La presse iraquienne après le 9 avril 2003
L’auteur est rédacteur en chef du journal Al Jarida, édité à Bagdad. Ce texte est fondé sur une intervention faite lors d’une conférence organisée pour la libération de Florence Aubenas en Jordanie le 10 mars 2005. Traduit de l’arabe en français par Ahmed Manaï, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (transtlaxcala@yahoo.com). Cette traduction est en Copyleft Présentation de la presse iraquienne 1) La liberté d’_expression Selon la bibliographie établie par le chercheur iraquien Saad Eddine Khedr et publiée en une série d’articles par le journal Al Jarida, le nombre de titres de la presse quotidienne et bi-hebdomadaire paraissant en Iraq après le 9 avril 2003, est à ce jour de 201. Ce que l’on peut dire tout d’abord de la presse iraquienne c’est qu’elle jouit actuellement d’une grande liberté d’__expression, ce que les Iraquiens n’avaient jamais connu depuis la fondation de l’État iraquien dans les années 1920. En effet, après 35 années de musèlement de la presse on assiste à une explosion de titres où se côtoient tous les genres de presse. Toutefois, si quantité il y a, qualité il n’y a pas ou très peu. La plupart des rédacteurs en chef des journaux n’ont aucun passé de journaliste mais doivent leurs nouvelles fonctions à des raisons politiques ou économiques. Beaucoup appartiennent à des partis ou sont inféodés soit à l’ancienne coalition soit à l’actuelle force d’occupation. Cette presse, véhiculant d’ailleurs très souvent les thèses officielles, calme la colère populaire en justifiant les erreurs de l’autorité en place par la situation exceptionnelle que vit le pays. 2) Le financement Les journaux qui dépendent du gouvernement ou des formations politiques qui le composent, sont soutenus par l’administration le plus souvent sous forme de publicité, ce qui couvre aisément leurs frais, voire plus. Il n’en est pas de même pour les journaux de l’opposition, dont Al Jarida, qui ne peut compter que sur la publicité privée pour s’autofinancer, ce qui est loin d’être suffisant. Rappelons que dans le passé, l’État répartissait sa publicité sur tous les journaux sans exception. 3) La logistique Nous avons vécu comme tous les directeurs de journaux de grandes difficultés d’ordre logistique à nos débuts : impression de qualité médiocre les imprimeries ne disposant pas toujours du matériel adéquat, non respect des délais en raison des pénuries de papier et/ou de l’absentéisme des ouvriers. A noter qu’avant l’occupation la plupart d’entre eux ne pouvaient vivre uniquement de leur emploi officiel et avaient donc recours à la vente des journaux clandestins qu’ils éditaient en accord avec les mafias de la distribution. Si les problèmes d’impression se sont quelque peu résolus avec le temps reste celui de la distribution qui, lui, est au point mort. En effet, à ce jour, pas de distribution organisée des journaux qui sont exposés chaque matin, à partir de 5 heures, à la bourse des journaux, à la porte Al Mouaddham, pour être vendus aux agents de distribution. C’est une situation tout à fait particulière qu’une société ²Dar El Mada² a essayé de régler en essayant d’organiser la distribution. Son échec a ramené les choses à leur point de départ où ils sont vendus à la criée aux agents de distribution. 4) Absence d’un code de la presse Le piratage institutionnalisé. En effet, la presse iraquiennene ne connaît pas encore le droit d’auteur. Elle utilise les informations diffusées sur internet ou des agences de presse mais ne paie aucun droit. Autre problème épineux : la multiplication des affaires de diffamation contre les hommes politiques et des notables de la société et ce en l’absence de lois et de poursuite judiciaire. Et pour finir, la corruption, illustrée par une affaire récente qui a fait beaucoup de bruit en Iraq. En effet, les forces américaines auraient ³acheté² quelques journaux parmi les plus réputés pour la publication d’articles en leur faveur. Et alors que le Congrès américain a ouvert une enquête à ce sujet, les autorités et le syndicat des journalistes iraquiens ont gardé le silence. Parmi les journaux concernés : Assabah Al Jadid, Al Mada et d’autres. Il y a urgence à créer un code de la presse. La situation des journalistes iraquiens 1) De l’intérieur L’ancien gouverneur américain d’Iraq Paul Bremer, à son arrivée en mai 2003, avait dissous le ministère de l’information, privant d’emploi 5575 fonctionnaires, 1200 journalistes et 19 agents de communication. Personnellement, j’ai essayé d’en faire réengager un certain nombre et de dédommager les autres, en collaboration notamment avec le représentant des Nations Unies, tout d’abord avec Sergio De Mello puis avec Lakhdar Brahimi et j’ai trouvé un réel soutien de la part d’Ahmed Fawzi, responsable du bureau d’information du Secrétaire général des Nations Unies. C’est lui d’ailleurs qui avait pris l’initiative de contacter les autorités de la coalition pour réembaucher ou dédommager les intéressés. Soutien également d’Abdel Hamid Jaber aux Nations Unies à New York. Le problème des journalistes licenciés est donc demeuré en suspens pendant des mois. L’ancien ministre de la culture, Moufid Al Jazaïri avait exprimé sa volonté de le résoudre, mais il avait besoin de l’accord de son collègue des finances de l’époque, Adel Abdel Mahdi, que nous avions convaincu de la nécessité de mettre fin au drame de milliers de familles touchées par cette situation. Finalement, ils ont tous été réintégrés au ministère de la Culture, le ministère de la Communication n’existant plus, mais aucun dédommagement n’a été versé pour les deux années passées sans emploi. 