5 juillet 2006

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TUNISNEWS
7 ème année, N° 2235 du 05.07.2006

 archives : www.tunisnews.net


LTDH: Les forces de police accentuent le siège de Ali Ben Salem

El Maoukef: Derrière les barreaux – Mohammed Akrout

AP: La France veut mieux contrôler le flux d’étudiants étrangers

Kalima: Les enseignants du supérieur se dotent d’une structure représentative unique

Kalima: La Tunisie fait des émules en matière de répression

Jeune Afrique: Tunisie – Les islamistes ont-ils changé ?

Réalités: Le complot de 1962 et l’institutionnalisation du Parti Unique

Cahiers de la Méditerranée:  Changements politiques et exclusion lors de la décolonisation : le cas du Makhzen en Tunisie (1954-1959)

Ligue Tunisienne pour la défense des Droits de l’Homme 21, rue Baudelaire – El Omrane – 1005 Tunis Tél : 71.280596 – Fax : 71.892866 E-mail : ltdhcongres6@yahoo.fr   Tunis le, 05 juillet 2006   Flash info  

Les forces de police accentuent le siège de Ali Ben Salem

 

 
 
D’importantes forces de police en tenue civile encerclent l’appartement de M. Ali Ben Salem, président de la section de Bizerte de la LTDH, depuis la soirée du mardi 4 juillet 2006. Elles empêchent toute visite à cet appartement situé au dessus du local de la section de la LTDH, sauf aux membres de la famille les plus proches.   On croit savoir que cette mesure illégale, qui représente une atteinte supplémentaire aux droits élémentaires de M. Ali Ben Salem, est une punition arbitraire après que le Comité de section ait réussi l’ouverture du local situé au rez-de-chaussée et y a organisé une réunion. Celle-ci a eu lieu en présence du vice président de la section de Jendouba Me. Hédi Manaï, M. Mohamed Salah Nahdi, président de la section de Mateur, MM. Ahmed Galaï et Anouar Kousri, membre du Comité Directeur de la LTDH et un groupe d’activistes de la région. Ils ont reçu à cette réunion Mme Chloée Ponchelet, responsable de programme au Fund for Global Rights. Cette réunion a porté sur les derniers événements concernant la LTDH et les droits humains notamment l’interdiction de la tenue du congrès de la LTDH par les autorités, par l’intermédiaire des services de sécurité sous prétexte de l’existence d’un conflit intérieur à la LTDH, et d’une décision judiciaire.   La réunion a porté aussi sur la paralysie des sections de la LTDH, par les forces de police, qui encerclent ses locaux, empêchant toute personne d’y accéder, sous couvert d’ « instruction » et sans présenter leur justification quelqu’elle soit.


Derrière les barreaux
Mohammed Akrout
 
Monsieur Mohammed Akrout est incarcéré depuis plus de quinze ans au cours desquels il a été ballotté entre diverses prisons et puni par l’isolement et le cachot. Sa famille a fait part à de nombreuses reprises de ses craintes pour la vie même du prisonnier, car il souffre de plusieurs maladies chroniques dûes à ses conditions d’incarcérations et à la négligence sanitaire. Monsieur Mohammed Akrout a cinquante-quatre ans ; il est père de six enfants. Il a été arrêté en 1991 et condamné par le tribunal militaire en 1992 dans le cadre de l’affaire du mouvement En Nahdha. Le prisonnier politique Mohammed Akrout, actuellement à la prison du 9 avril à Tunis, a commencé une grève de la faim illimitée le 7 juin dernier pour protester contre l’interception de ses lettres par l’administration pénitentiaire. Il demande également à subir des examens médicaux de toute urgence car son état de santé ne peut attendre. Parmi ses revendications figure également d’avoir accès aux livres, aux journaux et à de quoi écrire. Revendications qui ne sont pas nouvelles : c’est déjà pour cela qu’il a mené de nombreuses grèves de la faim, et à chaque fois l’administration a fait des promesses à conditions qu’il suspende sa grève, ce qu’il a fait et à chaque fois l’administration est revenue sur ses engagements. (Source : El Maoukef n°365 du 23 juin 2006) (traduction ni revue ni corrigée par les auteurs de la version en arabe, LT)


 

La France veut mieux contrôler le flux d’étudiants étrangers

AP | 05.07.06 | 18:39 TUNIS (AP) — Traditionnellement terre d’accueil d’étudiants étrangers venus des quatre coins du globe, la France entend exercer un meilleur contrôle du flux estudiantin croissant à travers la mise en place d’un nouveau mécanisme appelé « centre pour les études en France » (CEF), qui a été au centre d’une conférence de presse donnée mercredi à l’ambassade française à Tunis. Installé déjà notamment au Maroc, en Algérie et, depuis un an, en Tunisie, il sera prochainement étendu à d’autres pays africains, au Mexique, en Corée du Sud, aux Etats-Unis, au Canada et en Inde, selon l’ambassadeur Serge Degallaix. D’après le diplomate, les objectifs du CEF consistent à « renforcer la place qu’occupe la France dans la compétition mondiale dans ce domaine et d’attirer les meilleurs étudiants vers le système d’enseignement supérieur français ». Outre sa mission d’information et d’orientation des candidats étudiants en vue de leur « assurer un parcours de réussite en France », ce mécanisme prend aussi en compte « le risque migratoire réel en évitant les tentatives de fraude ou de détournement de procédure ». Le consul général Christian Berlinet, a également évoqué les facteurs « de sécurité et d’ordre public ». Pour l’ambassadeur, tout en favorisant « une plus grande fluidité et une équité dans le traitement des dossiers », il s’agit en l’occurrence de barrer la route à ceux qui « sous couvert de mener des études, ont d’autres idées en tête ». « Loin d’être un barrage, le CEF est une sorte de passerelle entre les demandeurs et les possibilités d’études », a-t-il expliqué. Pour la Tunisie, dont près de 10.000 étudiants poursuivent leurs études en France, la plupart dans les branches d’ingénieurs et de haute technologie, quelque 3.000 visas long séjour pour études ont été délivrés en 2005, soit une évolution de plus de 22% par rapport à l’année précédente. Le taux de refus a été ramené à 23,5% contre 27% en 2004. AP


 

Les enseignants du supérieur se dotent d’une structure représentative unique

Sihem Bensedrine 4 juillet 2006 C’est le 15 juillet qu’un congrès extraordinaiore se tiendra pour créer une Fédération des enseignants, des enseignants-chercheurs et des chercheurs de l’enseignement supérieur qui regroupera toutes les structures représentatives de l’enseignement supérieur selon un mode de représentation jugé équitable (Un représentant pour les professeurs agrégés, deux représentants pour les enseignants technologues et six pour les enseignants-chercheurs répartis équitablement, trois pour les assistants et Maîtres-Assistants et trois pour les Maîtres de conférences et les Professeurs d’enseignement supérieur). C’est la décision à laquelle sont parvenus les membres du conseil sectoriel conjoint du syndicat général de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, des syndicats de base et des délégations syndicales des enseignants technologues et des professeurs agrégés qui étaient réunis le 15 juin 2006 au siège de l’UGTT. Ils entendent ainsi faire face aux enjeux générés par les « mutations accélérées que vit l’université publique, accompagnées notamment par l’éclatement du métier à travers la multiplication des corps, la variation des filières, la modification des missions assignées et des valeurs fondamentales qui fondent le métier des enseignants, des enseignants-chercheurs et des chercheurs au sein de l’université publique et des centres de recherche » selon une motion publiée à l’issue de cette rencontre unificatrice. Rappelons que l’an dernier le secteur de l’enseignement supérieur a été immobilisé par une grève administrative qui a surpris les autorités de tutelle, ces dernières se sont enfermées dans une politique de refus de dialogue. Espérons qu’avec cette fédération de toutes les structures syndicales, le secteur sera mieux outillé pour se faire entendre des autorités.
 

(Source : Kalima, N° 43 mis en ligne le 4 juillet  2006).

