4 août 2001

La Tunisie est un pays à régime présidentiel limité, par la déclaration du 7 novembre 1987 et par les amendements constitutionnels qui ont suivi, par un nombre maximum de mandats consécutifs du président. Cette limitation, qui justifie la déposition de l’ex-président Bourguiba, à qui on reprochait sa nomination à vie, établit la légitimité du président Ben Ali, étaie sa décision de devenir président du parti au pouvoir et serait la toile de fond de son action, toute entière dominée, en théorie, par l’esprit démocratique.

Si le Président se mettait en tête, comme le bruit en court de temps en temps, de briguer un nouveau mandat pour 2004, les dispositions constitutionnelles actuelles l’en empêcheraient, certes, mais surtout la cohérence de sa démarche, sa crédibilité et, en fin de compte, sa légitimité : ce n’est pas seulement par rapport à des textes que l’on jugera son action, c’est par rapport à la tenue des promesses fondamentales, il faudrait dire fondatrices. Et donc, au fond, c’est l’idée d’un nouveau mandat qui est en elle-même une façon de tourner le dos à la fameuse déclaration du 7 Novembre, et à toutes les justifications idéologiques de ces années de pouvoir, et si cette idée s’imposait, il y aurait une façon de forcer les choses qui rendrait secondaire la forme constitutionnelle de la démarche.

Néanmoins, il se trouve, et « Le Canard enchaîné » s’en est fait l’écho, que l’on aurait confié à un éminent doyen d’une Faculté de Droit française le soin, avec l’aide de certains de ses confrères tunisiens, de préparer une nouvelle constitution qui rendrait légale une nouvelle candidature du président Ben Ali.

Et parce que la Tunisie est un petit pays, des bruits ont filtré sur la direction de cette recherche : il serait question de la création d’une seconde chambre, une sorte de sénat, dont une partie des membres seraient nommés, et qui aurait pour charge de procéder à l’élection d’un président de la République aux pouvoirs légèrement réduits, en faveur du premier ministre et de l’Assemblée Nationale.

Pour séduisante qu’elle paraisse, cette solution, qui aurait l’avantage de ne plus poser de limites au nombre de mandat du Président, paraît ne pas être vraiment réaliste. Nous allons nous efforcer ci-dessous de voir en quoi elle ne tient pas compte d’un élément fondamental de la situation de notre pays, l’existence d’un parti unique de fait, et nous procèderons à cette analyse de la manière la plus théorique possible.

  Dans les pays à parti unique de fait, qui ont dépassé depuis longtemps la phase de la lutte nationale ou de la révolution, avec ce que cette phase peut donner de légitimité historique aux dirigeants, dans ces pays-là, le régime est généralement un régime présidentiel et l’élection du président se fait au suffrage universel.

Cela n’est assurément ni un hasard, ni une technique plus pratique qu’une autre. Cela est l’expression du rapport des forces dans le pays et de la manière dont fonctionnent les structures de l’État.

Je ne crois pas indispensable de s’étendre ici sur le fait que le parti unique au pouvoir est beaucoup plus qu’un lieu d’élaboration du programme et d’expression politique de courants dominant le pays, il est une partie fondamentale de l’appareil d’État lui-même, un instrument-clé de l’hégémonie du groupe au pouvoir sur la société. On pourrait développer les différents aspects de son intervention. On se contentera ici d’évoquer ceux qui concernent le rapport à l’élection du président.

Le candidat aux élections est généralement le chef du parti, et, celui-ci ne fonctionnant pas, tant s’en faut, de manière rigoureusement démocratique, la division du travail est relativement simple : le chef du parti désigne les responsables aux différents niveaux, leur assigne leur domaine de compétence et d’intervention dans la vie de tous les jours, leur fixe le contenu politique de cette intervention et les laisse libres d’utiliser le pouvoir qu’ils ont, y compris sur les structures à proprement parler étatique de leur niveau, pour s’enrichir, augmenter leur pouvoir, leur influence et maintenir la paix sociale à ce niveau.

Contrairement à ce que pourrait faire croire la tenue de congrès et autres assises, le rapport entre le sommet et la base n’est pas un rapport de discussion des choix possibles, mais une relation dominée par la volonté des uns de se maintenir à des postes de responsabilité, des autres de faire payer ce maintien par une plus grande fidélité, une docilité plus palpable, une absence totale d’états d’âme…

Les membres du parti unique, pas seulement les responsables, mais souvent même les simples membres, bénéficiant de ce fait de beaucoup d’avantages, voire de privilèges parfois exorbitants, ne se soucient pas de parler de ce qui ne va pas, de remettre en question les décisions d’en haut : ils sont nommés ou reconduits par le sommet en fonction de leur docilité, des résultats de leur zèle au service des instances dirigeantes.

