28 janvier 2004

Par Sami Ben Abdallah

” Chaque génération dans une relative opacité doit découvrir sa mission et la remplir ou la trahir ” Frantz Fanon

Quatre prisonniers d’opinion en Tunisie font une gréve de la faim depuis le 15 décembre 2003…par solidarité, leurs familles ont entamé aussi une gréve de la faim..ils doivent être  mourrants ….actuellement”

Dédié à Abdelwahab Hani ” vous ne méritez pas tant d’ingratitudes “, et à Maître Nejib Hosni, ” Ces barons en qui vous aviez confiance, sont les mêmes qui ont voulu vous discréditer afin d’écarter du CNLT un grand Nejib Hosni qui leur faisait de l’ombre… Dans ces temps qui courent où la mémoire des uns et des autres semblent frappée d’amnésie sachez que vous êtes un grand et vous le demeurerez “

Depuis la proposition lancée par Maître Ayyachi Hammami appelant à soutenir la candidature d’un membre de la commission politique d’Ettajdid qui représentera toute l’opposition démocratique aux élections présidentielles de 2004, les milieux politiques tunisiens sont partagés entre ceux qui soutiennent cette proposition : Ettajdid, la mouvance de M. Charfi, et M. Mahmoud Ben Romdane , ceux qui la récusent : le PDP de Nejib Chebbi, ceux tel le POCT qui tout en appelant au boycott des élections assurent qu’ils se montreront solidaires avec tout milieu démocratique progressiste qui militera pour les droits des Tunisiens, le parti islamiste Ennahda qui voudrait jouer le rôle d’arbitre entre les uns et les autres, le FDLT de M. Ben Jaafer qui n’a pas rendu encore sa position publique et le CPR De Moncef Merzouki, fidèle à lui même.

Une chose est sûre cependant, du côté du pouvoir, l’impasse est bien réelle à cause des nouvelles exigences de l’ami américain. Autant le pouvoir a fait pression sur le dictateur libyen pour se plier aux exigences françaises et américaines pour se prévaloir de cet acquis et conforter sa position, autant le revirement spectaculaire du dictateur libyen qui s’est positionné aujourd’hui comme l’allié par excellence des américains l’irrite: Kaddefi préfère désormais négocier directement avec les Etats-Unis sans passer par l’intermédiaire tunisien.

Devant l’agitation démocratique que connaît l’Algérie, les pas courageux du Monarque marocain pour se démarquer de l’héritage peu élogieux de Hassen II, ” la trahison ” libyenne, la marge de manœuvre du pouvoir devient de plus en plus réduite. A en croire les derniers messages que l’administration américaine à transmis au pouvoir tunisien, les Etats-Unis ne semblent plus prêts à lui donner carte blanche au nom de la lutte contre l’intégrisme religieux. Déjà les Américains semblent de plus en plus enclins à débattre avec des partis islamistes assez modérés pour isoler les mouvances radicales, et blanchir leur image dans un monde arabe qui les hait les américains exigeant des pays arabes des réformes structurelles.

Sale temps pour le régime de M. Ben Ali qui accuse une grande effervescence au sein des milieux libéraux gravitant autour du RCD qui ne cessent de se révolter devant la décomposition lente du Parti. Tout allait bien pourtant pour le régime depuis le dernier congrès du RCD (l’été 2003) et la ” correction ” de l’ancien allié M. Abderrahmene Tlili aujourd’hui emprisonné, qui a eu comme valeur symbolique de montrer les limites de la contestation aux partis de l’opposition reconnus par le pouvoir qui lui sont inféodés ( UDU,PUP,MDS, PSL).