 

La Tunisie fait des émules en matière de répression

Sihem Bensedrine
En marge du Sommet de l’Union Africaine qu’a abrité la Gambie les 1er et 2 juillet 2006, des ONG africaines de liberté d’expression ont programmé la tenue d’un Forum sur la liberté d’expression les 29 et 30 juin à Banjul. Ils ont été surpris d’apprendre par un courrier adressé le 19 juin 2006 à l’Association des Organisations Non Gouvernementales (TANGO) dont copie a été envoyée à l’hôtel Kombo Beach Hotel où le forum devait se tenir, que le coordinateur général du sommet, M.Bolong Sonko, ancien ministre des Affaires Etrangères de la Gambie, a demandé aux responsables de l’hôtel d’interdire la tenue du forum sur la liberté d’expression jusqu’à ce qu’il soit approuvé par le gouvernement. Raisons invoquée :«le thème du forum est étranger aux thèmes qui doivent être traités par les rencontres des ONG durant le Sommet de l’Union Africaine »! Les organisateurs de ce forum ont alors décidé de déplacer le Forum à Dakar et d’adresser une lettre ouverte aux Chefs d’Etat et de Gouvernements Africains dans laquelle ils attirent « l’attention de l’Union Africaine et des Chefs d’Etat et de gouvernements sur ce précédent dangereux, inadmissible dans un pays abritant le Sommet de l’Union Africaine et le siège de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. » Avec le précédent opéré à l’occasion du SMSI par la Tunisie en Novembre 2005 qui a interdit la tenue du sommet citoyen en mettant à contribution les hôtels, on constate que les Etats autoritaires ne trouvent pas mieux que de se copier pour les mauvaises pratiques.
 

(Source : Kalima, N° 43 mis en ligne le 4 juillet  2006) .

 


 

Tunisie

Les islamistes ont-ils changé ?

par RIDHA KÉFI

 

 

Ennahdha, qui vient de fêter son 25e anniversaire, paraît hésiter entre deux stratégies, l’une « centriste et modérée », l’autre très conservatrice.

 

« Voulez-vous toujours instaurer un État islamique en Tunisie ? » demande le journaliste libanais Samy Klib à Rached Ghannouchi. « Assurément. C’est d’ailleurs le souhait de tout musulman qui voudrait que sa foi soit aux commandes », répond ce dernier, avant d’expliquer que l’islam n’est pas incompatible avec la liberté, le pluralisme et la démocratie. Cet échange est extrait d’un entretien avec le leader du mouvement islamiste tunisien Ennahdha diffusé le 11 juin sur la chaîne satellitaire qatarie Al-Jazira. Quelques heures auparavant, Ghannouchi avait présidé un meeting au Centre islamique de Londres, à l’occasion du 25e anniversaire de son mouvement.

 

Créé le 6 juin 1981 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI), avant de prendre sa dénomination actuelle en 1988, Ennahdha n’a jamais été autorisé par les autorités tunisiennes. Ancien professeur de philosophie, son chef, aujourd’hui âgé de 65 ans, a été condamné à la prison à perpétuité sous Habib Bourguiba, avant d’être gracié par son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali. Il vit en exil au Royaume-Uni depuis le début des années 1990.

 

Dans son discours de Londres, Ghannouchi a évoqué le parcours passablement chaotique de son mouvement et réitéré ses critiques à l’adresse du régime tunisien, beaucoup trop pro-occidental à son goût. Il a par ailleurs rendu hommage à ses anciens compagnons de route (emprisonnés, pour la plupart, depuis 1991), notamment Habib Ellouze, Sadok Chourou, Ajmi Lourimi et Abdelkérim Harouni, ainsi qu’à Abdelfattah Mourou, figure emblématique de l’islamisme maghrébin, qui a pris ses distances avec le mouvement et poursuit une paisible carrière d’avocat à Tunis.

 

Président du Majlis al-choura (Assemblée des conseillers), Walid Bennani, qui vit en exil en Belgique, et d’autres cadres du mouvement résidant à l’étranger ont pris la parole au cours du meeting. En revanche, les dirigeants historiques, dont la plupart résident en Tunisie, n’ont pu se rendre dans la capitale britannique. Ceux d’entre eux qui ont été libérés récemment n’ont pas encore recouvré leurs droits civiques ni obtenu de nouveaux passeports. Seul le journaliste Abdallah Zouari, ancien rédacteur en chef d’El-Fajr, l’organe du mouvement, en résidence surveillée à Zarzis, dans le sud du pays, a pu s’adresser à ses « frères », par téléphone.

 

« Vous avez fait le choix des droits de l’homme, de la démocratie et du changement par des moyens pacifiques. Cette sage décision a évité à la Tunisie de sombrer dans la violence », a écrit Moncef Marzouki, le président du Congrès pour la république (CPR, non autorisé), aux dirigeants d’Ennahdha dans une lettre lue au cours du meeting. Seul dirigeant de l’opposition de gauche à entretenir publiquement des liens avec eux, Marzouki, qui vit à Paris, a réitéré son appel à la constitution d’un large front d’opposition incluant les islamistes. Reste évidemment à savoir si l’évolution récente d’Ennahdha justifie de tels rapprochements.

 

Depuis sa création, rappelle Ghannouchi, le mouvement a toujours considéré l’islam comme « le garant de la justice, de la liberté et de l’égalité », comme « un mode de vie global » voire « l’essence même de l’identité des Tunisiens ».

 

Mais il ne revendique plus, toujours selon son dirigeant, le monopole de la religion, laquelle est un bien commun au même titre que la démocratie, la modernité ou le patriotisme. Il accepte désormais ce qu’il appelle « la pluralité des références » et se donne pour objectif non plus d’« islamiser la société », mais de « rétablir les libertés à travers une action pacifiste et populaire, au sein d’un front politique pluraliste ». Cette ligne « centriste et modérée » également défendue par Hamadi Jébali, l’ancien directeur de l’hebdomadaire El-Fajr, récemment libéré de prison, vise à faire d’Ennahdha un mouvement à la fois, « ouvert [sur l’extérieur] et enraciné dans la société ».

 

Ses membres le reconnaissent aujourd’hui, à demi-mot : entre 1986 et 1991, ils ont commis une grave erreur en tentant de précipiter un changement de régime. Pourtant, en dépit du discours libéral et démocratique de certains de ses dirigeants, le mouvement semble bel et bien camper sur des positions plutôt conservatrices. Depuis son dernier congrès, en 2001, des dissensions se manifestent entre, d’un côté, les partisans du « renouvellement » et de la « refondation », qui se recrutent principalement dans les jeunes générations (beaucoup ont fait des études dans des universités européennes et américaines), et, de l’autre, la vieille garde militant pour la « sauvegarde ».

 

Dans une tribune publiée par le site d’information www.tunisnews.net , organe de l’opposition plurielle, le dirigeant islamiste Habib Mokni (qui réside en Allemagne) déplore ainsi « l’incapacité d’Ennahdha à attirer de nouveaux adhérents en nombre suffisant », mais aussi « l’exacerbation des tendances autonomistes en son sein » et « les difficultés qu’il éprouve à réunir régulièrement ses instances et à élaborer son projet politique ». « Dans notre discours, fait-il observer, les concepts dominants sont l’éducation, la préservation et la défense de l’identité. Alors qu’au Maroc, par exemple, le Parti de la justice et du développement (PJD) met davantage l’accent sur le renouvellement, l’interprétation (ijtihad), l’initiative et la participation. » Ce conservatisme, le dirigeant islamiste tunisien l’assimile à un réflexe d’autoconservation face à la montée de l’islamisme djihadiste, lequel n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’impuissance, le défaitisme et la trahison de l’islamisme politique.

 

Dans une tribune publiée par le même site, un internaute utilisant le pseudonyme de « Balha Boujadi » s’adresse en termes peu amènes aux « obscurantistes rétrogrades » qui, selon lui, dirigent actuellement Ennahdha : « Depuis vingt-cinq ans, écrit-il, vous êtes les plus nombreux, c’est vrai, car les imbéciles ne manquent pas dans ce pays. Vous êtes aussi des spécialistes en “dévoration” des cerveaux des pauvres gens et des jeunes en manque de repères. » L’internaute se fait manifestement l’écho des craintes de nombre d’intellectuels de gauche face au réveil de l’islamisme politique dans les universités, les syndicats et la société civile. Confondant allègrement islam politique et djihadisme pour les besoins de sa démonstration, il brosse un tableau franchement sombre de la société tunisienne d’aujourd’hui. Il s’en prend notamment à « tous ces jeunes qui ne lisent que le Coran, ne regardent que les télés intégristes et répètent à la lettre les discours du misérable Ben Laden », qui « ne connaissent ni Gandhi ni Luther King ni Che Guevara ni Tahar Haddad ni Abou Kacem Chebbi » et ne sont en définitive que « des têtes vides obsédées par le djihad, la vengeance, la haine et le racisme ».

