1 septembre 2004

Belha et Nour : Il est temps de mettre fin à un combat perdu d’avance.

Le culte du paraître

Amel Belhadj Ali

De par le monde, près de 15 millions de jeunes filles âgées de moins de 20 ans deviennent des mamans. Les études menées dans les pays en développement montrent qu’entre 20 % et 60 % des grossesses et accouchements chez les femmes de moins de 20 ans sont non désirés (Human reproductive research. N°41 1997 )…. Le cinquième de la population mondiale c’est-à-dire plus d’un milliard d’individus sont âgés entre 10 et 19 ans, la sexualité des jeunes occupe par conséquent une place de choix dans les préoccupations des parents, des Etats, des collectivités et des associations.

La santé sexuelle des jeunes pose des problèmes particulièrement préoccupants en rapport avec l’évolution des mentalités, des comportements et du contexte économique et social. C’est à l’âge de 12 ou 13 ans que le désir naturel de se renseigner sur la sexualité s’exprime, c’est à partir de là qu’on réalise également (*) que dans la famille le discours sur la sexualité est banni, la sexualité étant définie comme un sujet tabou qui relève du non dit et dont on parle très souvent à travers des métaphores ».

La société impose au nom du principe de réalité au jeune de différer ses satisfactions libidinales et de les sublimer dans l’apprentissage scolaire ou professionnel. Avec les changements sociaux (urbanisation, changement des structures familiales, mondialisation de la communication) les approches traditionnelles en matière d’éducation sont de plus en plus remises en cause.

Des relations précoces ?

Dans une enquête réalisée par l’Office National de planification familiale et de population visant 3663 jeunes Tunisiens célibataires âgés entre 18 et 29 ans et appartenant à différentes catégories socioculturelles les enquêteurs ont remarqué que 90 % des jeunes accordent de l’importance à la sexualité selon qu’elle soit grande ou moyenne.

D’après eux, le garçon commence à s’intéresser à la sexualité essentiellement entre l’âge de 15 et 20 ans (79 %), 26 % des filles disent qu’elles commencent à s’intéresser à la sexualité avant 15 ans et 45,6 % pensent que cet intérêt apparaît entre 15 et 20 ans. 78 % Des jeunes pensent que parler de sexualité est facile alors que 17 % ne sont pas d’accord.

Pour 25 % des jeunes interviewés, la fille vit son premier rapport sexuel à 15 ans, ce taux baisse à 12 % quand il s’agit de déterminer l’âge du premier rapport sexuel chez le garçon. Quant à ceux qui pensent que le premier rapport sexuel n’a lieu qu’après le mariage, ils ne sont que 3 % des garçons contre 13 % des filles. Les rapports sexuels d’après la majorité des interviewés sont le plus souvent irréguliers dans le temps et tributaires des occasions qui se présentent ce qui veut dire qu’il n’y a pas de partenaire fixe et rend l’adoption d’un comportement préventif encore plus difficile.

Pour Dr Hichem Ben Azzouz, auteur d’une thèse de Doctorat sur la sexualité des jeunes Tunisiens: « lorsque les relations hétérosexuelles sont trop précoces, elles traduisent une carence affective du milieu parental ou un besoin aigu de se valoriser, sur le plan physique ou scolaire, les risques n’en sont pas moins négligeables. Dans ce genre de relations épisodiques, le corps n’est qu’un objet de consommation que l’on prête pour témoigner de sa gratitude ou pour se conformer à la règle du jeu imposée par la bande. D’autres adolescents recourent à l’acte sexuel pour affirmer leur liberté. Ils fondent leur décision, moins sur le désir et l’intensité de leurs pulsions instinctuelles que sur le besoin de se démarquer du milieu parental. Pour ces jeunes, qui ne contrôlent pas leur sexualité et dont les aventures se multiplient, il y a risque d’avortements, de MST, de désarroi psychologique. Et pourtant un acte sexuel responsable est source de maturation quand il permet de nouer une relation avec autrui sur tous les plans, il favorise, à une époque où l’homosexualité se démocratise, un comportement hétérosexuel. »

Mais il n’y a pas que cette volonté de se démarquer par rapport au giron familial qui est à l’origine de la précocité de la sexualité ainsi qu’à l’apparition de nouvelles pratiques sexuelles chez les jeunes.

Pr.Ridha Kammoun, Président de MST SIDA, région grand Tunis, estime que les raisons de la précocité de la sexualité chez les jeunes Tunisiens sont multiples : Les deux raisons globales qui me paraissent les plus importantes sont : la conjoncture tunisienne : mouvement de libération de la femme et des jeunes depuis l’indépendance ainsi qu’une audacieuse volonté politique accompagnée d’une adaptation législative et d’un fabuleux effort d’investissement dans l’humain (éducation et santé) sans oublier la conjoncture internationale : Révolution des moyens de communication avec comme conséquence une tendance à l’uniformisation des valeurs, des modèles et des comportements se référant souvent  à une culture dominante »

La mondialisation des moeurs

En effet, plusieurs enquêtes concernant la sexualité chez les jeunes en Tunisie confirment que les médias et principalement la télévision constituent les principales sources d’information des jeunes. Les jeunes ont tendance à s’identifier aux protagonistes de séries télévisées, Dawson, Beverly Hills et autres diffusées sur les chaînes françaises tout comme aujourd’hui l’émission d’animation Star Académie représente une référence de choix pour certains adolescents. Ainsi, selon K. une jeune fille qui poursuit ses études dans un lycée professionnel privé : les filles veulent ressembler à Mira, la participante à l’émission qui a conquis le coeur du gagnant du concours, Ahmed Attia, elles cherchent également à sortir avec des garçons qui ont le même look que lui.

Mais il n y a pas que cela, selon M. lycéenne dans un lycée public de la capitale, il y a une grande évolution des moeurs chez les jeunes de son lycée qui estiment qu’il est tout à fait naturel d’avoir des rapports sexuels tout comme le fait de voir les filles aborder les garçons pour leur demander de sortir avec elles. A la question selon quels critères ces jeunes filles choisissent-elles leurs futurs petits amis, M. a répondu : selon le prix de leurs chaussures : « tu sais mon copain porte des chaussures à 180 D ».

