20 novembre 2007

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TUNISNEWS
8 Úme année, N° 2738 du 20.11.2007

 archives : www.tunisnews.net
 

 

 


AISPP: La chambre criminelle du Tribunal de premiĂšre instance de Tunis inflige une lourde peine Ă  un accusĂ© dont un expert a Ă©tabli l’irresponsabilitĂ© pĂ©nale Luiza Toscane: Onze ans d’emprisonnement pour Sameh Harakati Ahmed. M: Sauvons l’enseignement supĂ©rieur et la recherche de  ce ministĂšre Mouatinoun: Table ronde-  L’économie Tunisienne

 


 

Association Internationale de Soutien aux Prisonniers Politiques
Liberté pour tous les prisonniers politiques
Liberté pour Abdallah Zouari, le journaliste exilé dans son propre pays
43 rue Eldjazira, Tunis
 

La chambre criminelle du Tribunal de premiĂšre instance de Tunis inflige une lourde peine Ă  un accusĂ© dont un expert a Ă©tabli l’irresponsabilitĂ© pĂ©nale

 
La quatriĂšme chambre criminelle du Tribunal de PremiĂšre instance de Tunis, prĂ©sidĂ©e par le juge Mehrez Hammami, a rendu son jugement lors de l’audience du 17 novembre 2007, consacrĂ©e Ă  l’examen de l’affaire 11089, condamnant Ă  l’emprisonnement :
Karim Mahdaoui (né le 12.08.1984)
Abdelbari Elayeb (commerçant né le 01.02.1979)
Hichem Manaï (ouvrier journalier, né le 17.11.1985)
Mahjoub Zayani (étudiant, né 09.07.1981)
Nader Ferchichi (commerçant, né le 05.12.1980)
Ali Saïdi (né le 30.11.1980)
Hosni Naceri (né le 06.10.1974)
Anis Krifi (ouvrier journalier né le 24.06.1980)
Abdelhamid Aroua (né le 16.05.1978)
Taoufik Kadri (étudiant né le 01.12.1982)
Tarek Boukhili (étudiant né le 17.05.1979)
Pour une durée de cinq ans et à une amende de 5000 dinars
 
Okba Naceri (né le 21.05.1981)
Tarek Hammami (fonctionnaire né le 22.09.1976)
Mohammed Zoubeïr Karoui (orfÚvre né le 17.06.1983)
Aymen Ghrib (lycéen né le 27.09.1983)
Mimoun Alloucha (né le 04.11.1980)
Lamjed Hamri (né le 16.08.1983)
Sabri Mejri (lycéen né le 28.01.1983)
Zyed Ben Jeddou (né le 02.10.1984)
Mohammed Ben Abdelkarim Abbachi (fonctionnaire né le 21.05.1981)
Maher Chammam (né le 17.06.1983)
Pour une durée de quinze ans et à une amende de 15 000 dinars
 
Heulmy Boughanmi (fonctionnaire né le 18.05.1983)
Lamjed Karghali (agriculteur n le 19.08.1981)
Chekib Amri (mécanicien né le 01.09.1975)
Saber Mekkaoui (ouvrier journalier né le 05.05.1983)
Mohammed Omri (ouvrier agricole né le 06.03.1965)
Pour une durée de trois ans.
 
Tous seront astreints au contrĂŽle administratif, Ă©tant accusĂ©s d’avoir commis les crimes punissables en vertu des articles 12, 13, 14, 15, 17 et 19 de la loi antiterroriste.
Une expertise mĂ©dicale autorisĂ©e par le tribunal sur l’accusĂ© Mimoun Alloucha avait Ă©tabli que ce dernier Ă©tait atteint depuis 2003 d’un Ă©tat dĂ©lirant chronique et qu’il ne jouissait pas de ses facultĂ©s de discernement et de rĂ©flexion. Le mĂ©decin chef de service des maladies psychiatriques d’un hĂŽpital l’avait considĂ©rĂ© irresponsable pĂ©nalement.
[
]
Pour l’association
Le Président
MaĂźtre SaĂŻda Akrami
(traduction d’extraits ni revue ni corrigĂ©e par les auteurs de la version en arabe, LT)


 

Luiza ToscaneOnze ans d’emprisonnement pour Sameh Harakati

 
Le juge a eu la main lourde, trĂšs lourde : hier, Sameh Harakati, qui est en dĂ©tention prĂ©ventive depuis un an a enfin Ă©tĂ© dĂ©fĂ©rĂ©e devant le Tribunal de premiĂšre instance de Tunis, aprĂšs une sĂ©rie de reports d’audience. Le jugement a Ă©tĂ© rendu tard dans la soirĂ©e du 19 novembre : onze annĂ©es d’emprisonnement.
Sameh Harakati avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e le 7 novembre 2006 Ă  Tunis, inculpĂ©e et Ă©crouĂ©e Ă  la prison de femmes de la Mannouba par le juge d’instruction pour « vol avec violences, constitution et participation Ă  une bande de malfaiteurs, trafic de marchandises prohibĂ©es ». Sameh Harakati qui a toujours clamĂ© son innocence et s’estime victime d’une dĂ©nonciation calomnieuse, comptait sur la clĂ©mence de la justice. Cette derniĂšre n’a, semble-t-il, tenu aucun compte par ailleurs de son absence d’antĂ©cĂ©dents judiciaires, de son jeune Ăąge au moment des faits qui lui sont imputĂ©s : elle Ă©tait mineure. Elle entend faire appel de ce jugement.
Luiza Toscane


Sauvons l’enseignement supĂ©rieur et la recherche de

ce ministĂšre

 

 

Comme Ă  son habitude, le ministre de l’enseignement supĂ©rieur et de la recherche scientifique organise les soi-disant assises de la recherche, en excluant les enseignants chercheurs. Il n’a mĂȘme pas invitĂ© les responsables des masters (les formateurs des futurs chercheurs). Pire encore, il n’a pas invitĂ© le secrĂ©taire d’état Ă  la recherche scientifique, ni le directeur gĂ©nĂ©ral de la recherche scientifique, ni les sociĂ©tĂ©s savantes, ni les directeurs des pĂŽles technologiques.

 

Comme Ă  son habitude, le ministre organise des rĂ©unions grandioses avec les enseignants chercheurs oĂč personne n’ose parler par peur de reprĂ©sailles et qui se terminent toujours par un appel au prĂ©sident Ă  se prĂ©senter aux Ă©lections prĂ©sidentielles de 2009 (la rĂ©union de Sousse sur le LMD, juillet 2007, la rĂ©union prĂ©paratoire aux assises Bizerte, novembre 2007, ainsi que les rĂ©unions prĂ©paratoires rĂ©gionales).

 

Comme Ă  son habitude, le ministre ne prend jamais en compte les avis des structures scientifiques. Pour la rĂ©forme du LMD, qui n’a plus aucun sens dans notre universitĂ©, il a mĂȘme dĂ©crĂ©tĂ© les programmes en rejetant toutes les propositions des institutions et des soi-disant rĂ©unions qu’il organise avec les enseignants, puisque leur prĂ©sence est nĂ©cessaire seulement pour cautionner ses choix et pour l’applaudir. Les rĂ©sultats nĂ©fastes de son projet LMD qui s’est bornĂ© Ă  diminuer les heures d’enseignements des anciens programmes,  sont palpables dĂšs maintenant dans la majoritĂ© des institutions oĂč jusqu’Ă  aujourd’hui un bon nombre d’enseignements exigĂ©s n’est pas assurĂ© notamment l’informatique. 

 

Comme Ă  son habitude, le ministre ne se soucie pas de la formation des Ă©tudiants ni de la qualitĂ© des enseignements. Dans 45 institutions universitaires, les cours sont assurĂ©s par des enseignants du secondaire ou par des vacataires. 80 institutions universitaires ne sont pas connectĂ©es au rĂ©seau d’Internet, pire certaines d’entre elles proposent des licences en informatique sans aucun ordinateur en Ă©tat de marche, les TP d’informatique se font au tableau. MalgrĂ© ces conditions de travail, le ministre ne trouve aucune gĂšne pour parler de la recherche.

 

Comme Ă  son habitude, le ministre n’a de confiance que dans sa garde rapprochĂ©e, formĂ©e de mercenaires qui sont prĂȘt Ă  tout et qui font de la surenchĂšre 
Ces personnes ont bafouĂ© l’éthique et la dĂ©ontologie universitaire. Elles ont falsifiĂ© les notes des Ă©tudiants pendant la grĂšve administratives. Elles ont corrigĂ©s les copies des Ă©tudiants de leurs collĂšgues pour 1D,500 la copie. Ces personnes ont fait partie des jurys de recrutement qui n’ont pas Ă©valuĂ©s les dossiers des collĂšgues assistants qui se sont prĂ©sentĂ©s au concours interne de maĂźtre-assistant, mais qui les ont dĂ©clarĂ©s non admis suite aux instructions du ministre lui-mĂȘme dont le seul tort est la participation Ă  la grĂšve du 5 avril 2007. Ces personnes font partie des recteurs et directeurs qui font de la dĂ©lation et qui passent leur temps Ă  lister les grĂ©vistes et les syndicalistes. Ces personnes font partie de ceux qui acceptent les insultes du ministre et ses sauts d’humeur et font partie des recteurs et directeurs qui passent leur temps Ă  surveiller leurs collĂšgues, si possible avec des camĂ©ras et dont le seul hobbies est de casser du syndicaliste en les privant de mutations, d’avancement et de titularisation. Ces personnes font aussi partie des chercheurs tunisiens Ă  l’étranger qui connaissent parfaitement la situation de notre universitĂ© mais qui en profitent pour venir assister Ă  ce genre de rĂ©union ou Ă  l’évaluation des laboratoires ou comme professeurs invitĂ©s pour passer des vacances dans leurs familles et qui n’ont aucun rapport avec leur collĂšgues en Tunisie et qui n’ont encadrĂ© aucune thĂšse en Tunisie.