 

En dépit de son ton délibérément provocateur et outrancier, cette diatribe devrait quand même inciter au débat.

 

(Source:  « Jeune Afrique » N°2373 du 2 au 8 juillet 2006)

 

 

Moez Limayem

Président de l’Association information et management (AIM)

par SAMY GHORBAL

 

La présidence de l’Association information et management (AIM) a changé de mains le 9 juin. Pour la première fois de sa brève histoire (elle a été fondée en 1991), la plus importante association francophone de chercheurs en systèmes d’information est dirigée par un Africain, le Tunisien Moez Limayem (39 ans), en l’occurrence. Natif de Ksar Hellal, dans la région du Sahel, et professeur à l’École des hautes études commerciales de Lausanne (HEC, Suisse), celui-ci est un fort en thème.

 

Major de sa promotion à l’Institut supérieur de gestion (ISG), il décroche en 1985 une bourse du gouvernement tunisien pour suivre un troisième cycle à l’université du Minnesota, à Minneapolis (États-Unis), considérée comme l’une des toutes meilleures au monde dans sa spécialité. « C’est là qu’y est née la discipline, en 1968-1969, sous l’impulsion de celui qui allait devenir mon professeur, Gordon Davis, raconte Limayem. À l’époque, le monde de l’informatique, qui n’en était qu’à ses balbutiements, et celui de la gestion étaient extrêmement cloisonnés. Il existait une foule d’applications possibles dans le domaine de la gestion, mais, avant Davis, personne n’en avait eu l’intuition. Son travail a consisté à former des gens capables de comprendre et de parler les deux langages, afin de traduire à l’intention des informaticiens les besoins organisationnels des gestionnaires d’entreprises. »

 

À nouveau major de sa promotion à l’issue de son MBA, Limayem obtient un doctorat en 1992. Il est aussitôt recruté par l’université Laval (Québec), où il accumule les distinctions académiques, notamment le prix 3M du meilleur enseignant canadien. Dès 1994, il prend la direction de son département, puis, quatre ans plus tard, donne une nouvelle orientation à sa carrière : il quitte le Canada et met le cap sur la City University de Hong Kong, où il restera six ans. En 2003, il reçoit le prix du meilleur article attribué par la Conférence internationale sur les systèmes d’information (Icis), qui rassemble le gratin de la discipline. C’est la récompense dont il est le plus fier. Bourlingueur dans l’âme, il ressent néanmoins le besoin de se rapprocher de ses racines et, à la rentrée 2004, rejoint l’université de Lausanne.

 

Moez Limayem donne parallèlement des cours et des conférences d’informatique de gestion dans des instituts tunisiens réputés : Polytechnique, l’ISG, l’IHEC, et l’Essec. « Je voulais partager mon savoir et mon expérience, faire bénéficier le Maghreb et l’Afrique de mes réseaux et mes contacts, afin de réduire la fracture numérique. C’est une des tâches que je me suis assignée à la présidence de l’AIM.

 

(Source:  « Jeune Afrique » N°2373 du 2 au 8 juillet 2006)


Le complot de 1962 et l’institutionnalisation du Parti Unique

Noura Borsali

 

 Dans cette cinquième et dernière partie de notre dossier consacré à “ la démocratie à l’épreuve de l’indépendance ” (voir les cinq parties précédentes : Réalités no 1058 du 6 au 12 avril, no 1060 du 20 au 26 avril 2006, no1063 du 11 au 17 mai 2006, no1064 du 18 au 24 mai 2006 et no 1069 du 22 au 28 juin 2006), nous réservons deux parties au complot de décembre 1962.

 

Dans une première partie (voir le no précédent), nous avons présenté les mobiles, le profil et le projet des conjurés ainsi que l’attitude des autorités à vis-à-vis de ce projet avorté. Dans cette seconde et dernière partie, nous publions un entretien fait à Bizerte avec Kaddour Ben Yochrett qui a participé au complot et a été condamné à 20 ans de travaux forcés avant d’être libéré, lui et ses compagnons, en mai 1973 à la suite d’une grâce présidentielle.

 

Nous avons également recueilli les témoignages des familles de condamnés à mort : de Taos, Rebeh et Younès Chraïti originaires de Gafsa et résidant à Tunis, de Habiba veuve Habib Hanini et des deux sœurs de Hédi Gafsi Henda et Mahbouba Gafsi et de son neveu Hafedh, de Bizerte et de Jnaïni Hachani de Tunis, fille de Salah Hachani. Comme nous avons dressé un portrait d’un dissident de Gafsa Cheikh el Arbi Akremi. Ce complot -qui n’a pas été exécuté- a créé une crise politique et poussé les autorités à repenser le rapport Etat-Parti et à institutionaliser le parti unique à parti de janvier 1963. Ainsi prend fin notre dossier qui s’est étendu sur la période 1956-1963, années décisives dans la construction de l’Etat national. Notre prochain dossier, à partir du mois de juillet, évoquera les grandes réformes de l’indépendance.

 

L’interdiction du Parti Communiste et de ses organes de presse comme At-Talia, et du journal de gauche Tribune du progrès , ainsi que les poursuites qui en ont découlé comptent parmi les mesures politiques destinées à faire taire toute voix dissidente. “ D’aucuns parlent d’atteinte aux libertés démocratiques et insistent sur le rôle de la liberté d’expression comme soupape de sûreté. Mais nous avons laissé une place tellement démesurée aux soupapes de sûreté qu’on a fini par manquer de respect au Chef de l’Etat en colportant sur son compte des accusations inexactes ou des appréciations impertinentes ”, répond Bourguiba dans son discours à l’ouverture du Conseil National du Néo-Destour, le 2 mars 1963. Une fois le paysage politique verrouillé, Bourguiba, secoué par la crise politique provoquée par le projet de complot, décide de prendre, dès le mois de janvier, une série de mesures de précaution. Parmi ces dernières, nous pouvons citer le choix de ses aides de camp non plus parmi l’ancienne garde beylicale, mais parmi ses fidèles du parti, le changement du directeur de la sûreté nationale, la nomination de son fils “ Bibi ” Junior à la tête du ministère de la Défense, la réhabilitation de Mohamed Masmoudi qui retrouve une ambassade après une retraite forcée et la mise en vente en grandes quantités d’huile d’olive, qui ne sera plus mélangée à l’huile de soja. Cette dernière mesure est à l’usage du peuple, du fait que cette question a suscité de violentes critiques, voire des manifestations populaires et a été un des mobiles du complot. Bourguiba voudrait aussi créer un poste de vice-président qu’il confierait à son homme de confiance Bahi Ladgham. D’autre part, le Néo-Destour décide de “ repenser ses structures ” (1).

 

Repenser les structures du parti

 