Le look, le paraître sont des facteurs déterminants dans l’établissement de rapports entre filles et garçons, un garçon à la page est très sollicité surtout lorsqu’il conduit une voiture, une fille délurée, cheveux colorés dont le style ressemble à celui de Shakira, la chanteuse latino américaine d’origine libanaise, est très prisée également, dans le langage des jeunes, nous retrouvons très souvent le terme « I vaïs », un terme qui a pour origine le mot français vice et qui veut dire que l’on sort avec quelqu’un juste pour en mettre plein la vue aux autres, que ce soit fille ou garçon, le plus important est le paraître. En somme les apparences sont érigées en culte chez certains jeunes d’aujourd’hui.

Les apparences sacralisées

Toutefois, les habits de qualité, griffés, coûtent très cher, alors que font les parents pour répondre aux exigences de leur progéniture ?. M réponds : « Je connais plein de filles qui sortent avec des hommes juste pour se payer de beaux habits et pour avoir leur argent de poche, une fois, au lycée, alors que nous cotisions pour aller déjeuner, l’une de nos copines nous a réclamé 200 millimes, elle voulait juste appeler quelqu’un pour lui demander de nous payer notre déjeuner, nous avons bien sûr refusé, une autre fois, cette même jeune fille, qui était en train de discuter avec l’une de nos amies devant le lycée, s’est arrêtée de parler, a traversé la rue pour discuter avec un homme d’âge avancé, est revenu proposer à notre amie de le lui présenter en lui promettant qu’elle serait gâtée si elle acceptait de sortir avec lui, notre amie ne lui a plus adressé la parole» .

K a elle aussi, dans son lycée professionnel eu affaire à une jeune fille qui avait toutes les apparences d’une fille honnête, elle portait le hijab « Nous n’avons jamais douté de son sérieux, jusqu’au jour où elle nous a parlé de ses relations avec des hommes différents, pour pouvoir bien vivre -disait-elle- elle a même proposé d’organiser pour nous, des sorties avec des hommes respectables disait-elles, comme ça, nous épargnerons à nos parents les angoisses de dépenses inutiles, nous étions choquées !!!». N., quant à lui, a été surpris par une scène à laquelle, il a assisté dans un centre d’animation de la banlieue nord de Tunis « Je sirotais une boisson avec des amis,  lorsque j’ai remarqué que les deux jeunes garçons qui étaient devant nous et dont l’âge ne dépassait pas dix sept ans, flirtaient tour à tour avec leurs deux copines, choqué, j’ai profité d’une occasion où l’un des garçons était seul pour lui poser la question, pourquoi faites vous cela, il m’a tout simplement répondu, ne sois pas vieux jeu ».

Mais alors, n’y a t-il pas des relations sérieuses romantiques comme celles d’autrefois du genre «yeux dans les yeux, main dans la main» chez les jeunes d’aujourd’hui ?

«Oh mais si confirme M, il y a même des « success story » telle cette histoire d’amour qui a démarré dans notre lycée, il y a 6 ans et qui a été couronnée par les fiançailles du couple qui, aujourd’hui poursuit ses études supérieures en troisième année de la Faculté de Droit ». Il y a aussi des histoires d’amour qui démarrent très bien et qui se terminent très vite, il y en a aussi qui sont basées sur une attirance physique uniquement et qui n’ont pas de suite. A la question, tes amis utilisent-ils des moyens contraceptifs ? M répond le plus simplement du monde : « Si. Le calendrier, ce qui veut dire que les filles surveillent leur cycle et évitent d’avoir des rapports sexuels pendant la période du cycle où elles risquent de tomber enceintes, leurs copains sont aussi vigilants qu’elles et donc eux aussi connaissent les cycles de leurs copines ». Et le préservatif ? G qui poursuit ses études dans le même lycée que M affirme que le préservatif est très rarement utilisé par les couples qui ont des relations sexuelles, régulières ou épisodiques.

Et les parents, dans tout ça ? M, affirme que dans la plupart des cas, les parents ne se rendent même pas compte de ce qui arrive à leurs enfants «Entre huit heures du matin et 18 h, il y a tellement de choses qui peuvent être faites, il y a des filles qui changent d’habits dans l’enceinte du Lycée, il y en a d’autres qui, pour sortir le soir, mettent en place des scénarios bien ficelés pour convaincre leurs parents de la nécessité d’aller étudier chez l’une ou l’autre de leurs amies et puis il y a des parents qui éduquent leurs enfants avec beaucoup de liberté».

Relâchement de l’autorité parentale

Pour Dr Farouk Ben Mansour, Directeur du centre de planning familial du Bardo et qui a créé un service spécial jeunes au Centre : « Il y a un problème de relâchement de l’autorité parentale, particulièrement de la mère, il y a également moins d’autorité dans les structure scolaires ». Dr Ben Mansour pense que la discipline est une condition nécessaire à la maîtrise des pulsations des jeunes, il trouve répréhensible qu’à notre époque et dans une culture comme la nôtre, les sentiments se perdent dans le physique et la culture de l’individualisme, de l’égoïsme et de l’intérêt qui prévalent dans les rapports entre jeunes.

Aujourd’hui, les jeunes ont de plus en plus accès à la vision de scènes à connotation sexuelle à travers les chaînes télévisées, les vécus inconscients, les publicités suggestives basées sur le charme de la féminité et de la masculinité. Le marketing instituant le culte du corps, banalisant tout ce qui a trait à la sexualité, la pudeur, le sacré n’existent plus. Les barrières sociales, culturelles et religieuses tombent comme un château de cartes. Nous sommes en pleine évolution sociale entraînés par la mondialisation, un flux de nouvelles valeurs qui balaye tout sur son chemin y compris nos principes sociaux religieux. A qui la faute : il n y a pas de faute, il y a une mauvaise adaptation à ces nouvelles valeurs, l’évolution est tellement rapide que notre société n’a plus le temps de réflexion nécessaire pour la mise en place de garde fou.