 

Comme Ă  son habitude, le ministre Ă  chaque grĂšve s’adresse aux enseignants par une lettre anonyme et en organisant au siĂšge du RCD une rĂ©union explicative en prĂ©sence du secrĂ©taire  du RCD, des secrĂ©taires gĂ©nĂ©raux des instituions universitaires, des directeurs, des recteurs  et des directeurs gĂ©nĂ©raux du ministĂšre et des cellules professionnels du RCD des enseignants pour dĂ©nigrer l’UGTT et les syndicalistes, la derniĂšre en date celle du vendredi 16 novembre 2007. 

 

Comme Ă  son habitude, le ministre ne rate jamais une occasion pour manifester son mĂ©pris pour les Ă©lus. Il n’a invitĂ© aucun doyen Ă©lu, aucun membre Ă©lu d’un conseil d’universitĂ©, aucun membre Ă©lu d’une sociĂ©tĂ© savante Ă  intervenir aux assises. Il a mĂȘme utilisĂ© ces assises pour rĂ©gler ses comptes avec certains directeurs gĂ©nĂ©raux et certains recteurs. 

 

Comme Ă  son habitude le ministre fait de la propagande et s’en fout Ă©perdument de l’enseignement supĂ©rieur, de la recherche, des conditions d’études et de vie des Ă©tudiants et de l’avenir de notre pays. Son seul but est de dĂ©raciner la libre pensĂ©e Ă  l’universitĂ©, la crĂ©ativitĂ©, la modernitĂ© et de rendre les usagers de l’universitĂ© dociles et prĂȘts Ă  tout accepter mĂȘme le fanatisme. Pour arriver Ă  ses fins, il n’hĂ©site pas Ă  surveiller les Ă©tudiants par les nouvelles  cartes d’étudiant magnĂ©tiques et Ă  contrĂŽler la messagerie des enseignants en faisant des chercheurs tunisiens les seuls de la planĂšte qui n’ont pas de mots de passe propres pour leur boite aux lettres et dont le ministre peut lire les lettres Ă©lectroniques des enseignants Ă  chaque instant. Voila une partie de la conception du ministre pour la recherche scientifique, sans connections Ă  Internet et sans une bibliothĂšque scientifique de haut niveau. Mais il ose parler de la recherche scientifique et malheureusement, il trouve encore des profiteurs pour l’applaudir. 

 

Comme Ă  son habitude, le ministre est ingrat et considĂšre que tous les enseignants sont des malhonnĂȘtes  et des escrocs. Il s’occupe donc Ă  vĂ©rifier leurs charges horaires, leurs absences, Ă  punir les enseignants dĂ©vouĂ©s qui ont fait leur devoir en palliant au manque terrible des enseignants en refusant de payer leurs heures supplĂ©mentaires qu’ils ont effectuĂ©es. Pire, il dĂ©crĂšte l’interdiction des heures supplĂ©mentaires, en laissant des milliers d’étudiants sans enseignements. 

 

Il est temps pour que chacun assume ses responsabilitĂ©s, il est clair que le ministre ne cherche qu’à nuire Ă  l’universitĂ©, il n’a pas de projet ni pour rĂ©former de l’enseignement supĂ©rieur  ni pour dĂ©velopper la recherche scientifique. Et pour sauver notre universitĂ©, ce ministre doit partir vu tous les torts et les dĂ©gĂąts qu’il a causĂ©s et qu’il faudra des annĂ©es pour rĂ©parer. Il ne nous reste qu’à le boycotter.

Monsieur le PrĂ©sident de la RĂ©publique, on vous demande pour l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de notre trĂšs cher pays, de bien vouloir dĂ©mettre le ministre de l’enseignement supĂ©rieur et de la recherche scientifique et de la technologie de son poste.

 

Tunis    le 19 novembre 2007

 Ahmed. M

 

Table ronde

 L’économie Tunisienne

 

Aborder la question Ă©conomique n’est jamais simple. L’absence de dĂ©bat  et la langue de bois dominante rend encore plus difficile de distinger la propagande de l’analyse objective. Les mĂ©dias officiels vantent les performances et tirent argument du moindre satisfecit exprimĂ© par un organisme Ă©tranger. Par delĂ  l’autosatisfaction et la propagande officielle, nous avons voulu Ă©clairer nos lecteurs en dressant un bilan de la politique Ă©conomique du gouvernement  sans occulter ses Ă©ventuelles prouesses ni ses lacunes? Nous avons voulu savoir jusqu’Ă  quel point un rĂ©gime autoritaire peut-il relever le dĂ©fi de la croissance et du dĂ©veloppement? Enfin et au terme de l’évaluation, quelle perspective, Faudra t-il envisager des rĂ©formes structurelles de fond ou bien suffirait il de prendre des mesures de rĂ©ajustement pour que tout rentre dans l’ordre ?

Pour répondre à ces questions, nous avons invité deux économistes éminents, les professeurs Mahmoud BENROMDHANE et Abdeljélil BEDOUI .

 

 

mouatinoun :

  On constate un dĂ©calage constant entre d’une part le discours officiel qui vante les performances rĂ©alisĂ©es dans le domaine Ă©conomique et social , et d’autre part le quotidien vĂ©cu par les citoyens. Qu’en est il au fait ?

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

Il faut reconnaĂźtre dans le discours officiel une part de vĂ©ritĂ©, une autre d’exagĂ©ration et, enfin, une part d’occultation.

 

 La part de vĂ©ritĂ© rĂ©side dans la situation macroĂ©conomique et financiĂšre d’ensemble. La croissance est relativement Ă©levĂ©e en comparaison avec la moyenne mondiale. Les Ă©quilibres financiers externes sont assez bien maĂźtrisĂ©s : nos rĂ©serves en devises couvrent quatre Ă  cinq mois d’importations, alors qu’au milieu des annĂ©es quatre-vingt elles Ă©taient taries et qu’il nous fallait emprunter sur le marchĂ© de la «hot money» (le marchĂ© du trĂšs court terme Ă  des conditions d’enfer) pour payer des marchandises dĂ©barquant dans nos ports ou pour rembourser des dettes venues Ă  Ă©chĂ©ance. Nous gardons encore un taux d’endettement relativement Ă©levĂ© (autour de 50 %), mais le service de la dette reste tenable : le remboursement de la dette absorbe environ 14% de nos recettes en devises, sachant que le seuil limite recommandĂ© est de 20% et que la Tunisie des annĂ©es quatre-vingt en Ă©tait aux alentours de 30%. Les rĂšgles d’une saine gestion macro-financiĂšre (celles de Maastricht qui s’imposent aux pays de l’Union EuropĂ©enne) limitent Ă  3 % le double dĂ©ficit – celui du Budget de l’Etat et celui des opĂ©rations courantes – et le taux de l’inflation. Nous sommes Ă  l’intĂ©rieur de ces limites ou Ă  leurs frontiĂšres dans les trois cas. Ceci a permis Ă  la Tunisie d’amĂ©liorer sa crĂ©dibilitĂ© financiĂšre internationale, et, du coup, la note qui lui est attribuĂ©e par les Agences de «Rating». Nous avons dĂ©sormais accĂšs au marchĂ© financier international auprĂšs duquel nous pouvons lever des fonds Ă  des conditions relativement favorables et notre dĂ©pendance financiĂšre vis-Ă -vis du FMI et de la Banque Mondiale s’en est sensiblement allĂ©gĂ©e.

 

VoilĂ  la part de vĂ©ritĂ© dans le discours officiel. Elle correspond Ă  une «photographie» de la situation. Sans ĂȘtre dĂ©nuĂ©e d’importance, elle n’est qu’une partie de la rĂ©alitĂ©.  Il reste Ă  poser des questions concernant la soliditĂ© de l’Ă©conomie; ou de son avenir et de ses ressorts.  Ce faisant, on dĂ©passe le simple constat “photographique” pour l’approfondissement analytique.

 

 

 

mouatinoun :

Vous avez Ă©voquĂ© des vĂ©ritĂ©s, des exagĂ©rations et des occultations. Nous aimons savoir et surtout avoir par l’exemple un complĂ©ment d’informations concernant ces trois points?