“ Après la découverte du complot, j’estime que s’imposent la révision de l’appareil administratif ainsi que l’étude approfondie de la philosophie du régime ”, déclare Taïeb Mhiri, S.G. adjoint du Bureau Politique du Néo-Destour. Selon la presse officielle, il s’agit de faire appel aux “ forces vives de la nation ” et non plus à d’“ anciens collaborateurs du colonialisme et des beys ”. Bourguiba, dans sa réponse aux députés qui l’ont assuré de leur soutien indéfectible, proclame sa ferme volonté de pallier les carences du régime. “ Il s’agit pour nous maintenant d’organiser d’une manière nouvelle notre vie, de nous débarrasser de certaines traditions, de bouleverser des structures anachroniques, en un mot, de construire une société jeune, dynamique, de laquelle seront bannies la tyrannie, l’injustice et l’exploitation de l’homme par l’homme…Toute notre œuvre tend à réaliser l’intégration du peuple, la fusion de toutes les couches sociales dans un même creuset qui est la nation… ”. Ces propos traduisent en fait le malaise existant. Aussi le Néo-Destour multiplie-t-il les réunions de ses structures pour répondre à toutes sortes de questions qu’a suscitées le complot afin d’assurer la consolidation de l’Etat et d’“ envisager certains aménagements dans les organes du Parti et de l’Etat et dans leurs rapports entre eux ” (Bourguiba). Le Conseil national convoqué pour le 2 mars 1963, aboutit à d’importantes réformes “ déclarées exutoires par le Bureau politique dès le 11 mars ” même si “ elles doivent être soumises pour approbation définitive au congrès du parti prévu pour 1964 ” (2). Dans son discours-programme tant attendu, Bourguiba prône le dialogue, le rétablissement du rapport base-sommet, l’élévation du niveau des responsables du parti à tous les échelons, la suppression de la dualité délégué-gouverneur, Parti-Etat, le renforcement des liens entre le parti et les organisations nationales notamment à l’échelon régional…(3). Durant trois jours, une centaine de délégués travaillent d’arrache-pied dans des commissions constituées à cet effet pour rédiger un rapport et proposer les grandes lignes des réformes à entreprendre qui oscilleront entre l’élargissement et la centralisation du pouvoir à tous les échelons. Ces dernières seront soumises au Bureau Politique et le prochain congrès prévu pour octobre 1964 “ pourra alors se prononcer, au vu de l’expérience qui en aura été faite ” (Bourguiba). Ainsi par exemple est entérinée la décision de créer -pour la première fois- des “ comités de coordination régionaux ” qui seront composés d’autres élus par les cellules, de membres élus par les organisations nationales et de certains techniciens économiques et sociaux et qui auront, auprès du gouverneur, un rôle consultatif et d’exécution. “ En tant que Chef d’Etat, et aussi en tant que Président du parti qui a donné naissance à cet Etat, je pense que le seul représentant du pouvoir central dans la région est le Gouverneur ”, déclare Bourguiba. Au niveau du sommet du parti, un Bureau Politique élargi devenu Comité Central sera formé de 40 à 50 membres, tous élus. Toutefois, le Président se réserve le droit de choisir un praesidium de 5 à 6 membres, “ qui pourra s’appeler Bureau Politique ”. “ Nous ne voulons pas, souligne Bourguiba, qu’il reste la chasse gardée des “ anciens combattants ”, c’est-à-dire de ceux qui ont fait de la prison ” mais “ des hommes à la fois compétents et sincères pourront y accéder ”. Quant à l’adhésion au parti, “ désormais, dit Bourguiba, le patriotisme seul ne suffit plus ”. Pour être militant destourien, il faut “ faire la preuve de ses capacités et de sa compétence ” et avoir reçu “ une formation suffisante à l’école des cadres ”. C’est à cette seule condition que le “ membre adhérent ” deviendra “ membre actif ”, c’est-à-dire militant, note Bourguiba dans son discours déjà cité. L’objectif d’une telle réforme vise à créer “ une élite enthousiaste et efficace ”. “ C’est bien là la démocratie ”, conclut Bourguiba à ce propos.

 

Liens Parti-Organisations nationales

 

Quant aux liens du parti et des organisations nationales, Bourguiba affirme qu’“ une organisation nationale n’est pas autre chose qu’une partie d’un tout qui est la Nation ”. Le IXème Congrès de l’UGTT, qui s’est tenu du 28 au 31 mars à Tunis, a posé la question de définir clairement de nouveaux rapports avec le Néo-Destour. A l’issue du congrès, Habib Achour a remplacé Ahmed Tlili et “ très vite après, une commission mixte a étudié le raffermissement des liens organiques entre la Centrale syndicale et le Parti ” (4). Le Conseil National du parti, comme nous l’avons souligné plus haut, a préconisé une association plus étroite du Néo-Destour et des organisations nationales, notamment à l’échelon régional où délégués du parti et délégués syndicaux devront siéger côte à côte dans les comités de coordination régionaux. Il s’agira donc d’adapter les structures de l’UGTT à ces nouvelles conditions (5). Pour cela, “ on sera sans doute amené à délimiter aussi, sans équivoque, le rôle des cellules professionnelles (qui ont pour rôle l’éducation ouvrière) créées récemment par le parti et le rôle plus revendicatif des sections professionnelles syndicales ” (6). Beaucoup plus tard, après le Congrès de Bizerte, Mohamed Sayah, directeur du parti, envoie, à la suite d’une réunion du BP à Carthage, une circulaire aux présidents des Comités de Coordination en date du 24 décembre 1964 où il est dit d’“ engager les comités des organisations nationales à coopérer utilement avec l’appareil du parti ”. Dans une autre lettre envoyée à Habib Achour, Sayah demande que “ des instructions nécessaires soient données aux sections syndicales dépendant de l’UGTT ” pour l’application des décisions du congrès de Bizerte. Ce à quoi répond Habib Achour dans sa lettre à Mohamed Sayah, datée du 8 janvier 1965: “ Pour donner une forme légale aux décisions du PSD, il faudrait surseoir à l’application de ces décisions et les soumettre au Congrès national de l’UGTT, seul organisme de notre Centrale habilité à prendre une telle décision ”.L’utilisation des cellules professionnelles contre l’UGTT suscite une polémique entre Habib Achour et Mohamed Sayah. Quelques mois plus tard, les deux leaders syndicaux Ahmed Tlili et Habib Achour sont exclus du PSD. “ Leurs prises de position et déclarations constituent un acte grave d’indiscipline à l’égard du parti et visent à jeter le discrédit sur notre régime républicain, et à dénigrer systématiquement tout ce que le peuple, uni au sein du parti, a acquis après tant d’années de lutte ”, note le directeur du parti dans un communiqué du Bureau Politique publié dans La Presse du 30 juillet 1965.

 

L’encadrement de la jeunesse

 

L’attention des responsables destouriens porte également sur la jeunesse, particulièrement estudiantine, pour laquelle sont organisées des conférences régionales. Clôturant le séminaire de la jeunesse destourienne réuni à Tunis, Bourguiba, dans un discours prononcé le 29 juillet 1963, critique les étudiants opposants dans ces termes : “ Les satisfactions que ces messieurs tirent de leur attitude négative n’ont rien de commun avec le bonheur qu’on trouve dans une libre soumission à la discipline afin de transformer un pays sous-développé en une nation moderne ”. Bourguiba et son gouvernement ont été très sensibles aux critiques des étudiants tunisiens à Paris quant aux “ atteintes continuelles aux libertés ”. Le 18 février 1963, le Comité de la section de Paris est dissout. Les étudiants de gauche, après avoir condamné le complot ”, ont attiré l’attention sur le malaise social dû à “ la dégradation de la situation économique”, et sur “ les atteintes continuelles aux libertés ”. Dans ses assisses tenues le 13 août 1963, le Conseil des cadres des étudiants destouriens vote une résolution qui dénonce “ la tendance oppositionnelle ” et réaffirme les relations étroites des Etudiants avec l’Etat. Deux jours après, le congrès du Kef réaffirme le lien organique de l’organisation avec le PSD. C’est, en effet, durant ce même été 1963, que se radicalisera la contestation estudiantine et que naîtra le “ Groupe d’Etudes d’Action Socialiste Tunisien ” (GEAST, “ Perspectives ”). Nous pouvons rappeler, par ailleurs, que les élections municipales—qui se sont déroulées le 12 mai de la même année— ont consacré “ la victoire ” des listes destouriennes présentée sans concurrents. Enfin, l’année 1963 se terminera sur la célébration le 13 décembre à Bizerte de l’évacuation définitive de la base militaires par les troupes françaises. A cette célébration sont présents les ennemis d’hier avec lesquels Bourguiba s’est brouillé à cause de leur soutien aux opposants yousséfistes et de la prétendue implication de l’Algérie dans le complot de décembre 1962: Gamal Abdel Nasser et Ahmed Ben Bella. Aussi est-il liquidé le contentieux avec la France, l’Algérie et l’Egypte.

 

En conclusion, toutes ces réformes entreprises (et que consacrera le congrès de Bizerte en octobre 1964) dénote du malaise de la Tunisie de l’avant décembre 62 sur lequel se sont appuyés les conjurés . Elles ont servi, par ailleurs, à raffermir l’autorité et le prestige d’un Chef d’Etat amoindris par la tentative de coup d’Etat simplement envisagée. Il n’empêche que le complot a eu un épilogue tragique dix exécutions.

 

 

(1) et (3) “ Jeune Afrique ” (no 125, 11-17 mars 1963).

 

(2) et (4) “ Annuaire de l’Afrique du Nord ”, 1963

 

(5) et (6) “ J.A.”, no 128, 1er-7 avril 1963

 

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LES PROCES CONNEXES AU COMPLOT

 

– Début février 1963 : cinq élèves de Thala, proches de Cheikh Ahmed Rahmouni (exécuté en janvier 1962), sont condamnés à des peines allant de 3 à 8 mois.