Pr Ridha Kammoun, président de MST Sida, région grand Tunis, estime que les valeurs culturelles véhiculées au sein de notre société, ne sont pas suffisantes pour garantir un comportement sexuel responsable chez les jeunes. Elles sont toutefois à exploiter pour renforcer l’éducation préventive. La société avec toutes ses composantes est certainement responsable de la protection des jeunes. Comment s’y prendre est la question. Il faut une approche audacieuse, volontaire et participative (famille, école, associations, média….) pour transmettre les informations justes et surtout capables d’initier un changement du comportement sexuel chez les jeunes ou mieux encore une adoption dès le départ d’un comportement responsable.

Informer, sensibiliser.

Dr Farouk Ben Mansour déclare que les relations sexuelles deviennent de plus en plus fréquentes chez les jeunes avec un recul de l’âge pour ce qui est du premier rapport sexuel, à partir de 15 ans chez les filles et entre 17 et 19 ans chez les garçons, elles sont également sporadiques, c’est ce qu’on appelle comportements à risques résultant d’un manque flagrant de l’éducation sexuelle des jeunes, dont les résultantes peuvent être des grossesses non désirées ou la contamination par des MST. « Les risques des MST pour les jeunes, affirme, Pr.Kammoun, sont réels, importants, divers et parfois très graves. En plus des complications inhérentes aux MST elles mêmes (infertilité, grossesses ectopiques, hémorragies, infections pelviennes, infections du nouveau né, cancers génitaux etc…), celles-ci favorisent la transmission du virus du sida ».

Que faire pour préserver les jeunes et les protéger contre ces nouveaux fléaux ? De l’information, de l’information et encore de l’information et surtout, il faudrait entreprendre une démarche pour la responsabilisation du jeune.

Le jeune a une très grande soif de connaissances, les enquêtes entreprises par l’ONFP, l’ont prouvé, il est réceptif et exprime beaucoup de curiosité concernant les questions se rapportant à la sexualité. Les connaissances des jeunes à ce propos sont assez faciles à faire évoluer, ce qui n’est pas le cas sur le plan comportemental. Et pour cela, il faudrait penser à former des personnes qualifiées pour informer et sensibiliser dans les structures scolaires et universitaires ainsi, que les organismes professionnels.

A ce propos l’ATPF a lancé depuis des années l’expérience des éducateurs pairs dans les foyers universitaires, ainsi, l’Association tunisienne de planification familiale dispense à des étudiants et des étudiantes une formation sur la santé sexuelle et reproductive et ces derniers se chargent d’informer leurs co-locataires, amis et amies sur les dangers d’une sexualité irresponsable, ces étudiants  » deviennent ainsi des acteurs de prévention auprès de leurs camarades. Il s’agit surtout de permettre à chacun d’acquérir de nouvelles compétences sociales, la capacité de résoudre les problèmes, de résister à l’influence des autres, de prendre les décisions à temps et de gérer son stress et ses émotions, un processus inévitable dans la maîtrise de tout ce qui a rapport avec sa propre santé. L’implication des familles dans l’éducation sexuelle de leurs enfants est aussi importante, la communication sur les risques présents et futurs d’une sexualité irresponsable, le développement de l’estime de soi, des relations avec les autres, de la capacité à « faire face », pourrait aider à établir une communication constructive entre les parents et leurs enfants. Mais plus que tout affirme Dr Ben Mansour, il faudrait inciter les jeunes à participer aux activités culturelles, faire preuve de créativité et à éviter la culture des stéréotypes.

(*) Chercheur et spécialiste en communication

(Source : Le Temps du 1^er Septembre 2004)

Quelqu’un a vu l’opposition ?

Samy Ghorbal, envoyé spécial

« Officiel » ou « dissident », aucun adversaire du régime n’a la moindre chance de contester la réélection du président Ben Ali, dans deux mois. Ni même de faire entendre sa voix.

Faut-il y voir un signe du peu d’intérêt que portent désormais les autorités françaises à la question démocratique en Tunisie ? En visite à Tunis les 18 et 19 juillet, Michel Barnier, le ministre français des Affaires étrangères, s’est abstenu d’évoquer le sujet des élections présidentielle et législatives du 24 octobre. Il est vrai que le scrutin ne passionne pas les foules. La campagne est molle, pour ne pas dire émolliente, et son issue ne fait aucun doute.

Qui pourrait empêcher le président Zine el-Abidine Ben Ali, aux commandes du pays depuis novembre 1987, d’obtenir un quatrième mandat de cinq ans ? Sûrement pas l’opposition qui, comme à son habitude, se présente en ordre dispersé. Depuis plus d’une décennie, celle-ci est en effet scindée en deux grandes tendances, l’« officielle » et la « dissidente », chacune subdivisée en une multitude de chapelles.

L’opposition officielle, la seule à être représentée au Parlement, où 20 % des sièges lui sont automatiquement réservés, quel que soit le score de ses candidats aux législatives, regroupe quatre formations : le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), le Parti de l’unité populaire (PUP), l’Union démocratique unioniste (UDU) et le Parti social libéral (PSL). Elles servent de faire-valoir au régime, qu’elles soutiennent aveuglément, et se disputent faveurs et privilèges. Ismaïl Boulahia, le patron du MDS, a annoncé le 20 août qu’il ne serait pas candidat à la présidentielle d’octobre et a appelé ses partisans à voter Ben Ali « pour parachever l’édification démocratique et pluraliste de la Tunisie ». Mohamed Bouchiha, qui dirige pour sa part le PUP, a démenti s’être désisté lui aussi en faveur de Ben Ali et affirme que sa formation participera à la campagne, mais n’a pas encore explicitement déclaré sa candidature. Mystère, donc… En revanche, l’inclassable Mounir Béji, président du très original et très fantomatique PSL, voudrait bien « y aller », mais les observateurs doutent qu’il soit effectivement présent sur la ligne de départ.

L’opposition officielle comptant pratiquement pour du beurre, qu’en est-il de l’opposition « dissidente » ? Cette galaxie se compose aujourd’hui de trois formations légales : le Parti démocratique progressiste (PDP), le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), et le mouvement Ettajdid, héritier du Parti communiste tunisien, longtemps classé dans l’opposition « officielle » mais qui, depuis deux ans, a pris quelques distances avec le pouvoir.