2) … et de l’extérieur Notons qu’il s’est créé un profond malaise entre les journalistes iraquiens de l’intérieur et ceux venant de l’étranger. Les premiers se sont évidemment sentis menacés par ces confrères fraichement débarqués qui, les jugeant favorables à l’ancien régime, ont tenté de créer un nouvel organisme représentatif des journalistes dans le but de remplacer l’ancien Syndicat des journalistes. Les partisans de la nouvelle ³Union des journalistes² ont mobilisé beaucoup et suscité de nombreuses réunions et débats mais n’ont pas pu s’imposer car trop peu nombreux et non soutenus par les autres syndicats de journalistes arabes. Cette opposition acharnée entre les deux organisations a pris fin mais a laissé des traces indélébiles dans la profession. On peut même parler de rupture totale de dialogue. Ca se ressent dans leur travail au quotidien, surtout dans leur approche respective des difficultés sécuritaires et politiques du pays. Le problème de disparité des salaires a certainement contribué à cette rupture. En effet, les journalistes émigrés de retour dans le pays, disposant de capitaux, de projets commerciaux et de partis politiques, ont participé à créer un climat de corruption en accordant à leurs journalistes des salaires extravagants que la plupart des autres journaux locaux privés de financements, étaient incapables de suivre. Beaucoup de journalistes actuellement sont confrontés à un double handicap : leur faible rémunération les oblige souvent à cumuler plusieurs emplois et l’empreinte laissée par 35 ans d’endoctrinement dont ils ont beaucoup de mal à sortir sont très préjudiciables quant à la qualité de leur travail. Autre phénomène : pour réduire le nombre de ses journalistes et éviter de recourir aux informations payantes des agences, certains journaux n’hésitent pas à reprendre des articles déjà publiés dans la presse arabe 3) L’insécurité L’Iraq, comme chacun sait, est aujourd’hui l’un des plus importants champs de violence dans le monde. Les organisations armées, pour la plupart, sous couvert de résistance à l’occupant, tuent aveuglément, desservant ainsi la cause pour laquelle ils prétendent combattre. Cette insécurité alliée à un taux de chômage record de plus de 50% de la population active et la marginalisation d’un grand nombre d’anciens membres des forces militaires et sécuritaires, ont facilité le développement des gangs. Ainsi, les enlèvements, le pillage et les vols se sont étendus à tout le pays et, n’épargnant aucune classe socio-professionnelle, visent principalement les Iraquiens aisés et les étrangers. Toute personne ou famille susceptible de pouvoir payer une rançon sera une victime potentielle. Les gangs disposent actuellement d’indicateurs dans les quartiers qui leur facilitent le travail en leur fournissant des informations sur leurs futures victimes, puis leur servent d’intermédiaire dans les négociations avec les familles. En ce qui concerne l’enlèvement de journalistes, les médias internationaux n’en parlent que lorsqu’il s’agit de ressortissants étrangers, ce qui fait d’ailleurs le jeu des groupes armés qui les organisent. Mais ces mêmes médias ne s’attardent malheureusement pas sur le sort des journalistes locaux qui, eux, vont sur le terrain et s’exposent au quotidien. 4) La presse et l’occupation Bien que jouissant d’une liberté d’__expression, qui va bien au-delà de ce qu’ils pouvaient espérer, les journalistes iraquiens ou étrangers connaissent de grandes difficultés pour accomplir correctement leur travail en grande partie à cause du climat d’insécurité qui règne actuellement dans le pays. La dissolution des institutions sécuritaires et de l’armée par Paul Bremer, et le retard mis à les reconstituer sur des bases modernes et saines a empêché l’État d’assurer la sécurité des citoyens dont des journalistes dans leurs déplacements et leurs investigations à l’extérieur. Il est même incapable d’assurer sa propre sécurité. Les forces d’occupation ont, dès le début, considéré le problème de la sécurité comme leur domaine privé et l’ont interdit aux investigations des journalistes. Elles les empêchent ainsi de faire leur travail, n’hésitant pas à tirer sur ceux qui s’approchent des