 

– 1-3 mars 1963 : Dix inculpés dont d’anciens fellaghas tel Sassi Lassoued sont jugés: quatre condamnations à 20 ans de travaux forcés. Libération des autres.

 

– 12-16 mars 1963 : 43 inculpés sont à la barre: une peine capitale par contumace, trois condamnations à 20 ans de travaux forcés. Parmi ces inculpés figure Sahbi Farhat, instituteur et syndicaliste, qui a été condamné à deux ans d’emprisonnement pour s’être engagé à rédiger les communiqués, une fois le complot réussi (selon la version officielle). Sahbi Farhat est mort, avec un autre co-inculpé, Jamal un an après sa condamnation, au bagne de Porto Farina, dans de terribles conditions de détention.

 

– 9 mai 1963 : Quatre inculpés dont Cheikh Hassen El Ayadi, ancien fellagha et principal animateur de Sabbat Edhlem qui est condamné à mort. Des peines variées dont 10 ans de travaux forcés sont prononcées pour les autres.

 

(Source : « Réalités » N° 1070 du 29 juin 2006)

 

** Habiba veuve Habib Hanini

 

** Kaddour Ben Yochrett : “ L’idée du complot a germé après la Bataille de Bizerte ”

 

 

** Portrait d’un dissident de Gafsa : Cheikh el Arbi Akremi

 

** Taos, bent El Mosbah El Hammami, épouse Lazhar Chraïti

 

** JNAINA HACHANI : On devenait tous des assassins

 

** Famille Hédi et Ali GAFSI

 

** LES COMPLOTS AU PROCHE-ORIENT 1945-1970

 

(Source : « Réalités » N° 1070 du 29 juin 2006)


 

 

 

Changements politiques et exclusion lors de la décolonisation :

le cas du Makhzen en Tunisie (1954-1959)

Khalifa Chater  

 

 

Résumé

 

La colonisation en Tunisie a entraîné un transfert de souveraineté. Il s’agissait de maintenir l’Etat Makhzen asservi et d’utiliser son personnel comme auxiliaire. A l’indépendance, ces élites traditionnelles perçues comme associées à la colonisation et coupées des mouvements de résistance , ont été exclues du nouveau pouvoir et marginalisées voire même ostracisées.  Ce retour à un statut d’homme ordinaire fut difficile et pour certains une véritable « descente aux enfers ».

 

Table des matières

 

I – Le Makhzen à l’épreuve de la lutte pour l’indépendance  

II – Le Makhzen dans le régime de transition (juillet 1954 – avril 1956)  

III – La fin du Makhzen (14 avril 1956 – 25 juillet 1957) : Le pouvoir beylical est désormais formel

A – La fin des privilèges husseinites (31 mai 1956)  

B – La restructuration de l’administration régionale  

IV – Les mesures post-monarchiques  

A – La fin du régime husseinite   

B – La  loi de « l’indignité nationale » et ses effets judiciaires   

Conclusion  

 

Texte intégral

 

Notre communication a pour objet l’identification d’un processus spécifique d’exclusion, lors des changements politiques qui affectent évidemment l’Establishment et les élus du pouvoir.  La colonisation de la Tunisie en 1881 et le transfert effectif de la souveraineté qui s’en suivit ont établi et institué une dichotomie ethnique et culturelle, consacrant l’exclusion d’une communauté par une autre. Mais le processus colonial a recherché, lors du transfert de la souveraineté à une administration française-relais du pouvoir métropolitain, l’alliance du personnel makhzen, désormais mis sous la tutelle de la Résidence.

 

Le jeu politique consistait à maintenir l’Etat makhzen, asservi et par conséquent à ménager son personnel, comme auxiliaire. De ce fait, les élites traditionnelles se trouvaient, d’une certaine façon, associées à la colonisation, judicieusement dissociées des mouvements de contestation et/ou de la résistance. Cette marginalisation par rapport au mouvement populaire pouvait signifier leur mise hors de la communauté nationale, lors du recouvrement de la souveraineté.  

 

Ainsi furent-ils perçus par le nouvel Etat, et invités à rendre des comptes. Et d’ailleurs, ils ne pouvaient qu’être « les perdants » de la nouvelle situation qui implique l’émergence de nouveaux dirigeants, de nouvelles élites politiques, sans oublier les effets du processus de décolonisation, de l’édification du nouveau pouvoir sur les mutations socio-économiques. Dans ce cas, nous avons affaire à une perte différentielle du rang social, de la perte des privilèges makhzéniens, à la sortie de l’arène politique et même de la scène publique. Dans certains cas, certes minimes, la mesure peut provoquer des actes d’ostracisme, d’exclusion et de marginalisation politiques.

 

Ce processus doit, d’autre part, s’inscrire dans cette mutation institutionnelle du makhzen traditionnel à une administration moderne. Nous avons vu, qu’en dépit de son changement du mode de gouvernement, le régime du protectorat s’est accommodé de l’administration -makhzen, qu’il a altéré, tout en sauvegardant sa fiction juridique et en s’assurant l’allégeance de ses membres. Dans le système du protectorat, les apparences étaient sauves, en dépit d’une aliénation politique incontestable.

 

Accessoires de la vitrine coloniale, sous le protectorat, les élites du makhzen étaient condamnées à re-intégrer leur statut d’hommes du commun, parfois de citoyens de seconde zone (cas de ceux qui seront frappés d’indignité nationale), sinon de pièces de musée. Notre communication a pour objectif d’examiner ce re-équilibrage social, qui fut considéré par certains de ses victimes comme une « descente aux enfers ».

 

I – Le Makhzen à l’épreuve de la lutte pour l’indépendance  

 

Rappelons qu’on définit, dans la littérature politique maghrébine et la grille conceptuelle qu’elle identifie, en tant que makhzen, les élites qui gravitent autour du pouvoir, forme son système de gouvernement, ses instruments de domination de l’ensemble de la société et entretiennent avec lui des relations privilégiées. Telle famille est makhzenie, l’expression consacrée signifie qu’elle fait partie des structures du pouvoir, qui l’ont hissé au sommet de la hiérarchie du pouvoir1.

Depuis l’établissement du Protectorat, l’Etat-dynastie survit comme entité symbolique, dépossédée de toute souveraineté. Mais le système makhzen perdure, puisque le gouvernement colonial a recours aux familles makhzens, comme auxiliaires du pouvoir colonial. Comment pouvaient-elles s’intégrer dans le nouveau système politique, faire bon ménage avec les nouveaux dirigeants, survivre dans le nouveau régime, en dépit d’un contentieux réel. Examinons cette évolution, au cours de cette étape décisive, des relations mouvement national/makhzen, de la reconstruction de l’alliance aux déboires suscités par la défection de Lamine Bey, lors de l’épreuve.  

Le mouvement national put compter, sur le soutien modéré mais évident du bey, lors de la rupture avec le pouvoir colonial et le déclenchement de la résistance nationale qui s’en suivit. Lamine Bey refusa de se désolidariser du gouvernement de négociation de Mohamed Chenik, dont les membres furent arrêtés sur ordre du Résident général, dans la nuit du 25 au 26 mars 1952. Il refusa de coopérer avec le ministère de Salaheddine Baccouche, choisi par la Résidence.

Fait plus significatif, pressé de ratifier les réformes imposées, Lamine Bey prit le 1er août, l’initiative de convoquer un conseil de quarante personnalités représentatives de la population tunisienne et leur soumit les projets de réformes. L’identification de ces personnalités montrait que le bey se ralliait à une nouvelle vision de l’entité nationale, dépassant la caste du makhzen incarné par l’équipe de Salaheddine Baccouche. Le Bey prit acte du rejet des projets. Mais il ne tarda pas à céder à l’ultimatum du Résident général et signa les décrets relatifs aux réformes municipales et caïdales (20 décembre 1952).

Le mouvement national dénonça cette défaillance et rompit les ponts avec Lamine Bey, réduit à jouer le rôle d’auxiliaire de la colonisation, pendant la montée des périls et le développement de la résistance. Les ressentiments nés de cette rupture ne pouvaient que ressusciter le conflit organique avec le système makhzen et rappeler le statut de souverain illégitime de Lamine Bey, du fait de sa succession à Moncef Bey, destitué par le Protectorat pour ses attitudes nationalistes. Et pourtant, les instances du Néo-Destour prirent la décision d’occulter cette défection, d’opter pour un compromis diplomatique, pour impliquer l’autorité officielle, dans les négociations. Il s’agissait avant tout de s’accommoder de cette formalité, pour ne pas susciter au partenaire français des complications statutaires.   