Fondé en 1983 par l’avocat modéré Néjib Chebbi, le PDP, qui, jusqu’en 2001, s’appelait le Rassemblement socialiste progressiste (RSP), se revendique de la gauche arabe, même s’il est en réalité beaucoup plus ouvert. Légal depuis la seconde moitié des années 1980, il a longtemps servi de « pont » entre opposition officielle et dissidence.

De tendance sociale-démocrate, le FDTL est le dernier-né des partis d’opposition. Il a été fondé en 1994 par Mustapha Ben Jaâfar, un éminent professeur de médecine aujourd’hui à la retraite qui fut membre du bureau politique du MDS de 1978 à 1991 avant d’en claquer la porte. Le FDTL a attendu huit ans sa légalisation.

Mais la dissidence compte également, outre les islamistes du mouvement (interdit) Ennahda, deux autres formations non reconnues : le Parti ouvrier communiste tunisien (POCT, extrême gauche) et le Congrès pour la République (CPR), que préside Moncef Marzouki. Brillant médecin et intellectuel humaniste (il s’exprime aussi aisément en arabe qu’en français), ce dernier est un opposant radical, venu à la politique sur le tard après avoir fait ses classes au sein du mouvement associatif. Il a été président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) entre 1989 et 1994 et, dans ce cadre, a été le premier à dénoncer la dérive sécuritaire du régime. En 1994, il a annoncé sa candidature à la présidentielle, mais a été empêché de participer à la consultation – il n’en avait d’ailleurs légalement pas le droit. Devenu un paria, il a fini, de guerre lasse, par s’exiler en France, il y a deux ans. C’est depuis Paris qu’il dirige son parti, le CPR, qui milite pour un changement de République. Mais même dans son propre camp, l’intransigeant Marzouki compte autant d’ennemis que d’amis.

La dissidence tunisienne regroupe enfin diverses personnalités de la société civile, des avocats notamment, et un ancien ministre de Ben Ali, l’universitaire libéral Mohamed Charfi. À l’époque où il était titulaire du portefeuille de l’Éducation, ce partisan intransigeant de la laïcité fut à l’origine du « nettoyage » des manuels scolaires de toute référence à l’intégrisme religieux. Débarqué du gouvernement en 1994, cet ancien président de la Ligue des droits de l’homme s’est muré dans le silence avant de passer à la dissidence ouverte, en mars 2002.

Les dissidents rêvent d’alternance, appellent à une authentique démocratisation, mais pèsent en réalité très peu, faute à la fois de militants et de relais médiatiques. Leur influence ne déborde guère des cercles de l’intelligentsia. Présentés comme des radicaux et des irresponsables par leurs adversaires, ils ont de surcroît les plus grandes difficultés à s’unir. Il est vrai que, taillée sur mesure pour le chef de l’État et ses opposants officiels, la loi électorale ne leur facilite pas les choses.

Pour être autorisé à briguer les suffrages des électeurs lors de la présidentielle, il faut en effet être dirigeant ou membre du bureau politique d’un parti représenté au Parlement depuis au moins cinq ans. Seul Mohamed Ali Halouani, le candidat d’Ettajdid, est dans ce cas. Philosophe de formation, cet ancien doyen de la faculté de Sfax est sans nul doute honnête, mais il est très peu connu du grand public. En revanche, ni Néjib Chebbi (PDP) ni Mustapha Ben Jaâfar (FDTL) ne peuvent être candidats.

Espérant fédérer la dissidence, un groupe de personnalités indépendantes a lancé un appel à une candidature unique de l’opposition. Baptisée « initiative démocratique », la pétition qu’ils ont fait circuler a rencontré un réel succès auprès de l’intelligentsia avant que certains des signataires ne finissent par se rétracter. Car ni le PDP ni le FDTL n’ont accepté de se ranger sous la bannière de Halouani. L’opposition ira au combat en ordre dispersé. Le PDP soutiendra son chef et candidat « impossible », Néjib Chebbi, tandis que le Forum, en accord avec le POCT et le CPR, boycottera la consultation, comme les islamistes d’Ennahda…

« Pour nous, il était difficile de cautionner « l’initiative » et d’entériner notre marginalisation du fait d’une loi électorale inique, explique Chebbi. Et tout aussi difficile de laisser Ettajdid représenter seul l’opposition. Ce n’est pas un problème de personnes, mais ce parti n’a jamais voté contre un texte gouvernemental au Parlement. Jusqu’en 2001, il a joué le jeu du pouvoir à 100 %. Depuis, il a un pied dans la majorité et l’autre dans l’opposition.. Nous allons faire une campagne de témoignage jusqu’au 23 septembre, date de la clôture officielle des dépôts de candidature, et ensuite seulement, si, comme on peut l’imaginer, je ne suis pas retenu, nous en tirerons les conséquences et appellerons au boycottage. Cette action permettra au moins de défendre nos idées, et c’est à notre avis plus efficace que de dénoncer de l’extérieur le verrouillage du système en appelant d’office au boycottage. » Chebbi descendra donc dans l’arène sans illusions ni enthousiasme excessif. « La situation a beaucoup évolué depuis 1999, commente un confrère tunisien. Cette fois, le coeur n’y est plus. L’espoir d’arracher ne serait-ce que quelques concessions au régime a disparu en même temps que la pression internationale qui s’était manifestée avant le 11 septembre 2001. »

Le constat est largement partagé par la société civile. Après 1999, celle-ci avait pourtant commencé à se réveiller. Les grèves de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik et de l’avocate Radhia Nasraoui avaient suscité certains espoirs. Les élections à la Ligue des droits de l’homme et à l’ordre des avocats, aussi. « Nous sommes un peu KO debout, commente l’avocate Bochra Bel Hadj Hmida. Le référendum constitutionnel de mai 2002, qui a permis à Ben Ali de solliciter un quatrième mandat présidentiel, a cassé l’élan. L’opposition s’était mobilisée pour faire échec à ce projet, mais le gouvernement est resté intraitable. Et le référendum a tourné au plébiscite. »

Ceux qui espéraient une ouverture politique, même limitée, dans les mois suivant le référendum, en ont été pour leurs frais. Les critères de candidature à la présidentielle n’ont pas été assouplis, les détenus islamistes restent en prison, et l’information est toujours aussi étroitement contrôlée. Pour le RCD, le parti au pouvoir, la campagne électorale s’annonce comme une promenade de santé.