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

Je peux commencer par le taux de chĂŽmage : un taux Ă©levĂ©, comptant parmi les plus Ă©levĂ©s du monde. On est aux environs de 14,5% selon les statistiques officielles dont il faut souligner qu’elles le dĂ©finissent de maniĂšre trĂšs restrictive. Au demi-million de chĂŽmeurs officiels, il  faut ajouter 300 000 employĂ©s dans les chantiers publics, travaillant de maniĂšre saisonniĂšre et rĂ©munĂ©rĂ©s Ă  un demi-Smig. Cela donne un taux de chĂŽmage et de sous emploi de 22 Ă  23 %. Quant au chĂŽmage, il touche essentiellement les jeunes et de plus en plus les diplĂŽmĂ©s de l’universitĂ©. Cette situation est porteuse d’une fracture dans le Contrat Social qui a cimentĂ© la Tunisie durant le demi-siĂšcle passĂ©. Le diplĂŽme est de moins en moins la clef de la reconnaissance sociale et de l’accĂšs Ă  un emploi qualifiĂ© et, ce faisant, de la promotion sociale. La Tunisie a, depuis le XIXĂšme siĂšcle, portĂ© comme valeur fondamentale la scolarisation et l’Ă©ducation. Toutes les Ă©lites actuelles sont dans une trĂšs large mesure issues des catĂ©gories populaires ou moyennes. Elles sont devenues telles essentiellement grĂące aux diplĂŽmes. Aujourd’hui, l’accĂšs Ă  l’emploi qualifiĂ© s’effectue de plus en plus grĂące au capital social des parents, Ă  travers « l’hĂ©ritage ». Cette source nouvelle de fragmentation fragilise les classes populaires mais aussi les classes moyennes. Pour ces catĂ©gories sociales, le temps est celui de l’inquiĂ©tude gĂ©nĂ©rale devant l’avenir. Leurs enfants, quand ils ont la chance d’ĂȘtre diplĂŽmĂ©s sont de plus en plus nombreux Ă  ĂȘtre condamnĂ©s au chĂŽmage de longue durĂ©e et, quand ils arrivent Ă  dĂ©crocher un emploi; ils sont le plus souvent affectĂ©s Ă  des postes subalternes, sous-rĂ©munĂ©rĂ©s. Parfois, ils sont  prolĂ©tarisĂ©s, rĂ©duits Ă  des tĂąches manuelles.

 

Cette question n’est pas simplement une question de chĂŽmage ; elle est multidimensionnelle en ce qu’elle pose la problĂ©matique en des termes globaux : politiques, Ă©conomiques et sociaux. Elle pose, Ă  tout le moins, la question de la qualitĂ© du systĂšme Ă©ducatif tunisien –une qualitĂ© en dĂ©tĂ©rioration grave et rapide-; la question du systĂšme Ă©conomique –un systĂšme de faible niveau technologique et gĂ©nĂ©rant des emplois de faible qualification- ; et la question de l’investissement qui est confrontĂ© depuis maintenant cinq ans Ă  une crise grave. Et, contrairement aux apparences, ces dimensions sont intimement liĂ©es : en leur centre, se trouve le systĂšme politique.

 

Dr. Abdeljelil Bedoui:

J’exprime en premier mon accord avec les indicateurs prĂ©sentĂ©s par mon collĂšgue, concernant les Ă©quilibres macroĂ©conomiques qui ont Ă©tĂ© amĂ©liorĂ©s, mais aussi au sujet du rythme de croissance qui avoisine actuellement le rythme traditionnel de 5% aprĂšs la pĂ©riode de baisse des annĂ©es quatre-vingt. Au-delĂ  de cette dimension que mon collĂšgue a qualifiĂ© de “constat photographique”, Une vraie question concerne la dĂ©marche scientifique et objective que nous devons retenir afin de procĂ©der Ă  une Ă©valuation et un bilan objectifs aussi bien d’une situation que d’une pĂ©riode.

La dĂ©marche classique en Ă©conomie consiste tout simplement Ă  comparer les avantages et les coĂ»ts, ou d’une autre maniĂšre comparer les performances et les insuffisances. Notons aussi que la prĂ©sentation qui penche vers l’autosatisfaction nous avance toujours les avantages et occulte le coĂ»t subi par la collectivitĂ© et le partage de ce coĂ»t entre les principales composantes de cette collectivitĂ©. Tout bilan doit admettre cette dĂ©marche et visionner les choses sous cet angle d’approche.

A mon avis, les performances rĂ©alisĂ©es n’annoncent guĂšre un passage vers d’autres paliers de la croissance, et ceci malgrĂ© les amĂ©liorations des Ă©quilibres macroĂ©conomiques qui doivent – selon les institutions internationales – avoir une influence favorable sur la croissance. On a attendu de l’application du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) et le passage vers une Ă©conomie de marchĂ©, qu’ils amĂ©liorent les Ă©quilibres macroĂ©conomiques et assurent une relance de la croissance. Or, malgrĂ© l’amĂ©lioration de ces Ă©quilibres macroĂ©conomiques, il n’y a pas eu de relance de la croissance qui permette de rĂ©soudre les problĂšmes posĂ©s et notamment celui du chĂŽmage.

Nous pouvons dire  aussi que les rĂ©sultats obtenus l’ont Ă©tĂ© sur des bases fragiles et hypothĂšquĂ©es.

Fragiles parce que la croissance Ă  l’origine de ces amĂ©liorations des Ă©quilibres macroĂ©conomiques, a Ă©tĂ© obtenue grĂące Ă  un triple “dumping” : 

  le premier est d’ordre social, a Ă©tĂ© consĂ©cutif aux deux rĂ©visions du Code du Travail de 1994 et 1996. Il a dĂ©bouchĂ© sur un accroissement substantiel des emplois prĂ©caires, sur une dĂ©cĂ©lĂ©ration du salaire moyen courant, sur une dĂ©tĂ©rioration – pour certaines catĂ©gories sociales – de leur pouvoir d’achat et une fragilisation de la couverture sociale et des relations professionnelles. Ceci explique pourquoi la situation sociale actuelle est chargĂ©e de multiples tensions, qui s’expriment de plus en plus par des actions non traditionnelles, Ă  l’image des occupations des lieux du travail, des grĂšves sauvages ou mĂȘme des grĂšves de la faim et autres.

Une situation exceptionnelle et inhabituelle apporte son lot de réactions tout aussi exceptionnelles et inhabituelles. Une catégorie sociale a  payé le prix fort, ce sont les salariés.

   le deuxiĂšme dumping est d’ordre fiscal. La croissance a Ă©tĂ© obtenue suite au renoncement de l’Etat Ă  encaisser une partie importante des ressources fiscales, au nom d’exonĂ©rations consacrĂ©es par la loi, sans oublier les subventions de tous genres accordĂ©es aux investisseurs. Cette situation a permis le maintien d’une dynamique perverse, Ă  savoir le maintien de cette politique de subventions en l’absence des ressources traditionnelles d’autrefois Ă  l’instar de la rente pĂ©troliĂšre ou de taxes douaniĂšres importantes sur les importations. Ces ressources se sont Ă©rodĂ©es. La rente pĂ©troliĂšre laisse la place Ă  un dĂ©ficit Ă©nergĂ©tique et le volume des taxes douaniĂšres a connu dans son ensemble une rĂ©duction importante.

Le maintien de cette politique et le tarissement des ressources traditionnelles conduit l’Etat Ă  augmenter la pression fiscale sur ceux qui ne peuvent y Ă©chapper, Ă  l’instar des salariĂ©s qui supportent 45% des recettes fiscales directes, alors que leurs revenus nets ne reprĂ©sentent que 26% du PIB. Le recours Ă  la privatisation permet Ă  l’Etat de dĂ©gager des moyens additionnels, sans oublier l’endettement interne et externe.

Ce dumping fiscal est en train de fragiliser – Ă  tout le moins – la situation macroĂ©conomique et de l’empĂȘcher de s’amĂ©liorer, sans oublier le coĂ»t supportĂ© par la collectivitĂ©, du fait aussi bien du renoncement aux ressources fiscales que des subventions consenties. Cette double perte entraĂźne logiquement un renoncement Ă  un ensemble de projets ou des amputations sur les budgets de divers secteurs sociaux (la santĂ©, l’enseignement ou autres).

Le troisiĂšme dumping est d’ordre monĂ©taire. Nous constatons que le Dinar perd continuellement de sa valeur, avec pour objectif de soutenir les exportations. Ce qui se rĂ©percute sur le coĂ»t des produits importĂ©s, aussi bien les dĂ©rivĂ©es du pĂ©trole, les cĂ©rĂ©ales, le fer et tant d’autres. Ceci se traduit aussi par des tensions inflationnistes de plus en plus manifestes, Ă  savoir 4,5% pour l’annĂ©e 2006. Ces tensions inflationnistes se rĂ©percutent sur le budget de l’Etat par l’augmentation du coĂ»t des subventions et entraĂźnent une dĂ©tĂ©rioration du pouvoir d’achat des mĂ©nages.