 

II – Le Makhzen dans le régime de transition (juillet 1954 – avril 1956)  

 

La déclaration du Président du Conseil Mendes-France, le 31 juillet 19554, reconnaissant l’autonomie interne, annonce une remise en cause des équilibres fondateurs de l’Etat-dynastie2 et une révision des assises gouvernementales. L’autonomie interne consacre la lutte engagée par le peuple tunisien, sous la direction du Néo-Destour et lui donne l’occasion de prendre effectivement la direction du pouvoir, en redimentionnant la dynastie beylicale, qui s’est trouvée marginalisée par sa défection. D’ailleurs, le Président de Conseil Mendes-France s’est assuré la caution du Néo-Destour, avant d’engager son action3.

“Imposant au parti un opportunisme d’attente” – l’expression est Charles-André Julien4, Bourguiba s’accommoda des conditions fixées par le gouvernement français et accepta la formation d’un gouvernement de négociation, qui comprenait une large participation non-destourienne. Dirigé par Tahar Ben Ammar, le ministère du compromis formé le 7 août, après de laborieuses négociations assurait la coopération entre le Néo-Destour (4 membres), des notables du makhzen Aziz Jallouli, Naceur Ben Saïd etc.) et des directeurs français.

Le retour triomphal du leader Habib Bourguiba, le 1er juin 1955, à la veille de la  signature des Conventions franco-tunisiennes affirmait l’émergence de la souveraineté populaire. Les gestes de compromis de la conjoncture (présence des fils du bey lors de l’accueil, visite d’Habib Bourguiba au bey, ne doivent pas induire en erreur. Ils s’inscrivent dans une lecture «diplomatique» du concept de l’union nationale : “Cette union, affirma Bourguiba, doit être nationale et ne pas se limiter exclusivement aux destouriens 5”.

L’abrogation, dès le 8 septembre 1955, des décrets nommant comme conseillers quatre anciens ministres, qui se sont distingués par leur opposition au mouvement national (les anciens Premiers ministres Mustapha Kaak et Slaheddine Baccouche ainsi que les ministres Abdelkader Belkhodja et Hédi Raïs) peuvent être considérés comme des mesures d’exceptions, ainsi que la mise en disponibilité, le 10 novembre 1955, par le ministre de l’Intérieur Mongi Slim, des caïds des Souassi, de Tozeur, de Neffat, de l’Aradh et des Kahias de Nabeul et de Thala et la révocation du kahia de Ksour Essaf. Ces mesures ponctuelles semblent frapper des personnalités compromises du makhzen. mais la restructuration des instruments du pouvoir ne semblait pas constituer la priorité de l’heure.

Tout juste pouvait-on parler d’un re-équilibrage politique qui impliquait, de fait, l’adaptation de l’autorité caïdale au nouveau contexte. Selon sa définition générique, le makhzen servait les détenteurs du pouvoir, sans état d’âme ou presque. “Rabbi younsor Sidna”, tel est le slogan qu’on prête au makhzen. Le remaniement ministériel du 17 septembre 1955 écartait le haut-makhzen des charges gouvernementales.

Par contre, l’administration régionale fut maintenue, en tant que telle. Ses membres s’illustrèrent par son appui inconditionnel au nouveau pouvoir. D’ailleurs, les autorités tunisiennes ont redéfini les prérogatives de l’administration régionale puisque les caïds, les kahias et les khalifas, deviennent “des délégataires, en tant que chefs de leurs circonscriptions, des pouvoirs du Premier ministre et du Ministre de l’Intérieur” (décret du 21 septembre, – 4 jours après la formation du gouvernement destourien -) et qu’ils récupèrent les compétences des contrôleurs civils français (décret du 6 octobre 1955). Ce qui permit une survie du makhzen ou du moins du bas-makhzen, formé par les caîds, les kahias et les khalifas.

Mais la convocation par le Bey, après de longues tractations, de l’Assemblée Constituante, le 29 décembre 1955, redonne l’initiative au peuple, traduisant l’état de fait et les nouveaux rapports de forces sur la scène politique tunisienne. La proclamation de l’indépendance tunisienne et la nomination de Habib Bourguiba, comme Premier ministre, Président de Conseil, après l’élection de la Constituante, le 14 avril 1956, annonce  l’avènement du nouveau régime, sinon d’un nouvel Etat.

Les mutations engagées se réaliseront par un processus progressif, une suite de compromis conjoncturels. Elles étaient, dans l’ordre des choses et dans l’air du temps6. Alliant le choix stratégique d’un grand dessein de réforme globale et les options tactiques d’une «politique des étapes», Bourguiba évitait de brusquer. Mais le problème du Makhzen se trouve posé, par cette nécessaire restructuration des pouvoirs et la prise en compte de l’émergence des nouvelles élites. Pouvait-il ne pas tenir compte des assises populaires du nouveau régime et maintenir des privilèges obsolètes, alors qu’il a l’ambition d’assurer la promotion de l’ensemble de la société et d’assurer à ses différentes composantes l’égalité des chances?

Il devait ainsi reconsidérer les trois pôles de l’ancien régime : la dynastie beylicale, le makhzen et la hiérarchie du charaa, ses alliés privilégiés, sinon inconditionnels.  Et d’ailleurs, l’élection de la Constituante impliquait une modification profonde et essentielle de la nature de l’Etat, d’origine ottomane, puisque les sources de légitimité ont radicalement changé et que le peuple -représentée par l’Assemblée Constituante- est désormais  le dépositaire de la souveraineté nationale.  

 

III – La fin du Makhzen (14 avril 1956 – 25 juillet 1957) : Le pouvoir beylical est désormais formel

 

Il est réduit à la ratification des décrets préparés par le gouvernement, au cours de la cérémonie du Sceau. Bourguiba se prêtait mal au rituel protocolaire dynastique et à l’étiquette désuète qu’il définissait.  A titre d’exemple, la participation du Bey et du leader, en tant que Président du Conseil, aux cérémonies religieuses de la nuit du Destin, à la Mosquée Zeitouna, le 7 mai 1956, était pour les détenteurs de l’autorité dynastique et le représentant de la souveraineté populaire une dure épreuve, ne serait-ce que par le problème préséance qu’elle posait. Bourguiba fera état, dans une de ses causeries, après la chute de la monarchie, des ressentiments provoqués par cette coexistence diplomatique7.

La remise du grand Cordon de l’Indépendance par Habib Bourguiba à Lamine 1er, le 20 décembre 1956, semblait relever plutôt du rituel diplomatique que de la reconnaissance des services rendus à la nation, lors de la lutte. Elle mettait, d’autre part, en valeur le leader, Habib Bourguiba, comme dépositaire de l’ordre national. En tout cas, la coexistence était difficile dans cette conjoncture de transition, où «le pouvoir» husseinite se trouvait  dépassé, marginalisé et à plus ou moins longue échéance condamné.

 

A – La fin des privilèges husseinites (31 mai 1956)  

 

Dans le cadre de la préparation du budget, le Conseil des ministres du 30 mai 1956, examine  la Liste civile, à savoir le budget de la famille beylicale, réorganise son mode de fonctionnement et remet en question les traitements accordés aux princes husseinites. Proposé par le gouvernement, le décret  fut soumis, le 31 mai, à Lamine Bey, qui ordonna d’y apposer le sceau beylical8.

Désormais, « tous les privilèges, exonérations ou imminutés de quelque nature que ce soit, reconnus actuellement aux membres de la famille beylicale sont abolis »9. De ce fait, les dotations des princes sont implicitement supprimées. La deuxième mesure, organise la gestion de la Liste civile et la confie, ainsi que le domaine de la couronne, à un administrateur relevant du ministère des finances. Fait surprenant le titre husseinite du bey « Nous Lamine Pacha Bey, possesseur du Royaume de Tunis », scellant le décret apparaît comme une séquelle désuète.