Dans l’opposition, les plus désabusés – ou les plus aigris – n’ont pas de mots assez durs pour railler la passivité de leurs concitoyens, des « veaux » qui mangent à leur faim, consomment à crédit et s’en contentent. D’autres, peut-être plus lucides, s’interrogent sur les rendez-vous manqués entre la dissidence et « le peuple ». « Nous devons faire notre examen de conscience, estime Bochra Bel Hadj Hmida.

Au cours des quinze dernières années, la Tunisie est le seul pays arabe à avoir régressé sur le plan des libertés. La responsabilité de l’État est évidemment en cause, mais celle de l’opposition également. La faute, peut-être, à un manque de combativité des cercles de sympathisants, et, sûrement, à un discours souvent trop abstrait, trop exclusivement « droits-de-l’hommiste », trop éloigné des attentes de la majorité silencieuse, qui, du coup, refuse de s’impliquer.

L’opposition souffre aussi d’une fâcheuse tendance à faire l’impasse sur les grandes questions économiques et sociales : l’emploi, le chômage des jeunes diplômés, la crise annoncée du secteur textile… « Réclamer l’ouverture et la démocratisation ne suffit pas, estime Néjib Chebbi. Il va falloir nous transformer en une véritable force de proposition – et nous y travaillons. » Vaste programme !

(Source :JA/L’Intelligent N° 2277 du 29 août au 4 septembre 2004)

Pleurer pour le monde

Bios Diallo

Marquée par l’exil et l’errance, l’oeuvre de l’écrivain tunisien Tahar Bekri s’enrichit d’un nouveau recueil parcouru par une inquiétude lancinante.

Il a une voix douce, calme. Un murmure. Il faut tendre l’oreille pour entendre Tahar Bekri. Ce Tunisien né en 1953 à Gabès, dans le sud du pays, a voué sa vie à la poésie. « J’ai très tôt opté pour ce genre littéraire, confie-t-il. J’ai perdu ma mère alors que j’avais à peine 10 ans. Le monde avait un goût d’orange amère pour moi. » Sur les feuilles de papier qu’il noircit, le jeune Tahar exprime sa douleur et sa tristesse, avant de connaître un début d’adolescence qui forcera ses choix. À la suite de manifestations estudiantines, il est arrêté et jeté en prison au début des années 1970. Cette autre épreuve l’enracine dans ses convictions. Il sait déjà ce qu’il peut apporter à l’humanité : la parole-épine, le refus du silence. Très à l’étroit en Tunisie, il choisit le large une fois sorti des geôles. Il pose ses valises à Paris en 1976.

Dans ses nuits froides et déchirées, Le Laboureur du soleil (titre de son deuxième recueil) sort ce qu’il avait dans les tripes : « Le Chant du roi », « Le Coeur rompu aux océans »… Entre deux vers, il se penche sur l’oeuvre romanesque de Malek Haddad qui prolonge ses vues et interrogations. Plus rien ne retient la langue décidée à se faire entendre. En français, mais aussi en arabe. C’est dans cette langue très intime que le poète écrira Poèmes à Selma. Il ne s’agit pas, comme on pourrait s’y attendre, d’une évocation des soirées sobres du quartier d’enfance, mais d’un mariage des lieux et des cultures à partir du prénom Selma, qui dort autant sur les rives arabes qu’au bord des fjords scandinaves. Au-delà, Selma pose la question de savoir s’il y a un Nord pour un homme du Sud. Selma est en effet nourri des paysages de la Scandinavie.

Dans ses Songes impatients, le poète brûle « ses inconnues saisons » et dément la mémoire torpillée. Disons qu’il impose des repères. « Être poète, ou écrivain, dit Tahar Bekri, c’est refuser l’oubli. Faire de chaque jour une date. Mais surtout déjouer les pièges des clivages : être au-dessus des entités politiques, religieuses et même linguistiques. L’appartenance à un pays, une langue, ne doit pas être synonyme d’enfermement. »

Après des années de combats et d’oeuvres ponctuées de révoltes (La Quête de la lumière, Les Chevaux de la nuit, Les Chapelets d’attache, Les Songes impatients), Tahar Bekri, critique, essayiste et maître de conférences à l’université Paris-X-Nanterre, sans rien renier de sa liberté, s’ouvre davantage au dialogue. Admirateur de Dante, du Québécois Gaston Miron, d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor, de Boubacar Boris Diop, de Tierno Monénembo, Tahar Bekri ne cède toutefois pas à une écriture de l’urgence. Sa plume s’enracine dans le temps, féconde les terres et les esprits. L’Horizon incendié (2002) dit les injustices, de Gorée à Kigali, en passant par Alger, Gabès et Bagdad. Des vers qui dénoncent, dans une emphase dépouillée, l’indicible cruauté de l’homme.

Son dernier recueil, La Brûlante Rumeur de la mer, est parcouru par une inquiétude lancinante. Le poète se demande s’il pourra renaître « Comme les feuilles mortes/À l’arrière-saison. » Il prie pour que refroidissent les « cendres/Des mimosas en pleurs ». Dans son tourment, il partage le deuil de ceux qui ont un jour perdu un proche, une âme soeur, au nom de la raison du plus fort. Sa voix se fend alors d’un cri d’indignation : « Les palmeraies tombent à ciel ouvert/radeaux interdits aux pleurs des mères/Par les adorateurs de cimetières/Au nom des bannières de l’or noir. » Et s’il est une chose qui l’afflige, c’est de voir son continent devenir une « Terre orpheline pour enterrer tous les morts ». L’enfant de Gabès se laisse aller vers « les falaises qui arrêtent ses continents aux confins des appels redoutables ». Avec une pirogue toujours prête à pêcher/repêcher la part d’humain qui dort en nous. n

(Source :JA/L’Intelligent N° 2277 du 29 août au 4 septembre 2004)

Dossier de “Libération” sur les Otages en Irak (Morceaux choisis)

لا لخطف الصحافيين

محمد كريشان

ما الذي يمكن أن يكسبه العراق وقضيته من خطف الصحافيين؟: لا شيء… وما الذي يمكن أن يخسره؟: الكثير والكثير جدا.