lieux d’explosions, et ce, même lorsqu’ils sont munis du badge de presse et d’une autorisation délivrée d’ailleurs par ces mêmes forces. Ce qui est contraire évidemment aux conventions internationales. Seuls les journalistes américains et britanniques font exception à cette règle. On dénombre à ce jour au moins 70 journalistes tués, pour la plupart, par les forces américaines, qui les assimilent à des pertes colatérales et considèrent que tuer sans préméditation ne donne lieu qu’à de simples excuses. Outre les problèmes d’insécurité il y a aussi la difficulté d’avoir une presse indépendante. Le témoignagne qui suit illustre parfaitement ce problème. En qualité de rédacteur en chef du journal Al Jarida, je me suis depuis le début opposé pacifiquement à l’occupation. En conséquence de quoi, j’ai été convoqué plusieurs fois par la commission militaire chargée de l’information de l’autorité des Alliés, au siège des troupes américaines dans la zone verte. On m’a proposé de collaborer avec celles-ci, moyennant la publication de pages publicitaires vantant les services rendus aux Iraquiens par les troupes américaines. C’était pour financer le journal, disaient-ils. Suite à plusieurs refus successifs de collaborer, l’arrestation de notre photographe se transforma en avertissement à peine déguisé. En effet, le 10 novembre 2003, Yacine Sabri était en train de photographier les longues files de retraités qui attendaient durant des heures et sous un soleil de plomb que leur soient versées leurs retraites, quand il fut arrêté et menotté par des militaires américains. Il fut conduit, la tête enveloppée d’un sac en plastique noir, à la zone verte. Son appartenance à Al Jarida lui valut un interrogatoire musclé et lorsqu’il fut relâché, on le chargea de transmettre au rédacteur en chef que le journal s’exposait aux pires ennuis s’il relatait l’incident. De retour au journal, Yacine Sabri était encore sous le choc et nous avons tous pu constater, outre son visage tuméfié, que son corps portait des traces de torture. Voilà le genre de pression que peuvent exercer les forces d’occupation sur la presse indépendante. 5) … en chiffres
Dans le dernier communiqué du 26 janvier 2006 Reporters Sans Frontières annonce la mort de Mahmoud Zaal, 79ème sur la liste des professionnels des médias morts dans l’exercice de leurs fonctions depuis mars 2003 (le quatrième en moins d’un mois). Le communiqué fait état également de 35 enlèvements pour cette même période, dont 5 ont été tués par leurs ravisseurs (4 Iraquiens et 1 Italien) et les autres relâchés sains et saufs. L’organisation exprime également son inquiétude quant au sort de Jill Carroll, septième femme journaliste enlevée en Iraq le 7 janvier dernier. L’une d’entre elles, Raeda Wazzan, de nationalité irakienne, avait été exécutée par ses ravisseurs. Les autres ont été libérées. Conclusion Malgré les nombreuses victimes iraquiennes et étrangères parmi les journalistes qui ont été tués en Irak depuis le début de l’occupation, les troupes d’occupation issues, dans l’ensemble, de pays qualifiés de démocratiques, n’ont pas ouvert d’enquêtes sur les assassinats de ces dizaines de journalistes, soit tués avec préméditation, soit victimes de balles perdues américaines. De leur côté, les autorités irakiennes qui sont censées avoir recouvré leur souveraineté depuis le 30 juin 2004, selon les termes de la résolution 1546 des Nations Unies, n’ont pas estimé nécessaire de constituer une commission spéciale pour enquêter sur les causes de décès de ce nombre important de journalistes iraquiens et étrangers. La démission des autorités iraquiennes et américaines en matière de sécurité des journalistes devrait entraîner la réaction des organisations humanitaires et des droits de l’homme et particulièreement les organismes spécialisés de l’ONU pour agir dans le sens d’un plus grand respect des drois de l’homme. L’ONU elle-même devrait assumer son devoir en la matière et exiger, des pays de la Coalition, le respect des conventions internationales qu’ils avaient signés en imposant à leurs troupes de collaborer avec eux au lieu de les arrêter ou tirer sur eux pour les intimider. Nous lançons donc un appel aux Nations Unies, aux différentes organisations des droits de l’homme et de juristes et aux syndicats de journalistes dans les pays démocratiques, pour qu’ils fassent pression sur le gouvernement des USA afin qu’il respecte les conventions internationales qu’il a signées concernant, entre autres, la sécurité et la dignité des journalistes dans toutes les zones de guerre et surtout en Irak. N’oublions pas qu’un journaliste tué en Iraq signifie la misère pour toute sa famille. Il est donc expressément demandé aux organisations internationales et irakiennes de créer un fonds pour venir en aide à ces familles de journalistes morts dans l’exercice de leurs fonctions. C’est là une action que nous nous engageons à mener dans l’avenir.