Redoutant ” le  pire ” lors de la visite de M. Ben Ali aux Etats-Unis prévue pour le 17 février 2004, le pouvoir tunisien manœuvre sur le plan international et joue la carte israélienne en activant ses réseaux de lobbings en France et au sein des juifs d’origine tunisienne afin d’influencer l’administration americaine et voudrait se présenter en tant que médiateur entre les israéliens et les palestiniens en se déclarant prêt à cautionner un sommet dans ce sens. Sur le plan intérieur, des gestes d’ouverture se font de plus en plus remarquer. Nombre de politiques du RCD s’activent dans ce sens afin de parvenir à un accord avec nombre de personnalités de l’opposition tunisienne qualifiées de ” modérées ” sur le déroulement des présidentielles de 2004, et entreprennent des démarches à l’étranger afin de rallier à leur cause nombre de dissidents pourvu se maintienne au pouvoir.  Ce qui provoque une vague d’hystérie de la part des politiques tunisiens qui se repositionnent par rapport à cette nouvelle donne.

L’opposition : Le revirement d’Ennahda

M. Rached Ganouchi a fait savoir récemment* qu’Ennahda n’était pas prêt à cautionner les ambitions politiques de M. Moncef Merzouki qui depuis sa présidence de la ligue tunisienne des Droits de l’homme continue à prêcher dans le désert et à se découvrir un destin de présidentiable. M. Rached Ganouchi dont la légitimité aux yeux des sympathisants du courant islamiste est de plus en plus contestée, place – non sans raison- la libération des prisonniers islamistes comme sa première priorité après qu’il ait réussit à récupérer l’appareil en plaçant nombre de nahdaouis lui étant fidèles et ne tirant leur légitimité que de leur allégeance à M. Rached Ganouchi. Ce qui explique son ton rassembleur et conciliant et ses efforts pour rassurer les milieux de la gauche et les milieux nationalistes arabes.

Par cette dernière position, M. Moncef Merzouki semble dans une posture inconfortable. Nombreux sont ceux qui lui reconnaissent son statut de ” penseur “, cependant pas celui de ” politique “.Et nul ne comprend aujourd’hui la ” manie qu’il a de cumuler les erreurs “. En témoigne le dernier Communiqué du CPR (Communiqué 20 janvier 2004) dont le ton surréaliste a consacré la rupture que vit de plus en plus le CPR de Moncef Merzouki avec les autres composantes du mouvement contestataire qui lui sont restés fidèles en reconnaissance à ses positions courageuses au sein de la LTDH et au sein du CPR jusqu’au 26 mai 2002 et risque de pousser les derniers militants à se dissiper. Après le revirement de l’allié Ennahda, la question devient de plus en plus insistante quant à la faisabilité de la stratégie de rupture avec le pouvoir et nombre de milieux de la Gauche prônée par  M. Moncef Merzouki : ”  Comment le CPR de Merzouki compte dépasser l’opposition et s’adresser directement au peuple, le préparer à des actions de contestations telles les manifestations dans la rue ? ” sachant que nombre de militants actifs du CPR -et à leur tête M. Moncef Merzouki- sont des exilés à l’étranger.