هذه هي المعادلة باختصار شديد. وحتي لو تركنا جدلا المعارضة المبدئية لعمليات الخطف بشكل عام، فإننا قد نجد لبعضها، خاصة تلك المتعلقة بالمتعاونين مع القوات الأجنبية، ما يمكن أن يساهم في فهمها أو تفسيرها- وليس بالضرورة تبريرها- أما بالنسبة إلي خطف الصحافيين فلا شيء يفسر أبدا ولا شيء يبرر أبدا، أما الوصول إلي حد قتل الصحافيين كما حدث مع الصحافي الإيطالي أنزو بلدوني فإنه الإجرام الفاحش بعينه لأن الصحافي ناقل للحقيقة ومدافع عنها ولا يتحمل وزر أي سياسات رسمية سواء لحكومته أو لغيرها فبلدوني مثلا لم يكن المندوب السامي لرئيس الوزراء الإيطالي برلسكوني ولا هو ضابط ارتباط المخابرات العسكرية الإيطالية في بغداد وبالتالي لا شيء علي الإطلاق يشفع لمن أجرم في حقه.

المصيبة أن هذا النوع من العمليات التي ترمي إلي القضاء علي شهود مرموقين ينقلون معاناة العراقيين إلي كل أصقاع العالم، بما يزيد في حرج من تورط في المستنقع العراقي، ليس فقط لا يؤدي إلي أية فائدة قريبة أو بعيدة المدي بل إلي كوارث، فما الذي يكسبه العراقيون من تحول أوساط عريضة في الرأي العام الأوروبي وغيره من متفهمة لقضيتهم ومتعاطفة معها ، وأحيانا حانقة علي حكوماتها إن كانت من بين تلك المؤيدة لواشنطن، إلي ساخطة علي العراقيين تحديدا وربما شامتة فيهم لأن من يقتل صحافيا ينقل أوجهاً عدة من مأساته ولو نسبيا، لا يستحق أي وقفة تعاطف أو تضامن… وحرام أن نصل إلي هذا المآل بسبب أقلية لا تمثل مجمل العراقيين الذين هب مختلف قواهم الوطنية والدينية للتنديد بما اقترفته وراجية إياها الكف عن ذلك وإطلاق سراح من كان محتجزا لديها.

الصحافيان الفرنسيان المختطفان في العراق يجسدان هذه المعضلة بشكل درامي أكبر ذلك أن المسألة لا تتعلق فقط بصحافيين يفترض أن لهم حرمة خاصة بل أيضا بفرنسا التي وقفت بصرامة ضد الحرب علي العراق وكان لها دائما سياسة متوازنة تجاه القضية الفلسطينية والقضايا العربية عموما، أما ثالثة الأثافي فهي المطالبة بالعدول عن قانون منع الحجاب في فرنسا وكأن هذا هو ما ينقص حقا العراقيين في معركتهم من أجل السيادة والاستقلال فضلا عن أن طلبا كهذا لن يسهم إلا في تعميق صورة يسعي كثيرون لترسيخها بغية التشويه، تحديدا بالقول إن من يقوم الآن بالعمليات المسلحة ضد الأمريكيين والقوات الأجنبية الأخري هم مجموعة من المتعصبين الدينيين الذين تعتبر مقاومتهم جزءا من السعي المطلوب من أجل إقامة عراق جديد ديمقراطي ومنفتح.

و دونما أن نستبعد أن يكون البعض ، في عراق الفوضي اليوم، قصد فعلا استهداف الفرنسيين بهدف التشويه إياه وفي ذات الوقت الانتقام بطريقة ما من السياسات الفرنسية المناهضة للمشاريع الأمريكية في العراق، فإن الجيد فعلا أن نجد هذه الهبة من عراقيين عاقلين ينبهون من منظور وطني وديني لفداحة الضرر الحاصل من جراء هذه الأعمال وكذلك من قيادات عربية سياسية وإعلامية علي أمل أن يكون ما جري آخر ما يمكن أن يحدث في عمليات خطف الصحافيين أو إعدامهم والتي تشبه دس المرء إصبعه في عينه، وهي علي كل لا تختلف في شيء عن قتل القوات الأمريكية لصحافيين كثر في العراق بتبريرات مختلفة وأحيانا حتي دون عناء البحث عن أعذار حتي وإن كانت واهية.

(المصدر: صحيفة القدس العربي الصادرة يوم 1 سبتمبر 2004)

Ex-militaires et islamistes unis La résistance a su créer un véritable réseau d’informations et de moyens.

Par Didier FRANCOIS

Rares sont désormais les actions isolées, jets de grenades, tirs d’opportunités, embuscades de proximité montées entre voisins contre une patrouille passant dans le quartier à heures trop fixes. Après dix-sept mois de combats contre les troupes de la coalition, les petites cellules locales ou familiales de résistance ont fini par former des «armées». Les officiers démobilisés ont retrouvé leurs chefs, rétabli les anciennes structures hiérarchiques. Dans les mosquées, les imams ont rassemblé leurs fidèles, prêché l’unité des musulmans contre l’envahisseur. En prison, les religieux ont eu tout loisir de convertir les laïques, qui leur ont offert de partager leurs compétences militaires.

«Les officiers s’occupaient de la sécurité, raconte un détenu récemment libéré. Ils repéraient les informateurs. A l’extérieur, des groupes se chargeaient de les liquider ou de les menacer. Les imams, eux, organisaient des prières collectives. La prison est une bonne école de religion. Les islamistes sont des gens sérieux, qui ne craquent pas. Nous avons décidé que les militaires et les islamistes s’aideraient désormais à combattre les Américains.»

Généreux financier. Lors des affrontements de Fallouja, au printemps, la résistance, opposée en commun à l’assaut des marines contre la ville, a fini d’amalgamer les diverses tendances. Créé durant le siège de la ville, le Comité militaire unifié ou Conseil des moudjahidin, regroupe aujourd’hui les délégués d’une douzaine d’organisations de toutes obédiences. D’ex-officiers de l’armée ou des services secrets siègent dans cet état-major aux côtés d’émirs islamistes issus des principaux courants du sunnisme : soufis traditionalistes, salafistes fondamentalistes ou Frères musulmans. Au nom d’une résistance fondée sur des principes «religieux et patriotes», ces chefs militaires mettent au pot commun leurs renseignements, moyens et compétences pour monter des opérations combinées dans tout l’Irak. Un réseau de communication, à l’échelle nationale, permet d’aider efficacement n’importe quel mouvement qui se décide à rejoindre cette coopérative. «Si on a besoin d’un spécialiste qu’on ne trouve pas à Fallouja, on le fait venir», raconte un émissaire du conseil.