  Le maintien de cette logique et surtout cette inlassable recherche Ă  embellir “la photo” se fait sur des bases fragiles et se traduit par un coĂ»t assez Ă©levĂ© pour la collectivitĂ© et essentiellement pour certaines classes sociales.

   Cette croissance est bel et bien hypothĂ©quĂ©e, car elle se base sur un accroissement de l’endettement de tous les agents. Les institutions financiĂšres dont les crĂ©ances douteuses restent trĂšs Ă©levĂ©es, malgrĂ© une amĂ©lioration du ratio des ces crĂ©ances par rapport aux engagements des banques. Le montant en lui-mĂȘme reste Ă©norme, Ă  savoir aux alentours de 5.200 millions de dinars tunisiens, ce qui fragilise tout le systĂšme de financement de l’Ă©conomie. Le durcissement des conditions d’octroi des crĂ©dits qui en rĂ©sulte fragilise encore plus la situation des PME. En deuxiĂšme lieu, viennent les entreprises dont la situation financiĂšre reste toujours fragile, bien qu’elles bĂ©nĂ©ficient de tous ces transferts. On constate certes une lĂ©gĂšre amĂ©lioration du taux d’autofinancement, mais pas au point de dire que les entreprises peuvent garantir la permanence de la croissance Ă©conomique.

L’endettement public quant Ă  lui a baissĂ©, au dĂ©but des annĂ©es quatre-vingt-dix comparĂ© aux annĂ©es quatre-vingt, mais a connu de nouveau une augmentation depuis la fin des annĂ©es quatre-vingt-dix. Cette situation explique le recours de l’Etat Ă  des opĂ©rations de privatisation, mais aussi Ă  des redressements fiscaux Ă  rĂ©pĂ©tition, et gĂ©nĂ©ralement arbitraires, car ils ne touchent pas d’une maniĂšre Ă©gale tous les acteurs Ă©conomiques. De leur cĂŽtĂ©, les mĂ©nages connaissent Ă  leur tour une augmentation de leurs endettements, aussi bien auprĂšs des sources formelles (banques) ou informelles sur lesquelles on manque de donnĂ©es (l’Ă©picier du quartier et autres).

La croissance aussi ne se partage pas Ă©quitablement, sachant que les riches d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, doivent leurs situations Ă  l’Etat. Autrefois grĂące aux transferts multiples opĂ©rĂ©s par les pouvoirs publics et grĂące au soutien et Ă  la protection de l’Etat. Mais depuis vingt ans, grĂące Ă  la privatisation de l’Etat lui-mĂȘme et de ses institutions  clefs, Ă  l’avantage de nouveaux groupes de riches qui  dĂ©tournent Ă  leurs profits une partie importante du patrimoine et des richesses créées.

L’investissement privĂ© local marque, malgrĂ© toute cette batterie d’incitations et d’exonĂ©rations, un comportement de dĂ©sarroi et de repli. Du dĂ©sarroi provoquĂ© par une dĂ©gradation de l’environnement institutionnel et des conditions “des affaires”. Du repli aussi sur les activitĂ©s traditionnelles intensives en mains d’Ɠuvres non qualifiĂ©es, ou profitant et bĂ©nĂ©ficiant d’une certaine protection et d’un appui de l’Etat (Agriculture, agro-alimentaire, BTP).

  Cette situation ne fragilise pas la croissance seulement, mais la menace, parce que sans investissement, il est impensable d’entretenir la croissance, encore moins de la faire porter vers d’autres paliers. Sans oublier Ă©videmment l’absence d’un renforcement du tissu productif qui reste principalement constituĂ© d’activitĂ©s intensives en mains d’Ɠuvres non qualifiĂ©es. Sachant (selon les statistiques officielles) que soixante milles nouveaux diplĂŽmĂ©s arrivent chaque annĂ©e sur le marchĂ© du travail, dont la moitiĂ© seulement a pu trouver des opportunitĂ©s d’emploi, en grande partie des emplois assistĂ©s par les pouvoirs publics (en 2005, 53% des emplois créés l’ont Ă©tĂ© grĂące Ă  l’assistance de l’Etat, contre 45% en 2002).

Ainsi, les performances affichĂ©es, le sont sur une base trĂšs fragile, et menacent rĂ©ellement l’avenir de la croissance mĂȘme et des Ă©quilibres sociaux en termes d’emplois, de revenus, d’équilibres entre les rĂ©gions, les catĂ©gories sociales et les gĂ©nĂ©rations.

 

 

 

mouatinoun:

Ce tableau n’est manifestement  pas en accord avec le satisfecit accordĂ© par nombre d’institutions Ă©trangĂšres. Au vu des deux exposĂ©s qui ont exprimĂ© aussi bien une grande convergence que des nuances, la “photo” peut paraĂźtre satisfaisante, comparĂ©e Ă  la situation des autres pays de la rĂ©gion. Reste que l’analyse du fond, laisse apparaĂźtre des choses beaucoup plus fragiles et inquiĂ©tantes.

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

Force est de reconnaĂźtre que nous n’avons passĂ© en revue que certains aspects sans aborder la situation dans son ensemble.

 

J’aimerais, tout d’abord, rebondir sur ce qui vient d’ĂȘtre dit ; ensuite revenir aux volets « exagĂ©rĂ©s » ou « occultĂ©s » par le discours officiel.

 

Je ne suis pas du mĂȘme avis concernant la notion du dumping, aussi bien social que fiscal et monĂ©taire. Et ce pour deux raisons : une raison sĂ©mantique et une raison scientifique.

 

La premiĂšre raison est sĂ©mantique car, en effet, la notion de dumping se rapporte au commerce international ; elle signifie que le pays pratique une concurrence dĂ©loyale en vendant ses produits Ă  un prix infĂ©rieur Ă  leur coĂ»t. A titre illustratif, le dumping social est un terme appliquĂ© aux exportations effectuĂ©es grĂące Ă  l’utilisation et Ă  la sous-rĂ©munĂ©ration d’une main-d’Ɠuvre en violation des conventions internationales : enfants, main d’Ɠuvre carcĂ©rale 


 

Le dumping fiscal signifie que le pays offre à ses exportateurs des avantages fiscaux allant trÚs clairement au-delà des normes utilisées par les pays concurrents, des normes communément admises.

Et le dumping monĂ©taire signifie que le pays favorise artificiellement ses exportations en dĂ©valuant/dĂ©prĂ©ciant sa monnaie au-delĂ  de son « taux de change d’équilibre » : un taux de change en dessous du taux d’équilibre est le taux de change qui permet au pays d’accumuler d’immenses excĂ©dents (comme c’est le cas de la Chine aujourd’hui) et/ou de faire baisser la valeur de sa monnaie vis-Ă -vis des autres monnaies plus fortement que le diffĂ©rentiel d’inflation.

 

En utilisant la notion de dumping, mon CollĂšgue BĂ©doui n’avait pas en vue le commerce extĂ©rieur, mais les relations entre les agents sociaux Ă  l’intĂ©rieur de la Tunisie, ce qui n’est pas appropriĂ©.

 

La deuxiĂšme raison est une raison plus profonde, une raison de rigueur scientifique : aucune des affirmations n’est fondĂ©e sur une analyse comparative avec les pays concurrents ou les pays tiers. En termes monĂ©taires, le dinar se dĂ©prĂ©cie face Ă  l’euro, mais s’apprĂ©cie face au dollar amĂ©ricain ; il varie essentiellement en fonction du diffĂ©rentiel des taux d’inflation de la Tunisie vis-Ă -vis des autres monnaies internationales de rĂ©fĂ©rence  et de la paritĂ© qui existe entre elles. Et il est clair que la Tunisie n’est pas en train d’accumuler des excĂ©dents. Ce qui signifie qu’il n’y a point de dumping monĂ©taire.

 

Dire que le dumping sous les formes prĂ©cĂ©demment prĂ©sentĂ©es n’est pas avĂ©rĂ© ne signifie pas qu’il n’y a pas une prĂ©carisation de l’emploi. Il y a, depuis la rĂ©vision du Code du Travail de 1994 et 1996, une augmentation considĂ©rable des contrats Ă  durĂ©e dĂ©terminĂ©e et on assiste Ă  une rĂ©elle Ă©rosion des droits des travailleurs. Ce qu’un Etat soucieux de la dignitĂ© des travailleurs doit Ă©viter.

 

Quant Ă  la perte de pouvoir d’achat des salariĂ©s et la baisse de la couverture sociale, j’aimerais que nous ayons Ă  leur propos une discussion plus profonde.

 

 

Revenons maintenant aux volets « exagérés » ou « occultés ».

 

Si nous restons au niveau strictement Ă©conomique, il faudrait accorder une certaine attention au classement industriel Ă©tabli par l’ONUDI (l’Organisation des Nations Unies pour le DĂ©veloppement Industriel) : il montre que la Tunisie est en train de connaĂźtre un recul prononcé ; il faudrait voir les multiples indicateurs publiĂ©s par la Banque mondiale en ce qui concerne le contenu technologique de nos exportations : tous montrent un trĂšs faible niveau technologique, trĂšs infĂ©rieur Ă  la moyenne des pays ayant atteint notre niveau de revenu, la moitiĂ© de celui du Maroc.

