. L’humeur n’était plus celle entourant son arrivée à Roissy où, comme il dit, « ils avaient l’air d’attendre Diana ». On s’était mis à trouver qu’il en faisait trop. Le « J’accuse » qu’il avait écrit à Jacques Chirac, dénonçant en lui « le plus fidèle soutien du régime ignominieux de Ben Ali », n’était pas du goût de tout le monde. Son obsession de se rendre en Algérie là où est mort Ali La Pointe, truand et révolutionnaire, commençait à énerver. La prolongation de sa grève était perçue comme un caprice. Robert Ménard se fâchait. Des opposants politiques tunisiens, à Paris et à Tunis, se désolaient en silence. Taoufik était en train de rater sa sortie. Il aurait fallu être « plus politique ».
BEN BRIK s’en fiche, n’en fait qu’à sa tête, ne lâche pas sa hallebarde, vocifère à tout bout de champ. La libération de son frère redore son blason. Le 16 mai, invité par le groupe parlementaire écologiste, il se rend au Parlement européen de Strasbourg. L’Europe en prend pour son grade, « bouclier » puis « blanchisseur de l’ignominie de Ben Ali ». Et la France y passe, qui lui rappelle « les collabos du temps de Vichy ». A son retour de Strasbourg, Taoufik n’est pas mécontent de ce qu’il appelle son « spectacle ». Depuis la Tunisie, son frère Jelal, à peine sorti de prison, est fier de lui. Pour Jelal, l’un des dirigeants tunisiens de l’OCR, organisation trotskyste, Taoufik est l’artiste de la famille, un trapéziste sans filet. « Taoufik n’est pas un politique, dit-il, c’est notre poète. »
Pour le pouvoir tunisien, l’affaire Ben Brik n’a rien de poétique. Les répercussions sont spectaculaires. L’image de la Tunisie, présentée encore récemment dans les affiches du métro parisien comme une « terre de sérénité », a pris un sérieux coup dans le monde entier. Des manifestations ont lieu au Maroc et en Algérie en faveur de Ben Brik, dernier journaliste libre de son pays. Le ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine, a appelé le pouvoir tunisien à s’ouvrir à la démocratie. Jelal Ben Brik note « le fabuleux éveil de la société civile tunisienne », l’affirmation soudaine d’individus, d’organisations ou de partis politiques jusqu’ici clandestins. « Le mur de la peur s’est sérieusement fissuré », estime Kamel Jendoubi, opposant tunisien à Paris.
Signe notable des remous de l’affaire en Tunisie, ce grand moment de télévision : pour la première fois, le 4 mai, le président Ben Ali a donné une conférence de presse télévisée. Aux patrons de presse vraisemblablement médusés, il a, sans humour, dit son étonnement qu’aucun d’entre eux n’ait écrit sur l’affaire Ben Brik. Ajoutant que s’il avait été journaliste, il aurait « publié quatre ou cinq lignes sur cette grève ».
Taoufik Ben Brik est content. Il rappelle que la victoire n’est pas la sienne et rend hommage aux éditeurs, avocats, paysans, lycéens, militants des droits de l’homme ou « va-nu-pieds anonymes » qui, en Tunisie, n’ont jamais baissé les bras. Bientôt, il va rentrer chez lui. Il en rit d’avance. Ce n’est plus dans l’intérêt du régime qu’il lui arrive malheur. « Peut-être que Ben Ali va m’inviter ? Maintenant, je suis un bandit d’honneur. »
Marion Van Renterghem