«Avec le temps, on s’est organisés, confirme un ancien officier qui commande six cellules combattantes. Nous sommes centralisés, des frontières de la Jordanie et de la Syrie jusqu’à la banlieue sud de Bagdad. Militaires et islamistes collaborent. Question de patriotisme. Les islamistes ont beaucoup d’argent, des contacts à l’étranger. Mais c’est l’armée qui a structuré la résistance. Nos formations aux embuscades, au tir de mortiers, à l’usage des explosifs, sont ouvertes à tous. Et on partage les munitions. Baasistes, salafistes, soufis, Frères musulmans, il n’y a pas de problèmes.» Ainsi, l’Armée islamique en Irak, qui a pris en otage les deux journalistes français, serait née de la rencontre entre trois cellules irakiennes chapeautées par un général et un généreux financier du jihad, venu de Dubaï.

Car chaque milice conserve son commandement, ses objectifs, son autonomie. Malgré l’autorité dont dispose le Conseil des moudjahidin, il lui est difficile d’imposer ses ordres à tous les groupes combattants, surtout lorsqu’ils disposent d’une aide étrangère. «Les décisions y sont toujours prises de manière collective, après débats, explique l’émissaire. En cas de décision importante, certaines personnalités, ou des représentants de villes comme Mossoul ou Najaf, peuvent être invités à donner leur avis. Ils ne sont pas engagés automatiquement par les décisions du conseil et peuvent choisir de les suivre ou non.» Deux étrangers participeraient régulièrement aux réunions du conseil, «avec avis consultatif».

Combattants étrangers. A l’évidence, ces cadres arabes ont choisi de collaborer avec la résistance locale dans l’espoir de l’influencer plutôt que de chercher à la supplanter et risquer de se voir marginalisés. «Ils font venir des moudjahidin avec des guides qui les amènent là où logent les groupes avec lesquels ils vont combattre, explique l’émissaire. L’émir du groupe fait alors savoir au conseil combien de volontaires il a reçus.» Un chef nationaliste de la région d’Al-Kaïm décrit le même phénomène. «Nous recevons beaucoup d’étrangers. De bons combattants, disciplinés. Des imams irakiens les font venir. On les intègre dans nos cellules. Nous ne leur demandons jamais à quel mouvement ils appartiennent. Ils ne viennent en Irak que pour le jihad, pour tuer des Américains et mourir en martyrs. Un officier expérimenté commande dans notre zone. Les étrangers ne discutent jamais son autorité. Mais il existe aussi des cellules spéciales pour les islamistes étrangers, dont nous ne savons rien.»

(Source: Libération du 1er septembre 2004)

Lien web: http://www.liberation.fr/page.php?Article=235432

Les limites de l’influence de la France dans le monde arabe Le soutien des Etats de la région n’a pas empêché le terrorisme islamiste de frapper les Français.

Par José GARÇON

La «politique arabe» de la France explique-t-elle la mobilisation du monde arabe en faveur des otages ?

En quarante-huit heures, la France a prouvé une capacité de mobilisation impressionnante de tout ce qui compte, un peu, beaucoup ou pas du tout dans la région. Nul n’aura manqué à l’appel, «modérés» ou radicaux, autorités religieuses ou Etats. De la presse aux Frères musulmans ­ sunnites ­ égyptiens, en passant par cheikh Fadlallah, une autorité de l’islam chiite, une remarque fait l’unanimité : de tels actes «ne servent la cause ni des Arabes ni des musulmans».

Mais, au–delà, les arguments utilisés constituent une illustration parfaite de la posture de la France, décrite comme un «pays ami des causes arabes, particulièrement en Palestine et en Irak». L’image est si enracinée, surtout après le refus de participer à la guerre en Irak, que les profondes divergences sur la loi sur les signes religieux à l’école ne sont même pas rappelées. Pourtant, presque tout le monde arabe ­ à l’exception notable du cheikh d’Al-Azhar ­ s’y était opposé, Etats et opinions pour une fois confondus. Plus : nombre d’exhortations en faveur des deux otages soulignent «l’absence de rapport entre le rapt et la question du voile».

Quelles sont les limites de cette «politique arabe» ?

Elle est avant tout tournée vers les Etats, souvent au sacrifice des populations soumises à des régimes autoritaires. Certes, l’antiaméricanisme et l’identification aux Palestiniens des opinions arabes ­ qui vivent douloureusement l’inertie de leurs gouvernements face à Israël ­ font que la France est encensée. Mais ce soutien ne va pas sans une certaine schizophrénie, les exemples ne manquant pas dans le monde arabo-musulman d’une France adepte de la raison d’Etat. Et ils sont susceptibles de parasiter l’image d’un pays «ami des Arabes». Ne marchandant pas son soutien au russe Vladimir Poutine, Paris fait ainsi profil bas sur la Tchétchénie. Dans le monde arabe, c’est encore plus net. Au point que la France y apparaît souvent comme la garante d’un statu quo autoritaire, s’agissant notamment du tunisien Ben Ali, du régime algérien ou de Saddam Hussein en son temps. Par-delà leurs dénégations, les autorités françaises le savent si bien qu’elles tentent de corriger cette vision en réaffirmant leur «soutien au peuple» ­ qu’il soit algérien, tunisien ou irakien ­ lors des crises impliquant la France. Michel Barnier en a encore fait la démonstration hier à Amman en insistant sur le fait que «la France a toujours été solidaire du peuple irakien et de ses souffrances».

La mobilisation du monde arabe peut-elle avoir une influence sur les ravisseurs ?