 

Et si nous devons tenir compte aussi des notations Ă©tablies par les institutions internationales, pourquoi occulter celles relatives Ă  la gouvernance et Ă  la dĂ©mocratie ?  Toutes, sans exception (La Banque Mondiale, Freedom House, et autres) classent la Tunisie parmi les Etats les plus autoritaires et les moins dĂ©mocratiques : un Etat sans justice prĂ©visible et indĂ©pendante, des citoyens sans possibilitĂ© de se faire entendre, sans libertĂ© d’expression, sans possibilitĂ© d’élire librement leurs reprĂ©sentants, sans libertĂ© d’organisation et d’association, 


 

mouatinoun:

  Une vue gĂ©nĂ©rale de la situation sociale laisse apparaĂźtre un dĂ©sengagement de l’Etat, qui a voulu compenser cette absence par la crĂ©ation de fonds Ă  caractĂšre social. Est-ce que la politique de ces outils d’intervention (Fonds de SolidaritĂ© Nationale, fonds de l’Emploi et autres), arrive Ă  corriger rĂ©ellement et d’une maniĂšre efficace compenser le dĂ©sengagement de l’Etat ?

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

  Concernant la question sociale, la rigueur s’impose et nous devons dire qu’in n’y pas eu de dĂ©sengagement de l’Etat. Tout au contraire, il y a une injection importante de ressources financiĂšres ainsi qu’une rĂ©elle politique sociale dans les diffĂ©rents domaines. Au niveau de l’éducation, la Tunisie consacre 8,1% de son PIB Ă  ce secteur. Rappelons que ce taux est parmi les plus Ă©levĂ©s du monde, le double de la moyenne mondiale. Au niveau de la santĂ©, les efforts se poursuivent, sauf que nous assistons Ă  une transition Ă©pidĂ©miologique, Ă  savoir le passage d’un Ă©tat de santé oĂč la population est essentiellement frappĂ©e par les maladies transmissibles et auquel la santĂ© publique tunisienne Ă©tait bien prĂ©parĂ©e, Ă  un Ă©tat de santĂ© dominĂ© par des maladies non transmissibles, dont le coĂ»t de traitement est extrĂȘmement Ă©levĂ©, et pour lesquelles l’Etat n’a pas prĂ©parĂ© la santĂ© publique tunisienne. L’effort consenti n’a pas pu contenir une explosion de la demande et des besoins, ce qui oblige les mĂ©nages Ă  supporter une partie croissante des dĂ©penses de santé : ils doivent contribuer aujourd’hui Ă   52% des dĂ©penses de santĂ© alors qu’au milieu des annĂ©es quatre-vingt, cet effort Ă©tait limitĂ© Ă  35 %. L’Etat, comme on le voit, est en train de reculer en termes relatifs.

 

Au niveau des autres dĂ©penses sociales concernant les logements ou la lutte contre la pauvretĂ©, les dĂ©penses continuent d’augmenter. Le problĂšme en Tunisie n’est pas le recul de l’Etat en matiĂšre sociale, mais son inefficacitĂ© croissante. Et cette montĂ©e en inefficacitĂ© est perceptible partout : en matiĂšre de pauvretĂ© qui ne recule plus que trĂšs lentement, en matiĂšre de qualitĂ© de la formation scolaire et universitaire qui dĂ©cline, en matiĂšre de santĂ© qui est de plus en plus prise en charge par les mĂ©nages, 


 

Cette montĂ©e en inefficacitĂ© est due Ă  un ensemble de phĂ©nomĂšnes. En premier lieu, une administration qui innove de moins en moins et un recul de sa capacitĂ© d’initiative ; en second lieu, des agents sociaux gagnĂ©s par le dĂ©sintĂ©rĂȘt ou, plutĂŽt, qu’on dĂ©sintĂ©resse. Enfin une montĂ©e de la corruption et une absence de contrĂŽle et d’évaluation.

 

Pour rĂ©pondre Ă  la question, je dirais que le systĂšme sombre d’une maniĂšre continue dans le clientĂ©lisme, qu’il ne se base plus sur le mĂ©rite mais sur les proximitĂ©s des sources du pouvoir.

 

Si nous prenons par exemple le Fonds de SolidaritĂ© Sociale (26/26), son intervention est vraiment insignifiante comparĂ©e Ă  l’ensemble des dĂ©penses sociales. Celles-ci reprĂ©sentent 19 Ă  20 % du PIB et ce fonds n’en reprĂ©sente mĂȘme pas 1 % ; il est essentiellement propagande en termes sociaux. NĂ©anmoins, il reste un vecteur politique d’une extrĂȘme importance, un instrument rĂ©el de contrĂŽle social au sujet duquel nous devons avoir une discussion plus approfondie.

 

Au niveau de la distribution des revenus, nous devons nous mettre d’accord sur ce dont nous voulons parler, sur le concept mĂȘme. Distribution des revenus entre qui et qui ? La comparaison pourrait ĂȘtre faite entre patrons et salariĂ©s, entre urbains et ruraux, entre habitants des rĂ©gions littorales et habitants des rĂ©gions intĂ©rieures, etc. Il faut rappeler aussi qu’au niveau de la distribution des revenus, les Ă©conomistes admettent deux indicateurs synthĂ©tiques, Ă  savoir le rapport entre le revenu des 20% (ou des 10 %) les plus riches, par rapport aux 20% (ou des 10 %) les plus pauvres, ainsi que le coefficient  de Gini (ou coefficient de concentration des revenus). Aussi importante est l’annĂ©e de rĂ©fĂ©rence prise en compte car, d’une pĂ©riode Ă  l’autre, des variations, parfois sensibles, peuvent se produire.

 

Si tous ces indicateurs convergent, on serait en droit d’affirmer une dĂ©tĂ©rioration ou une amĂ©lioration de la distribution. Tel n’est pas le cas en Tunisie : si l’on examine le coefficient de Gini ou le rapport entre le revenu (des dĂ©penses) des 20 % (ou 10 %)  les plus riches aux 20 % (ou 10 %) les plus pauvres, la tendance constatĂ©e entre 1975 et 2000 est Ă  la baisse de ce coefficient et de ce rapport, ce qui signifie une amĂ©lioration de la distribution des revenus. Si l’on examine le rapport du revenu (dĂ©pense) moyen en milieu rural par rapport au milieu communal, la tendance constatĂ©e est Ă  l’aggravation des Ă©carts entre 1975 et 1980, mais Ă  une rĂ©duction de ceux-ci au cours des vingt derniĂšres annĂ©es. Entre salariĂ©s et patrons, la comparaison est impossible faute de donnĂ©es statistiques. Tout au plus, peut-on comparer l’évolution du revenu salarial moyen avec celle du revenu non salarial moyen (ce dernier comprenant le revenu de tous les non salariĂ©s, depuis l’agriculteur au chef d’entreprise, en passant par l’artisan, le petit et le grand commerçant,
). Ici l’évolution est variable selon les pĂ©riodes : en dĂ©faveur des salariĂ©s entre 1961 et 1972, en faveur des salariĂ©s entre 1972 et 1983, en leur dĂ©faveur entre 1983 et 1989, plus ou moins Ă©galitaire depuis cette date. Dans l’ensemble, toutefois, si l’on prend 1961 comme annĂ©e de rĂ©fĂ©rence, la tendance est en dĂ©faveur des salariĂ©s : le salaire rĂ©el moyen a Ă©tĂ© multipliĂ© par 2,97 entre 1961 en 2005, tandis que le revenu non salarial moyen a Ă©tĂ© multipliĂ© par 3,12.

 

Je crois qu’on doit aborder la complexitĂ© du phĂ©nomĂšne avec Ă©normĂ©ment de prudence, surtout en l’absence d’informations statistiques, concernant essentiellement le patronat et essentiellement ce fameux 1% ou encore 0,1% des plus riches. Il est certain que ce 0,1% connaĂźt un phĂ©nomĂšne d’enrichissement sans prĂ©cĂ©dent dans l’histoire de la Tunisie.

 

J’aimerais  mettre l’accent, en conclusion de ce point, sur la pauvretĂ©, voire l’absence totale de statistiques en matiĂšre de revenus. Elles sont pourtant essentielles.