Accusé par la gauche d’en bas de vieillir et de s’embourgeoiser, et par le CPR et d’autres tendances d’avoir cautionné les dérives du pouvoir, Ettajdid veut rêver tout en ayant les pieds sur terre. Le parti a tiré la leçon de l’expérience d’affrontement d’Ennahda avec le Pouvoir dans les années 90 et exclut une stratégie de confrontation radicale dont il fera les frais probablement tout seul et permettra à d’autres partis de récupérer les gains politiques qu’il accusera. Il se déclare aujourd’hui prêt à négocier avec les milieux démocratiques progressistes une plate-forme minimale sur la base de laquelle les milieux démocrates cautionneront la candidature d’un Ettajdidien aux élections présidentielles de 2004. ” Les élections présidentielles sont un objectif secondaire et notre objectif principal est d’initier un mouvement unitaire au sein des milieux démocratiques progressistes ” précise un haut politique d’Ettajdid très influent** ”  J’espère que les milieux politiques tunisiens qui se montrent de plus en plus récalcitrants à affiner la proposition de Maître Ayyachi Hammami qui bénéficie du soutien de la mouvance de M. Mohammed Charfi, de M. Mahmoud Ben Romdane parmi tant d’autres, et à négocier une plate forme minimale, savent qu’il ne nous est pas facile de convaincre nombre de militants de sacrifier le droit légitime de notre parti de présenter un candidat qui défend uniquement nos couleurs. Nous ne voudrions pas d’une rupture avec le PDP de Nejib Chabbi ni avec les autres partis, d’ailleurs nombre de nos militants l’ont aidé à la reconstruction de son parti. Nous avons de même soutenu son droit à se présenter aux élections présidentielles dés sa première annonce- contrairement à ce qui a été dit pour expliquer la position de M. Chebbi- Peut être notre position a été mal comprise car nous nous sommes préservés le droit de présenter aussi un candidat d’Ettajdid. Cependant, je répète que nous soutenons le droit de M. Nejib Chebbi de se présenter aux présidentielles et nous continuerons à le faire “.. ” Quant aux islamistes, il est à rappeler que nous militons pour une amnistie générale en Tunisie “, avant de lâcher sur un ton colérique ”  13 ans d’emprisonnement dans des conditions pour le moins inhumaines ! ça suffit… qu’ont fait nombre d’entre eux  pour mériter cela ! n’étaient-ils pas reçus par M. Ben Ali avant qu’ils soient emprisonnés ?”

Cependant, nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui, qu’Ettajdid serait le premier gagnant d’une telle candidature en accroissant sa base électorale et en gagnant au niveau de la visibilité à l’étranger. Sentant la fin d’un règne, la course entre les éventuels présidentiables tunisiens est de plus en plus rude, ce qui explique le désistement de M. Nejib Chebbi à soutenir Ettajdid et la position de Merzouki parmi tant d’autres.

Reste enfin la rue tunisienne qui a prouvé lors des grandes manifestations qu’a connu l’histoire de la Tunisie (le jeudi noir, les émeutes du pain) qu’elle n’obéit pas souvent aux mots d’ordres des politiques. La rupture que vit le Tunisien avec la politique ne date pas d’aujourd’hui. Souvent à tort ou à raison, il ne s’identifie pas dans les politiques considérant que leurs discours ne répondent pas à ses attentes quotidiennes. En témoigne les dernières manifestations de Sidi Hassine.Par ailleurs, la dérive que connaît le Net tunisien aujourd’hui conforte ce point de vue et montre les limites de l’activisme tunisien. Le combat des uns et des autres sombre de plus en plus dans la virtualité s’inscrivant ainsi dans des mécanismes de compensation psychologiques et occultant le fait que le Net n’est qu’un moyen parmi tant d’autres, ce n’est pas la finalité, et que la liberté n’est pas gratuite …elle a un prix.

Participer ou Boycotter ?

Demeure la question problématique : Participer aux élections présidentielles de 2004 ou les boycotter ?

Participer, c’est cautionner le processus d’exclusion électorale instauré par M. Ben Ali qui a débuté depuis l’amendement de la Constitution le 26 mai 2002 qui lui permet désormais de se présenter aux élections en 2004 et 2009. Participer, c’est cautionner aussi un pluralisme de décor et fausser le débat politique en Tunisie. Le régime de M. Ben Ali peut se targuer a posteriori d’avoir gagné les élections ” démocratiquement “.

Boycotter ! il n’y a rien de plus facile. Cela ne suppose aucune prise de risque. La démission peut être maquillée par un faux courage. Et ouvre la porte aux surenchères à résonances patriotiques.