Défendant cette mesure avant la cérémonie du Sceau où le décret fut ratifié, le journal Le Petit Matin fait valoir qu’il consacre la promotion des princes et princesses, comme des citoyens « majeurs », «ayant les mêmes droits et les mêmes obligations que l’ensemble des citoyens », alors qu’ils étaient considérés « juridiquement comme incapables »10. Plus incisif, le journal l’Action, porte-parole du Néo-Destour l’inscrit dans le cadre de la « démocratisation » du pays, d’une abolition « d’une discrimination, dont les intéressés eux-mêmes reconnaissent l’injustice »11. Fin des privilèges dynastiques, le discours de l’organe du Néo-Destour, exprimant la dimension idéologique et non conjoncturelle ou pragmatique de la mesure, annonce la fin du régime dynastique, désormais fragilisé.

 

B – La restructuration de l’administration régionale  

 

Le décret du 21 juin 1956, organise l’administration régionale, désormais assurée par des gouverneurs, des secrétaires généraux de gouvernorats et des délégués. La loi de cadre, adoptée en conséquence, met fin au bas-makzen, chargé de l’administration provinciale et supprime les charges de :

– 37 caïds en exercices et le Cheikh el-Médina assurant la charge de caïd de la capitale,.

– 49 khahias en exercice et 5 kahias, en surnombre,

– 77 khalifa en exercices et 18 khalifas en surnombre.

Le texte de la loi donne aux autorités centrales le droit de les « rayer », par décret, tout en maintenant leurs droits à la pension. Mais ils peuvent être maintenus, en position de mise en disponibilité, pendant cinq ans, date à l’issue de la quelle ils seront soit réintégrés soit rayés des cadres. Le corps des gouverneurs qui prend le relais des autorités caïdale est choisi parmi les cadres du Néo-Destour. Le caïd Ahmed Zaouche et les khalifas Hédi Mabrouk et Rachid Mzali bénéficièrent d’une conversion de leurs charges, respectivement en tant que caïd12 (pour le premier) et secrétaire général de gouvernorat13 (pour les deux autres).  

Le mouvement dans le corps caïdal, annoncé le jour même révoque le cheikh el-médina, 29 caïds, 35 kahias et 39 khalifas14. Le corps makhzen, formé des familles qui détenaient, de fait, le monopole de l’administration régionale, est démantelée. Certaines d’entre elles remontent leu. D’autres familles ont bénéficié de l’élargissement du makhzen aux officiers de l’armée beylicale, au début du Protectorat ou à la construction du nouveau réseau clientéliste, sous le régime de la colonisation15. Justifiant la décision, le Président de Conseil Habib Bourguiba déclara :

« Nous avons estimé nécessaire d’épurer ces cadres, pour assurer une coopération basée sur le respect réciproque entre l’Etat personnifié dans ses représentants et le peuple qui doit respecter en eux, non plus les agents de la colonisation, mais les serviteurs de l’intérêt public Pour la grande majorité de cadres touchés par l’épuration, le coup a été dur. Certains en souffrent terriblement. Mais nous étions dans une nécessité inéluctable » 16.

Etats d’âme, attitude critique devant une mesure imposée par la direction du Néo-Destour, comment interpréter cette lecture du leader de cette décision révolutionnaire ? Des témoignages concordants évoquent les tentatives de Bourguiba pour maintenir certains membres du corps caïdal, qui l’ont d’ailleurs bien servi pendant la crise yousséfiste.

Peut-être faudrait-il expliquer cette modération du ton, par ce pragmatisme, qui aurait permis de s’accommoder du corps makhzen ? Mais la redéfinition de l’Etat tunisien implique nécessairement le changement des corps dirigeants. Mais la proclamation de la République constituera un tournant dans le traitement de la  question makhzen, séquelle d’un temps révolu.

 

IV – Les mesures post-monarchiques  

 

Les mesures prises, après la proclamation de la République le 25 juillet 1957, attestent le souci de prendre en ligne de compte le contentieux de la lutte de l’indépendance et de redimensionner les élites traditionnelles, les adversaires d’hier, en mettant en cause leur crédibilité et en les excluant de l’espace public. Autre considération non négligeable, la mise à l’ordre du jour de «l’exploit» historique implique la culpabilisation du corps makhzen, dont les privilèges étaient liés au statu quo.

La création de la Haute Cour annonce l’engagement du régime destourien dans une «chasse aux sorcières», répondant, vraisemblablement, aux vœux de ses militants, soucieux d’inscrire leur victoire dans le vécu, alors que les mots d’ordre de la lutte pour l’évacuation et les effets du soutien tunisien au FLN et les conflits qu’ils suscitaient avec l’ancienne métropole ne permettaient pas de tourner la page de la décolonisation.

 

A – La fin du régime husseinite   

La proclamation de la République le 25 juillet 1957, par l’Assemblée constituante – traduction des nouveaux rapports sur la scène tunisienne – rappelait d’ailleurs ce contentieux de la lutte pour l’indépendance. La dynastie husseinite est abolie. Lamine Bey, l’héritier présomptif, les trois fils du bey et son gendre Dr Mohamed Ben Salem furent assignés à résidence dans un palais à la Mannouba17. Dès le lendemain, les biens de la famille régnante (son épouse, ses fils, ses filles, ses petits-enfants, ses gendres (soit 43 personnes) furent confisqués18.  La mesure devait s’étendre à d’influents membres du makhzen. La loi du 17 août 1957, portant confiscation des « biens mal acquis », fut prise dans ce contexte19.

En application de cette loi, les biens de 16 notables de l’ancien régime furent confisqués. La liste des notables comprend l’ancien ministre Mohamed Salah Mzali, des anciens ministres, des caïds et des membres du grand Conseil. La mesure fut, d’autre part, appliquée à l’ancien Directeur du Collège Sadiki, et un ancien cadhi. L’examen des biens mal acquis, mis sous séquestres, montre qu’on avait rarement affaire à des fortunes exceptionnelles, à l’exception du caïd de Kairouan et du cadi de Mahdia20. Certaines fortunes ont été, d’ailleurs acquises, lors de l’exercice du pouvoir par «les dynasties» caïdales.

 Le transfert de la souveraineté et les mutations des assises du pouvoir qu’il engagea, se traduit sur la scène tunisienne, par le déclin de l’aristocratie makhzen, liée au pouvoir du Protectorat et l’émergence d’une nouvelle élite, qui prenait le relais.

Ce processus qui accompagnait la décolonisation alimentait des ressentiments évidents.  Il devait être poursuivi, par la traduction de certaines personnalités du makhzen, devant la Haute Cour, en vertu de la loi de « l’indignité nationale ».  

 

B – La  loi de « l’indignité nationale » et ses effets judiciaires   

 

La loi du 19 novembre 1957 identifiait une nouvelle procédure d’exclusion, « l’indignité nationale ». Elle devait s’appliquer à tous ceux qui ont fait partie, avant le 31 juillet 1956 : Ministres, fonctionnaires des services de sécurité, d’information et de presse, membres du Grand Conseil ayant participé à l’organisation des manifestations artistiques, économiques, politiques et autres en faveur de la colonisation… ou d’avoir publié des articles, brochures ou livres ou fait des conférences en faveur de la colonisation21. La mesure annonçait « un nettoyage » nationaliste intégral, à l’encontre de tous ceux qui ont été employés par l’ancien régime. Comment pouvait-on l’expliquer? Le Président Habib Bourguiba, l’expliqua ainsi  :

« Des gens qui ont trahi la cause de leur pays, circulent la tête haute, comme si de rien n’était; on les trouve dans les réceptions diplomatiques, ou autres. Leur luxe ou leur arrogance sont choquants… Cette situation est une injure à nos morts; elle blesse notre conception de la justice humaine. Dans tout autre pays, ils seraient en prison, mais le Tunisien ne cultive pas le ressentiment. La Haute Cour elle-même n’a condamné à mort que des assassins et non pas les adversaires du régime » 22.

Par sa rigueur sa sévérité de la loi – une véritable épée de Damoclès – , la loi “a ému une partie de l’opinion publique tunisienne” qui relève qu’elle semble, par “son caractère général, viser beaucoup trop de gens” et pouvoir justifier « des poursuites intentées par des actes – ou des attitudes – remontant très loin dans le passé » 23. Des correctifs furent introduits par le législateur limitant la période du délit à l’affrontement décisif avec la colonisation (18 janvier 1953-31 juillet 195424). Habib Bourguiba devait expliquer que la loi ne visait pas les agents subalternes mais « les responsables : ministres ou hauts dignitaires, ceux qui avaient le pouvoir de décision ou celui d’entraîner les autres. Ceux qui ont joué la carte des adversaires » 25.