En revanche, ils organisent pour le chef de leur parti les élections idylliques dont celui-ci a besoin : les résultats sont sans équivoque, il ne peut être question, comme dans certaines démocraties bizarres, de recomptage des voix ou d’annulation du scrutin…

Le parti garantit donc la légitimité populaire du chef de l’État qui, de ce fait, a une très grande marge de liberté pour agir : impossible de lui dire « Qui t’a fait roi ? », au contraire : grâce au scrutin populaire, c’est le peuple et non le parti qui l’ont nommé, et de ce fait, il n’a plus de compte à rendre à ce parti sur lequel il a la haute main et qu’il peut manipuler à sa guise.

Le suffrage universel apporte donc au président une double hégémonie, celle sur l’appareil officiel de l’État, qui est l’enjeu officiel des élections, et celle sur le parti qui va continuer à jouer son rôle dans la domination politique quotidienne.

Concrètement, toute candidature autre que celle du chef du parti, si même elle n’est pas éliminée avant même que se passe la phase officielle de dépôt des candidatures, soit va rencontrer une telle mobilisation du parti qu’elle recueillera un score symbolique, et significatif du « rejet par le peuple de ce genre du candidat », soit devra passer par l’appareil du parti et s’y faire purement et simplement interdire, sauf coup d’État interne qui changerait le chef, et qui ne serait concevable qu’en relation avec un autre coup d’État, véritable celui-là…

La légitimité populaire ne peut être remise en cause qu’à des conditions excep-tionnelles, si les actes du chef de l’État lui font encourir un jugement par la Haute Cour – mais qui aurait la force, sans parler du courage, de faire inculper un chef d’État pendant son mandat ? – ou dans les cas connus d’incapacité, mais, dans certains pays, le président est complètement à l’abri de toute poursuite pénale et de toute responsabilisation politique et donc devra attendre les élections suivantes..

Le suffrage universel est donc de toute évidence le mode de scrutin qui garantit les scores introuvables des élections présidentielles, et qui pérennise la relation entre parti unique et chef de l’État, avec ce que cela comporte comme conséquences quant au maintien de ce parti unique dans sa position de monopole.

  Dans ces conditions, qui aurait l’idée de remplacer ce suffrage universel, direct par une élection au deuxième degré ?

Examinons l’hypothèse dont nous avons parlé : pour assurer cette élection au second degré, on déciderait de la création d’une chambre haute, et même que la majorité de ces membres en soient nommés par le chef de l’État.

Le rapport entre le parti et son chef changerait déjà du tout au tout : désormais inutile pour la réélection, le parti risque également d’en tirer, avec le rétrécissement de sa compétence, une plus grande marge de liberté, dans la mesure où les clauses du contrat ayant changé, les membres du parti peuvent essayer de chercher dans une approbation populaire la légitimité perdue par rapport au chef… On se souvient de l’absence totale, le 7 novembre 1987, de la scène politique du Parti Socialiste Destourien, qui ne s’était guère mobilisé pour défendre Bourguiba, Président à vie depuis 1974, et qui donc n’avait plus besoin de ce parti pour garder le pouvoir…

D’un autre côté, le chef de l’État, sûr auparavant de sa légitimité populaire, n’aurait plus à opposer à ses « grands électeurs » que leur vote : il deviendrait prisonnier de leurs intentions, voire de leur capacité de résister aux pressions, au chantage ou à la corruption. Car qui peut garantir que cent ou deux cents notables ne risquent pas de rencontrer un candidat de dernière minute qui leur paraîtrait plus intéressant, pour leurs intérêts ou même  pour ceux du peuple ? Et qui peut interdire à cette chambre d’exiger un pouvoir de contrôle sur l’État, voire sur le président, du moment qu’elle serait la seule à l’élire.

  La démocratie n’est pas un costume d’Arlequin, elle a sa propre logique : pour que l’élection du président ne soit plus le résultat du suffrage universel, il faudrait que le régime ne soit plus un régime présidentiel, que les pouvoirs du président soient rognés jusqu’à devenir symboliques, que disparaisse le parti unique et que la pluralité politique s’accompagne d’une révision de toutes les institutions de façon à ce qu’aucun parti, même majoritaire, ne puisse en tirer un pouvoir, remettre en question les fondements de cette démocratie, la séparation des pouvoirs, les libertés fondamentales et tout ce que cela entraîne.

Libre aux professeurs de droit d’imaginer ce qu’ils veulent,  l’humanité a une expérience suffisante pour ramener leurs réflexions à ce qu’elles sont : un refus d’entrer de plein pied dans la démocratie dans le meilleur des cas, et dans le pire, un moyen de tirer profit du refus de ce changement démocratique exprimé par ceux qui en ont peur.

G. N.

Le 4 Juillet 2001