Entre le boycott et la participation, se pose d’autres questions problématiques : Quelle est l’importance de la participation ou du boycott au vue des deux millions de militants du RCD qui vont voter automatiquement pour M. Ben Ali ? Sans parler de la très attendue fraude électorale qui s’est montrée présente dans toutes les élections qu’a connu la Tunisie de l’aveu de l’ancien premier Ministre parmi tant d’autres, Mohammed Mzali qui est largement revenu dans ses écrits sur les fraudes de 1981 ? Comment les partis qui appellent à la participation ou au boycott comptent s’adresser à l’opinion publique nationale ou internationale pour les mobiliser sachant la nouvelle disposition du code électoral du 26 juin 2003, qui a par ailleurs interdit à tout Tunisien de s’exprimer sur un média audiovisuel étranger en faveur ou à l’encontre d’un candidat aux élections présidentielles, et ce durant la campagne électorale. C’est ainsi que toute infraction à cette ” loi ” est passible d’une amende de 20.000€, ou à défaut de paiement, d’une peine non réductible de 2 ans de prison, et au vu de l’asservissement de la majorité des médias tunisiens ( télévision et journaux) au RCD ? Comment les partis qui appellent à la participation ou au boycott comptent mobiliser les Tunisiens sachant que la majorité d’entre eux ne sont pas inscrits sur des listes électorales ? Comment ceux ” d’en haut ” comptent assurer à ceux ” d’en bas ” le minimum de garanties en vue de l’exercice de leurs devoirs électoraux sachant les tracasseries, l’intimidation et les punitions dont ils peuvent être l’objet s’ils votent pour le candidat de l’opposition ?

Dans l’attente que ces questions trouvent réponses, il y a le risque aujourd’hui que la candidature d’Ettajdid soit instrumentalisée par le pouvoir pour diviser encore l’opposition et fausser le débat politique . Car la contestation du régime de M. Ben Ali n’est pas due à une divergence sur des orientations politiques, économiques, sociales, ou sur l’éventuelle intégration/ exclusion des islamistes du jeu politique. Ceci est un débat politique et nous n’en sommes pas là encore 17 ans aprés la déclaration de 7 Novembre 1987 qui promettait  “qu’il n y aurait  plus d’injustice et de présidence à vie à partir de ce jour”. La contestation est due à la nature d’un régime qui ne respecte pas les lois que lui- même a mis en place . En témoignent les arrestations, le harcèlement, la violence contre des dissidents, la corruption, la censure qui frappe les médias et les conditions inhumaines et dégradantes dans lesquelles vivent les prisonniers d’opinion ou de droits communs en dépit du fait que le dernier référendum qu’a connu la Tunisie a été motivé par des réformes constitutionnelles protégeant les libertés et les droits de l’homme.

Certes, nul ne peut occulter la méfiance ” légitime ” qui niche au creux des uns et les autres. Cependant, il y a un consensus général aujourd’hui sur le fait “d’agir” afin que les élections présidentielles d’Octobre 2004 soient la grande bataille du mouvement contestataire tunisien. En tête, cette génération de l’indépendance et de la gauche révolutionnaire tunisienne qui pour nombre de ses militants sait qu’il s’agit là de leur dernier combat.

Il est un temps pour être sage et un temps pour être héroïque. Mais par les temps qui courent, la patience des contestataires tunisiens est devenue impatiente au vu d’un régime qui a prouvé ses limites démocratiques, qui a assassiné l’art de la politique en ne laissant aux ” modérés ” que la possibilité de devenir des “radicaux” afin de recouvrir leur dignité, un régime qui a montré qu’il ne cédait que sous la pression et qu’il ne croyait qu’à la logique du rapport de force dénuée de tout soubassement moral.

Certes, ceux qui partent aujourd’hui à la bataille et qui sont prêts pour payer le prix pour arracher leur liberté ne se comptent pas par milliers et n’ont aucune garanties, mais c’est tout à leur honneur.

” Salut,… ceux qui vont mourir te saluent “

* www.nahdha.net

** Entretien avec l’auteur de l’article

Sami Ben Abdallah

sami_tunisie_soir@yahoo.fr

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