La loi désigne, mais sans les nommer explicitement les ministres des équipes Salah eddine Baccouche (17 avril 1952- 2 mars 1954) et Mohamed Salah Mzali (2 mars 1954-16 juin 1954). A-t-elle retenu «des boucs émissaires», selon l’expression de Mohamed Salah Mzali26 ? Le nouveau régime estimait, en effet, que ces ministères ont contrecarré le mouvement de la résistance. L’ancien Premier ministre Mzali devait voir le séquestre levé, le 18 avril 1958, après l’ordonnance de  non-lieu, relative au procès relatif aux biens mal acquis. Mais il fut arrêté ainsi que les membres de son équipe et celle de Salah eddine Baccouche, le 24 juin 195827.   

Déférés devant la Haute cour, les membres des Ministères désignés furent condamnés à la prison, à l’indignité nationale et à la confiscation de leurs biens. Mohamed Salah Mzali fut condamné à dix ans de prison ferme, à la confiscation de ses biens et à l’indignité nationale à vie. Mohamed Saadallah, fut condamné à cinq ans de prison ferme, à la confiscation de ses biens et à l’indignité nationale à vie.

Les autres membres du ministère Mzali furent condamnés à trois ans de prison ferme et d’indignité nationale28. Le verdict fut prononcé – simple hasard ! – le 27 février, à la veille de l’ouverture du Congrès de la victoire du Néo-Destour (2 mars 1959). Les membres des deux équipes ministérielles, rassemblées dans une même chambrette à la prison centrale rejoignaient le fils du bey déchu, l’ancien directeur de Sadiki et quelques professeurs de la Zeitouna. Comme par hasard, la plupart des détenus appartenaient au corps de ce que nous appelons le haut-makhzen. Ils devaient servir d’exemples à ce corps qui faisait valoir « son aristocratie ». Le makhzen s’éclipsait de la scène publique, au profit d’une nouvelle équipe dirigeante, – certains parleraient de Nomenclature – issue du mouvement national.

Conclusion  

Peut-on expliquer ces décisions par « la conjoncture de 1958, désormais dépassée », réduire ces faits à « leur valeur épisodique »29 ? Il ne faudrait guère occulter la dimension symbolique de l’acte politique, en relation avec le discours fondateur du nouveau régime. Ne sous-estimons pas, d’autre part, ses effets pratiques, puisqu’il institue pendant cette phase de transition, des mécanismes de conversion des assises du pouvoir, avec les exclusions, les rejets et les ostracismes qu’ils impliquent.

Le pouvoir tourne la page, mais après avoir bien réussi l’installation de la nouvelle équipe et redéfini le mode d’accession à l’Establishment, faisant valoir comme principe prioritaire l’affirmation d’une égalité de chance. Il faudrait prendre la juste mesure de cette abolition des privilèges. Il y eut certes des mesures de rétorsions. Les jugements furent rendus par un tribunal d’exception, la Haute Cour. Ces jugements d’exceptions pouvaient alimenter des ressentiments. Ayant réalisé cette opération politique, le gouvernement se montra disposé à prendre les mesures de grâce, à libérer des personnalités désormais marginalisées, oubliées30.  

Fait d’importance, les mesures se limitaient à une génération makhzénienne, puisque leurs descendants bénéficieront d’un traitement d’équité, en tant que citoyens comme les autres.   

 

Notes de bas de page numériques :

 

1 – Voir notre étude « Introduction à l’étude de l’Establishment tunisien,  : l’Etat-makhzen husseinite et ses mutations », in Les Cahiers de la Méditerranée, décembre 1994, pp. 1-18. Voir aussi Elbaki Hermassi, Leadership and National development in North Africa, a comparative study, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1972.

2 – Lors d’études antérieures, nous avons opté pour le concept d’Etat-dynastie, pour exprimer une réalité tunisienne, définissant l’Etat (Dawla) par la dynastie au pouvoir. Ce qui occulte la notion de pérennité de l’Etat. Voir notre étude Dépendance et mutations précoloniales, la Régence de Tunis (1815-1857), Tunis, Publications de l’Université, 1984, pp. 53 et suivantes.

3 – Une rencontre avec Mohamed Masmoudi, délégué du parti eut lieu, en juillet 1954, à Genève, où Mendes-France participaient aux négociations sur l’Indochine.

4 – Charles-André Julien, Et La Tunisie devint indépendante, Paris, Editions Jeune-Afrique, Paris 1985. Voir p. 1633.

5 – Discours de Habib Bourguiba, Place aux moutons, 1er juin 1955.

6 -Dans son discours de présentation de son programme, en tant que Président de Conseil, devant l’Assemblée Constituante, le 17 avril 1956, Habib Bourguiba déclara : “Le gouvernement est décidé à disposer d’une administration simplifiée, apurée dans l’équité et en dehors de tout esprit de vengeance ou de représailles immédiates … confiée à des Tunisiens, dont on exige surtout la compétence, le dévouement et dont nous voulons qu’ils soient pénétrés de «l’esprit de l’indépendance»”.  Ce qui annonce l’écartement du makhzen.

7 – Il s’agit essentiellement de l’incident de la canne que le bey a voulu confier au Premier ministre, avant d’entrer à la mosquée, selon l’usage, suscitant la colère de Habib Bourguiba.

8 – Acceptant l’état de fait, Lamine Bey ratifia, le 29 juin 1956, le budget consacrant les nouvelles dispositions.

9 – Article 3 du décret du 31 mai 1956.

10 – Le Petit Matin, 21 mai 1956.

11 – L’Action, 4 juin 1956.

12 – Liste des gouverneurs, décret du 21 juin 1956.

13 – Décret du ministre de l’Intérieur du 5 juillet 1956.

14 – Mouvement dans le corps caïdal,  décret du 21 juin 1956.

15 – Voir notre étude, « Les élites du pouvoir et de l’argent : le cas de la Tunisie aux XIXE-XXe siècles, in Cahiers de la Méditerranée, n°46-47, juin-décembre 1993, pp. 155-172.

16 -Habib Bourguiba, discours devant le Conseil national du Néo-Destour, 23 juin 1966.

17 – La Presse, 26 juillet 1957.

18 – Loi n° 57-2,,, du 27 juillet 1957 et liste annexe à la loi. Notons que les biens des gendres et des belles filles, avant mariage sont épargnés.

19 – Loi n°57-17.

20 – La liste des biens mal acquis mis sous séquestre a été publiée. Voir La Presse du 14 décembre 1957.

21 – Loi 57-59.

22 – Interview de Bourguiba au journal L’Action, 2 décembre 1957.

23 – Nous reproduisons les termes mêmes du questionnaire, au cours de l’interview de H. Bourguiba. Ibid.

24 – Loi 57-65, du 3 décembre 1957, portant modification de la 57-59.

25 – Interview de Bourguiba au journal L’Action, 2 décembre 1957.

26 – Voir les mémoires de Mohamed Salah Mzali, Au fil de ma vie, Editions Hassan Mzali Tunis, 1972, p. 372.

27 – Ibid, pp. 351 – 353.

28 – Le procès du ministère Mzali eut lieu le 24, 25, 26, 27 février 1959. Voir la Presse du 25 au 28 février 1959.

29 – Thèse de Mohamed Salah Mzali, op. cit., p; 359.

30 – Le 12 novembre 1959, Mohamed Salah Mzali a bénéficié d’une liberté conditionnelle, après les autres ministres. Il fut amnistié le 10 juin 1966, à la tête d’un premier groupe de douze personnes. Mais la loi d’amnistie ( 24 mai 1966) ne prévoit pas la restitution de ses biens. Ibid., pp. 373 – 377.

 

(Source : « Cahiers de la Méditerranée (*), N°69 paru le 1er décembre 2004)

URL: http://revel.unice.fr/cmedi/document.html?id=751#tocto8

 

(*) Publiés par le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC), équipe de recherche de l’Université de Nice-Sophia Antipolis et fondés par le Professeur André Nouschi, les Cahiers de la méditerranée paraissent depuis 1968 avec le concours de l’Université de Nice Sophia-Antipolis et du Conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur. Dans une approche résolument comparatiste et attentive aux derniers acquis de la recherche sur les sociétés, la revue édite des numéros thématiques, à raison de deux parutions annuelles.

 


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