 

Abdeljelil Bedoui:

Apparemment nous ne nous sommes pas d’accord sur la question du dumping, ce qui m’amĂšne Ă  rappeler la dĂ©finition de cette notion que l’on peut trouver facilement dans n’importe quel dictionnaire français. Le dumping ne consiste pas Ă  comparer les pratiques d’un pays sur le marchĂ© international avec celles exercĂ©es par ses concurrents mais plutĂŽt le dumping se dĂ©finit comme une pratique qui consiste Ă  vendre sur les marchĂ©s extĂ©rieurs Ă  des prix infĂ©rieurs Ă  ceux pratiquĂ©s sur le marchĂ© national. ConformĂ©ment Ă  cette dĂ©finition, nous constatons sans grande peine en Tunisie, l’existence de cette pratique tant sur le plan social, fiscal que monĂ©taire :

  * sur le plan social, nous remarquons dans de nombreux cas le non respect du SMIG affichĂ©, la non application par diffĂ©rents opĂ©rateurs Ă©conomiques des ajustements des salaires dĂ©cidĂ©s par les conventions collectives, le recours croissant aux emplois prĂ©caires et assistĂ©s par l’Etat, la baisse du degrĂ© et de la qualitĂ© de la couverture sociale parallĂšlement Ă  son extension dans la mesure oĂč les mĂ©nages participent de façon croissante aux dĂ©penses croissantes de la santĂ©, de l’éducation, de la formation, de la culture et des loisirs.

  * sur le plan fiscal, certes les taux d’imposition ont baissĂ© depuis la rĂ©forme de 1989 mais il faut prendre en considĂ©ration les rĂ©gimes d’exception qui accordent de nombreuses exonĂ©rations fiscales qui viennent s’ajouter Ă  l’évasion fiscale et sociale et qui constituent ensemble ce que nous considĂ©rons comme dumping fiscal. A ce titre, les chiffres du ministĂšre des finances Ă©valuent le coĂ»t des incitations fiscales et financiĂšres Ă  5803,7 millions de dinars pour la pĂ©riode 1994 et 2004, Ă  savoir depuis la promulgation du Code d’Investissement UnifiĂ©. 21% de ce montant au titre d’incitations financiĂšres et 79% au titre des incitations fiscales.

En outre, dans le cadre du Programme de mise Ă  niveau, pour la pĂ©riode allant de 1996 Ă  2005, il a Ă©tĂ© accordĂ© des subventions d’une valeur de 483 millions de dinars, ce qui reprĂ©sente environ 14,3% des investissements privĂ©s rĂ©alisĂ©s dans les industries manufacturiĂšres.

 *Concernant le dumping monĂ©taire, la rigueur de l’analyse implique que nous devons prendre en considĂ©ration essentiellement la valeur du dinar par rapport Ă  l’euro et non par rapport au dollar car l’essentiel de nos exportations et de nos importations, se fait avec la zone euro. Rappelons Ă  ce sujet, que pour acheter une unitĂ© monĂ©taire europĂ©enne en mai 1987, il fallait 0,95 dinar alors que pour acheter un euro il fallait 1,4 dinars environ en 2002 et 1,76 dinars en juin 2007.

Concernant l’engagement de l’Etat dans le domaine social, nous devons reconnaĂźtre que le secteur de l’enseignement totalise 8% du PIB. Reste Ă  se poser des questions concernant la destination de ces dĂ©penses et leurs rĂ©sultats ?

L’essentiel des dĂ©penses est allouĂ© Ă  la rĂ©munĂ©ration de la bureaucratie et son renforcement. Il est rare dans le monde de voir un nombre aussi important d’universitĂ©s pour 326 milles Ă©tudiants, ce qui alourdit le fonctionnement et rĂ©duit le rendement. Notre pays occupe une position assez reculĂ©e au niveau de la qualitĂ© de l’enseignement.

Sur le plan Ă©conomique, nous avons Ă  Ă©valuer – au delĂ  des investissements – la bonne gouvernance et la gestion des ressources. Au regard de ces dĂ©penses, de ce qui a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© dans le passĂ© et des dĂ©fis auxquels on doit faire face, nous enregistrons un Ă©chec honteux. Nous croyons que la chose est faite intentionnellement dans le but d’amĂ©liorer l’I.D.H (Indice du DĂ©veloppement Humain) de la Tunisie.

Ces dĂ©penses ont certes permis d’amĂ©liorer le taux de scolarisation, mais ont massacrĂ© le systĂšme Ă©ducatif en terme de qualitĂ© et aggravĂ© encore l’in employabilitĂ© des diplĂŽmĂ©s.

Dans le domaine de la santé, la participation des ménages est en augmentation, et avoisine actuellement 52% contre 34%, il y a 15 ans. Nous constatons une réduction du nombre de ceux qui bénéficiaient de la gratuité ou quasi-gratuité, et qui seront confrontés de ce fait aux prix du marché.

Il est vrai que les transferts sociaux de l’Etat avoisinent 20% du PIB, mais nous devons constater aussi la fragilitĂ© des rĂ©sultats en termes d’emploi.

Concernant la pauvretĂ©, les rapports de la Banque Mondiale prĂ©cisent que la tranche qui se situe juste au dessus de la pauvretĂ© absolue, est importante. A cet effet, la Banque Mondiale demande Ă  inclure cette tranche et la considĂ©rer comme faisant partie de la pauvretĂ©, ce qui ferait passer le pourcentage d’environ 3,5% actuellement Ă  environ 13%.

Quant aux satisfecits, les rĂ©sultats Ă©voquĂ©s soulignent Ă  la fois des aspects qu’on peut considĂ©rer comme objectifs, et d’autres qui expriment plutĂŽt un choix idĂ©ologique. Le taux de croissance relĂšve d’une dimension objective, par contre le fait de restreindre le dĂ©ficit budgĂ©taire n’induit guĂšre – au prĂ©alable – des effets positifs sur l’économie.

Le monde Ă©tait gouvernĂ© sur la base de la pensĂ©e keynĂ©sienne qui tolĂšre bien un certain dĂ©ficit budgĂ©taire dans le but de soutenir l’activitĂ© Ă©conomique, sans pour autant donner une grande importance aux phĂ©nomĂšnes inflationnistes qui peuvent en rĂ©sulter. Le dĂ©ficit budgĂ©taire et l’inflation sont tolĂ©rĂ©s, dans le but de soutenir l’emploi et fouetter la croissance. Aujourd’hui, les choix ont changĂ©, Ă  cause de la mondialisation qui a instaurĂ© le principe de la dĂ©sinflation compĂ©titive, Ă  savoir une recherche permanente de la compression des coĂ»ts et des prix. Cette politique de compression a nĂ©cessitĂ© une politique monĂ©taire restrictive. L’emploi (hormis les discours) ne constitue plus une prioritĂ©, pas plus que les Ă©quilibres sociaux qu’on considĂšre pourtant (dans le discours politique)  comme fondamentaux.

Nous assistons bel et bien à un changement fondamental qui fait de la compression des prix et des coûts une priorité absolue.

Il faut bien comprendre les satisfecits et les aborder dans ce sens, Ă  savoir une maĂźtrise de l’inflation et des dĂ©ficits aux dĂ©pens du plein emploi, de la stabilitĂ© de ce dernier et de la rĂ©partition des revenus.

Je suis bien de l’avis du Mahmoud Ben romdhane concernant la rĂ©partition des revenus, tant que les informations statistiques font dĂ©faut. Cependant, avec les informations statistiques disponibles, et en dĂ©composant le PIB en trois tranches, Ă  savoir, les revenus des salariĂ©s, ceux de l’Etat et ceux des non-salariĂ©s, on peut observer que la part de la masse salariale nette (la masse brute, amputĂ©e des cotisations sociales et des impĂŽts directs), est passĂ©e de 33% du PIB en 1983 Ă  26,2% en 2005. La part des non-salariĂ©s est passĂ©e de 45% en 1983 Ă  51% en 1990 et 45,3% en 2005. L’Etat quant Ă  lui, a vu sa part passer de 22% en 1983 Ă  28,5% en 2005. Ceci nous indique que les salariĂ©s qui reprĂ©sentent environ 75% de la population active occupĂ©e ont payĂ© un prix fort pour permettre aux non salariĂ©s d’amĂ©liorer leur part dans un premier temps et de la conserver dans un deuxiĂšme temps grĂące Ă  l’augmentation de la part de l’Etat et aux nombreux transferts et exonĂ©rations opĂ©rĂ©es par ce dernier aux profits du secteur privĂ© sans que ce dernier amĂ©liore l’investissement et la croissance.

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

 

Il faut bien nuancer les jugements. En ce qui concerne les cotisations sociales, il est clair que leur augmentation est positive pour les salariĂ©s : elles reprĂ©sentent leur revenu actuel ou futur. En ce qui les revenus de l’Etat, aucun jugement a priori ne peut ĂȘtre valablement avancé : il faut analyser l’origine des prĂ©lĂšvements, leur destination et leur Ă©volution. Si on prend le budget actuel de l’Etat actuellement et si on le compare Ă  celui de 1983 ou de 1990, vous devez prouver qu’il est constituĂ© de prĂ©lĂšvements accrus sur les salariĂ©s et que ces derniers sont de moins en moins destinĂ©s aux secteurs sociaux. La preuve est difficile Ă  administrer.

 

Au niveau de la rĂ©partition des revenus, le choix de l’annĂ©e de rĂ©fĂ©rence influe considĂ©rablement sur les rĂ©sultats. Si je regarde votre tableau et prends 1990 comme annĂ©e de base, je constate que le revenu des non salariĂ©s a baissĂ© depuis lors et que les cotisations sociales ont fortement augmentĂ©. Quant Ă  l’augmentation de la part de l’Etat dans le PIB, elle doit ĂȘtre lue Ă  travers sa rĂ©partition. De cela, on ne peut tirer la conclusion d’une dĂ©tĂ©rioration des revenus salariaux.

 

 Dr. Abdeljelil Bedoui:

Les statistiques sont d’une Ă©loquence parfaite, l’argent de l’Etat vient de plus en plus de la participation des classes moyennes et des salariĂ©s. La participation de cette frange dans les impĂŽts directs est passĂ©e de 35,2% en 1987 Ă  45,3% en 2004. La participation des classes populaires augmente relativement dans les impĂŽts indirects. En conclusion, nous pouvons constater que les salariĂ©s qui forment 75% des actifs, assument une partie non nĂ©gligeable. Nous devons voir Ă  cet effet, si cette participation correspond Ă  un bĂ©nĂ©fice proportionnel pour cette frange ?

Nous constatons tout simplement que le patronat bĂ©nĂ©ficie plus de l’aide de l’Etat. MĂȘme si l’Etat maintient sa part de participation dans la santĂ© et l’enseignement, nous constatons que les coĂ»ts des ces secteurs ont considĂ©rablement augmentĂ©. Ce qui fait augmenter la part des mĂ©nages dans ces dĂ©penses.

Il est vrai nous ne disposons pas de toutes les statistiques mais Ă  l’étude de celles qui sont disponibles et au regard de la tendance gĂ©nĂ©rale, nous pouvons affirmer que les inĂ©galitĂ©s entre les couches sociales augmentent ; Les salariĂ©s sont soumis Ă  une pression fiscale grandissante, et vivent des conditions de vie de plus en plus difficiles, en termes d’emploi, de rĂ©munĂ©ration et de couverture sociale.

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

Nous devons nuancer notre apprĂ©ciation concernant la couverture sociale par exemple, qui se mesure Ă  travers plusieurs indicateurs. Les dĂ©penses de l’Etat dans le secteur de la santĂ© sont en train d’augmenter, aussi bien Ă  cause du vieillissement de la population que des nouveaux types de maladies. Mais c’est nettement insuffisant. Ce phĂ©nomĂšne est international et ne concerne pas la Tunisie uniquement.

 

Une bonne santĂ© publique nĂ©cessite de plus en plus de moyens, que nous devons dĂ©gager Ă  travers une cotisation plus Ă©levĂ©e. Aussi, devons-nous penser Ă  rĂ©former le secteur de la santĂ© publique afin de le rendre plus compĂ©titif vis-Ă -vis du secteur privĂ©. La couverture sociale des catĂ©gories pauvres et moyennes passe par l’existence d’un secteur public de qualitĂ©. Pour qu’il en soit ainsi, l’une des conditions fondamentales est qu’il dispose des ressources financiĂšres nĂ©cessaires.

 

Prenons la couverture sociale, maintenant, dont il vient d’ĂȘtre dit qu’elle recule. Sur quelle base avance-t-on pareille affirmation ? A-t-on pris en considĂ©ration le fait que la population couverte par la sĂ©curitĂ© sociale reprĂ©sente aujourd’hui 90 % de la population alors que ce taux Ă©tait voisin de 40 % au dĂ©but des annĂ©es 1980. Nous pouvons porter une critique sur le contenu de cette couverture et sur sa qualitĂ©, mais nous ne saurions l’occulter. Le jugement que nous pouvons porter doit prendre en considĂ©ration l’ensemble de ces dimensions.

 

Concernant l’endettement des mĂ©nages, j’aimerai dire que la relance de l’économie s’effectue Ă  travers la relance de la demande et que celle-ci s’opĂšre Ă  travers deux composantes : l’investissement et la consommation des mĂ©nages. La Tunisie a besoin d’élargir son marchĂ© intĂ©rieur et d’encourager sa consommation, y compris en encourageant les crĂ©dits Ă  la consommation.  L’endettement des mĂ©nages ne doit  pas ĂȘtre dĂ©criĂ© dans l’absolu. S’il est vrai que certains mĂ©nages croulent sous les dettes, le taux moyen d’endettement avoisine les 40 %. Dans de nombreux pays riches, et mĂȘme Ă  revenu intermĂ©diaire, de taux atteint, voire dĂ©passe les 200 %. Sans relance de la consommation intĂ©rieure et l’endettement consĂ©cutif des mĂ©nages, nous aurions eu une croissance infĂ©rieure et un niveau de revenu moindre.

Dr. Abdeljelil Bedoui:

Visiblement, Benromdhane et moi-mĂȘme nous ne nous rĂ©fĂ©rons pas Ă  la mĂȘme dĂ©finition du dumping. En plus, mon collĂšgue refuse de distinguer entre par exemple, la gĂ©nĂ©ralisation de la protection sociale et son extension Ă  de nouvelles couches sociales d’une part, et le degrĂ© et la qualitĂ© de cette couverture, d’autre part. Comme il ne semble pas accorder de l’importance Ă  l’extension de l’enseignement et les rĂ©sultats obtenus en termes de qualitĂ© de la formation et du degrĂ© d’employabilitĂ©. Pourtant, l’analyse des degrĂ©s d’efficience d’affectation des ressources est nĂ©cessaire pour une analyse objective de la pĂ©riode qui est l’objet de nos discussions aujourd’hui.

 

 

 

mouatinoun:

Nous constatons une certaine divergence  entre les deux constats et mĂȘme sur les concepts. Doit-on Ă  cet effet penser et envisager des changements radicaux ou au contraire de simples mesures suffiraient afin d’amĂ©liorer la situation ?

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

Nous avons prĂ©cisĂ© qu’il existe une source de fracture sociale et la chose est gravissime et que l’Etat – malgrĂ© les ressources importantes mises – est en train de perdre en efficacitĂ©.

Il est plus que certain que la crise est multidimensionnelle et profonde Ă  la fois. Il ne peut y avoir de rectifications possibles, mais plutĂŽt un systĂšme que nous devons changer, car nous constatons une imbrication des domaines Ă©conomiques, sociaux et politiques, comme jamais cela n’a Ă©tĂ© le cas dans l’histoire de la Tunisie. Nous constatons de mĂȘme un systĂšme politique autoritaire, descendant qui cherche Ă  imposer ses visions Ă  travers les ordres et transformer de ce fait les citoyens dans tous les secteurs en simples rouages.

Un systÚme complexe ne peut exister et fonctionner avec des rouages. Le systÚme ne fait que diviser pour mieux régner. Nous constations que les différentes catégories sociales sont divisées, ainsi que les différents corps par des frontiÚres étanches. Toute initiative est bannie ou fortement limitée pour ne pas dire réprimée.

Aucun systĂšme dans un monde complexe, n’est capable de s’amĂ©liorer dans un politique pareille. Si nous constatons – au niveau de l’enseignement, par exemple – des ressources importantes et mĂȘmes croissantes, nous dĂ©plorons par contre la qualitĂ© mĂ©diocre de cet enseignement, parce que les Ă©ducateurs ne sont plus ce qu’ils Ă©taient et n’assument plus leurs rĂŽles de la meilleure maniĂšre, devenant – malheureusement – de simple exĂ©cutants de programmes.

Les directeurs des Ă©coles se font choisir pour leur affiliation au RCD et non pour leurs compĂ©tences. Il n’y a plus de rĂšgles, ni d’Etat de droit. Ceux qui s’enrichissent ne reprĂ©sentent pas les entrepreneurs les plus mĂ©ritants, la richesse se crĂ©e autrement. Aussi, nous constatons l’absence d’initiatives Ă©conomiques. Les hommes d’affaires ne sont plus entreprenants comme avant comme ils le pourraient.

Nous vivons dans une société régidifiée, telle est la volonté du pouvoir. Un pouvoir qui a peur de tout ce qui bouge.

La Tunisie a atteint un degrĂ© de dĂ©veloppement Ă©conomique et social, un degrĂ© de complexitĂ© tel, qu’elle ne peut plus ĂȘtre gouvernĂ©e par un systĂšme centralisĂ©. Il faut bien dĂ©centraliser tous les pouvoirs de dĂ©cision, des initiatives et des synergies des diffĂ©rents agents sociaux. Ce Ă  quoi le systĂšme met des barriĂšres. La Tunisie a besoin d’une administration stratĂšge, visionnaire, capable de mettre tous les acteurs en synergie, et se met elle-mĂȘme en mouvement. Le systĂšme actuel ne fait que dĂ©possĂ©der l’administration de sa capacitĂ© Ă  innover.

Nous n’avons plus d’Etat stratĂšge depuis vingt ans, cet Etat qui a fondĂ© la Tunisie moderne et qui a mis en place toutes les industries en place que nous connaissons, et qui a fait la qualitĂ© de vie des tunisiens, n’a plus de projet public depuis vingt ans.

L’Etat – en tant qu’agent stratĂšge de dĂ©veloppement – se dĂ©sengage. Il se maintient dans le social, un peu par conviction et beaucoup par calcul, parce que la politique sociale ne se limite pas au secteur social proprement dit, elle reprĂ©sente le lieu fondamental d’exercice du pouvoir. Elle reprĂ©sente un domaine de clientĂ©lisme, oĂč l’individu marchande son engagement en contrepartie de faveurs et nullement d’un droit acquis. L’octroi peut ĂȘtre fait Ă  ceux qui ne le mĂ©ritent guĂšre et aussi ce don peut ĂȘtre repris Ă  tout moment. Elle reprĂ©sente substantiellement un moyen de contrĂŽle de la sociĂ©tĂ©.

Sans cette politique sociale, il n’y aurait pas paradoxalement d’Etat-Parti, car il n’y a pas au monde, un parti aussi tentaculaire. Le RCD dispose de deux millions d’adhĂ©rents (soit 20% d’une population de dix millions). Le Parti Communiste Chinois avec ses soixante millions d’adhĂ©rents ne reprĂ©sente que 5% de la population !!!

Il n’a pas un pays au monde, ayant atteint un niveau de dĂ©veloppement social et Ă©conomique comparable Ă  celui de la Tunisie, qui soit aussi sous dĂ©veloppĂ© au niveau politique.

La phrase d’un cĂ©lĂšbre politologue  me vient en tĂȘte: «Lorsqu’on atteint un niveau de revenu de 6.000 dollars par an, il n’y plus d’Etats qui retombent dans l’autoritarisme». La Tunisie – avec ses 7.200 dollars, exprimĂ©s en « paritĂ© de pouvoir d’achat » – fait exception Ă  cette rĂšgle. Nous devons mettre Ă  part les pays rentiers (Ă  l’image des monarchies pĂ©troliĂšres), dont le niveau de vie, n’est nullement l’expression d’efforts.

Au dessus d’un certain seuil, une exigence sociĂ©tale fait que le pays doit passer Ă  la dĂ©mocratie. La Tunisie fait exception Ă  cette rĂšgle et ne semble guĂšre trouver son expression.

Dr. Abdeljelil Bedoui:

Les analyses que j’ai pu dĂ©velopper m’amĂšnent logiquement Ă  proposer les changements fondamentaux  Ă  3 niveaux :

1.       Le rapport entre l’Etat et la sociĂ©té :

Ce rapport doit s’inscrire dans le sens de la construction d’un Etat de droit, d’une dĂ©centralisation de l’Etat et d’une amĂ©lioration d’une gouvernance, Ă  tous les niveaux, afin d’assurer une meilleure gestion des ressources et dĂ©finir des choix stratĂ©giques, sur la base d’une concertation rĂ©elle entre l’Etat et la sociĂ©tĂ© et de l’élaboration d’une planification stratĂ©gique basĂ©e sur un nouveau contrat social.

2.       Le rapport entre l’Etat et l’Economie :

Ce rapport se conçoit dans trois directions :

En premier lieu, dĂ©finir une politique industrielle stratĂ©gique claire et abandonner le principe cher Ă  la pensĂ©e libĂ©rale de «la neutralitĂ© de l’Etat», qui a créé un climat de dĂ©sarroi et de repli du secteur privĂ©, habituĂ© Ă  l’assistance, Ă  la protection, en contre partie de l’allĂ©geance politique. Cette politique industrielle doit ĂȘtre basĂ©e sur une refonte totale de la politique de l’éducation, de la formation et de la recherche, qui se traduit actuellement –malgrĂ© sa gĂ©nĂ©ralisation – par une dĂ©tĂ©rioration de la qualitĂ©;

En second lieu, revoir l’articulation entre les deux secteurs privĂ© et public. L’Etat a adoptĂ© jusqu’à maintenant une politique exclusive qui a cherchĂ© Ă  promouvoir le secteur privĂ©, en dĂ©sengageant le secteur public des activitĂ©s productives et essentiellement industrielles. La rĂ©ussite des Ă©conomies Ă©mergentes prouve qu’une coopĂ©ration et complĂ©mentaritĂ© entre les deux secteurs sont vitales et doivent faire l’objet d’une rĂ©vision permanente.

En troisiÚme lieu, refondre les relations professionnelles. On constate une absence dangereuse du dialogue social au sein des entreprises. Cette absence est préjudiciable à toute rénovation de la politique industrielle.

3.       Le rapport entre l’économie et l’éthique :

Je voudrais insister sur la perte de valeurs sociales fondamentales, lors des vingt derniĂšres annĂ©es. Le travail et le savoir ont perdu leur valeur et leur statut dans la sociĂ©tĂ©. Or ces valeurs constituent non seulement les deux vecteurs essentiels de la promotion sociale mais aussi d’un dĂ©veloppement durable et Ă©quitable.

Nous ne pouvons gĂ©nĂ©rer de la richesse et engager des constructions du moment oĂč ces deux valeurs sont en perte de vitesse. La confiance mĂȘme a perdu sa valeur aussi bien au niveau social que professionnel.

 

 

mouatinoun:

Le Gouvernement, poussĂ© par les organisations financiĂšres internationales, entreprend actuellement une sĂ©rie de privatisations Ă  une vitesse relativement accĂ©lĂ©rĂ©e, dans le but de rĂ©duire ses dettes et les ramener  Ă  un taux d’endettement aux alentours de 40% du PIB. Sommes-nous en train de brader notre patrimoine ?

 

Pr. Mahmoud Ben Romdhane :

 

Nous avions eu jusqu’à la privatisation de Tunisie TĂ©lĂ©com une situation financiĂšrement tendue, des rĂ©serves en devises d’environ trois mois (trop faible), et un taux d’endettement assez Ă©levĂ©. Cette privatisation a rapportĂ© environ 3.050 millions de dinars. Cette manne a permis de rembourser une partie de nos dettes, celle qui Ă©tait libellĂ©e Ă  des conditions relativement dures. Entre-temps, nous avons pu amĂ©liorer notre notation au niveau international et par consĂ©quent accĂ©der Ă  des crĂ©dits internationaux Ă  des taux plus avantageux.

 

Cette privatisation nous a permis d’honorer une partie de nos dettes et reconstituer nos rĂ©serves en devises. Aujourd’hui, il n’y a plus d’argument financier Ă  l’appui d’une quelconque privatisation. La considĂ©ration de la dette n’est plus un argument Ă  l’appui d’une Ă©ventuelle privatisation. Les institutions internationales incitent Ă  la privatisation en faisant prĂ©valoir d’autres arguments : efficacitĂ©, concurrence, compĂ©tition.

En conclusion, il me semble dire dangereux de se dĂ©barrasser des secteurs publics vitaux. A moins d’avoir en vue des constructions stratĂ©giques industrielles plus importantes pour l’avenir du pays.

Dr. Abdeljelil Bedoui:

La privatisation s’est dĂ©roulĂ©e jusqu’à ces jours dans un souci relatif Ă  des considĂ©rations financiĂšres, visant Ă  amĂ©liorer la situation du budget de l’Etat et des considĂ©rations idĂ©ologiques considĂ©rant le secteur privĂ© plus efficace que le public. Il y a dans cette dĂ©marche – en l’absence d’une politique industrielle – une absence de perspective consistant Ă  rĂ©aliser un redĂ©ploiement de l’Etat dans le but de renforcer le tissu productif tunisien.

L’idĂ©e de considĂ©rer le secteur privĂ© capable de remplacer l’Etat, est complĂštement erronĂ©e. Notre secteur privĂ© ne s’est pas encore dĂ©barrassĂ© de la culture d’assistance Ă©conomique en contre partie d’une allĂ©geance politique et il n’est pas encore en mesure de prendre des initiatives, de se substituer Ă  l’Etat et de mettre en place de ce fait un tissu productif diversifiĂ© et compĂ©titif.

La privatisation, dans ces conditions, reprĂ©sente de ce fait une catastrophe car elle n’offre guĂšre de perspective de renforcement du tissu productif tunisien. Nous assistons tout simplement Ă  un transfert de propriĂ©tĂ© sans aucune perspective. Lorsque l’on se donne une politique industrielle basĂ©e sur des choix stratĂ©giques clairs et fondĂ©es sur un contrat social rĂ©el, la privatisation devient alors dĂ©barrassĂ©e de ses connotations idĂ©ologiques et de ses considĂ©rations purement financiĂšres pour exprimer tout simplement un mouvement de redĂ©ploiement de l’Etat inscrit dans une logique de diversification et de renforcement du tissu productif. Malheureusement, on est loin de cette situation pour le moment.

 

mouatinoun : Nous certains que la qualitĂ© de l’analyse et la profondeur de l’approche susciteront un intĂ©rĂȘt particulier aussi bien auprĂšs des initiĂ©s que des profanes.

 Merci et à la prochaine,

 

 

(Source : « Mouatinoun » (Hebdomadaire opposant – Tunis), N° 36, le 14 Novembre 2007)

Lien : http://www.fdtl.org/IMG/pdf/mouwatinoun_36.pdf

 

 


 

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