Planifié ou pas, le rapt des journalistes montre que la France n’est plus à l’abri, à supposer qu’elle l’ait jamais été, du terrorisme islamiste. Il montre aussi que le positionnement des Etats étrangers face à l’intervention américaine en Irak est un enjeu de plus en plus ténu. Comme si les preneurs d’otages irakiens n’avaient plus de considération politique ou religieuse, mais prenaient seulement en compte une problématique d’affrontement culturel, voire «civilisationnel». D’autant que Paris a essuyé les foudres du numéro deux d’Al-Qaeda, Ayman al-Zawahiri, officiellement sur… la «loi sur le voile», en réalité en raison de la présence en Afghanistan de 200 Français, membres des forces spéciales qui participent à la traque de Ben Laden.

Dans ce contexte, il est difficile de savoir de quel poids peuvent peser les exhortations du monde arabe, y compris celles provenant de la mouvance islamiste sunnite ou chiite. Les ravisseurs auront-ils le vertige de se sentir aussi isolés ? Ou réagiront-ils à l’inverse, comme enivrés par leur soudaine importance ? Dans une telle situation, le rôle de certains responsables religieux sunnites irakiens peut être important. Ceux qui légitiment de facto les actions armées contre l’occupation et les Irakiens qui «collaborent». Ont-ils exercé des pressions assez fortes sur les ravisseurs, à supposer qu’ils aient pu entrer en contact avec eux ? C’est une donnée non négligeable du problème dans un chaos où s’agitent gangsters, intermédiaires de bonne foi et réseaux irakiens ayant fait la preuve de leurs contacts, à l’instar de ceux qui ont permis aux Jordaniens de libérer huit de leurs ressortissants en un mois…

(Source: Libération du 1er septembre 2004)

lien web: http://www.liberation.fr/page.php?Article=235434

les répercussions de l’enlèvement des deux reporters sur la société française : «Un tournant pour la communauté musulmane»

Par Catherine COROLLER  

Fethi Benslama (Tunisien, NDLR) est psychanalyste, maître de conférences à l’université Paris-VII. Il est notamment l’auteur de la Psychanalyse à l’épreuve de l’islam (Aubier, 2002). Il analyse le traumatisme que représente pour la société française dans son ensemble l’enlèvement des deux journalistes.

Quelles conséquences peut avoir cet enlèvement sur les relations entre musulmans et non-musulmans ?

Cette affaire sera un tournant, quelle qu’en soit l’issue. Si elle se termine bien, elle aura montré que, dans un moment difficile, les musulmans se sont déterminés par le refus de la violence au nom de l’islam, dans la solidarité avec leur communauté nationale, et par le rejet de l’ingérence des forces extérieures. Je remarque au passage que cette solidarité va même au-delà des musulmans de France, puisque le monde arabe dans son ensemble est très mobilisé contre cet enlèvement. Je circule beaucoup sur les chaînes arabes et je n’ai jamais vu un mouvement de protestation comme celui-là ! La condamnation est unanime. Comme les demandes de libération. Même les groupes les plus traditionalistes comme les salafistes non seulement condamnent cet enlèvement, mais intercèdent en faveur de la libération des otages. Tout le monde voit là un acte d’injustice compte tenu de la position de la France face à la guerre en Irak. C’est un pas non négligeable pour décrédibiliser le terrorisme comme moyen de lutte au Moyen-Orient. Par contre, si cette affaire connaît une issue tragique, je crains une amplification de l’expression de la haine contre les musulmans, haine qui est déjà intense.

Y a-t-il des leçons à tirer de cette affaire ?

Dans tous les cas, on voit comment les musulmans de France peuvent être pris eux-mêmes en otage par des extrémistes. Ce n’est pas la république qui est en danger, loin s’en faut, mais cette population qui est à la merci d’un usage fou du nom «islam». Il faut barrer la route à toute cette faune de prédicateurs, d’imams et de religieux imbéciles qu’on entend s’exprimer tous les jours. Le gouvernement ne doit pas avoir comme seul interlocuteur les représentants du culte. Il y a des musulmans laïques dans ce pays. Ils sont présents mais pas considérés. Il va falloir aussi que ces laïques se bougent pour cantonner les gens du culte au simple culte.

Les intellectuels musulmans ne devraient-ils pas se faire davantage entendre ?

Là, ils ont été pris de court. Mais il y a des intellectuels qui s’expriment, comme ceux du «manifeste pour la liberté» (Libération du 16 février, ndlr), dont je suis signataire.

Pensez-vous que cette affaire peut influer sur la décision des filles de porter ou non le voile à la rentrée scolaire ?

Mon hypothèse était que les gens, de façon générale, vont être respectueux de la loi. Les contacts que les signataires du manifeste ont dans les collèges et les lycées me donnent cette impression. Mais il faut dire qu’il y a aussi des groupes extrémistes qui alimentent le radicalisme religieux, qui créent et nourrissent les tensions.

Vous pensez à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF )?

On voit bien qu’ils sont très gênés, qu’ils voient ce que ça donne, de faire monter les enchères. Certains ont été très loin dans le discours qui accrédite l’idée que l’Etat français ne respecte pas la minorité religieuse. Qu’ils méditent maintenant ce qui arrive…

(Source: Libération du 1er septembre 2004)

lien web: http://www.liberation.fr/page.php?Article=235436

Islam de France

LE MONDE

A TOUTE CHOSE malheur est bon, dit-on. L’enlèvement des deux journalistes Georges Malbrunot et Christian Chesnot et le chantage exercé sur le gouvernement français par leurs ravisseurs pour qu’il abroge la loi interdisant le port du voile islamique dans les établissements scolaires, avaient deux objectifs.

D’une part démontrer qu’aucun pays occidental, aucune démocratie – quand bien même il aurait, comme la France, dénoncé l’intervention américaine en Irak – n’est à l’abri du fanatisme des soldats de la « guerre sainte » déclenchée le 11 septembre 2001 à New York par Al-Qaida. D’autre part signifier que la France, du fait même qu’elle est le premier pays musulman d’Europe, est devenue une cible privilégiée de cette guerre idéologique.

Or, sans préjuger de l’issue, heureuse ou tragique, de cet enlèvement, tout démontre que les extrémistes de l’Armée islamique en Irak ont manqué leur cible politique. C’est même très exactement le contraire qui s’est produit depuis quelques jours.

Loin de diviser la communauté musulmane de France, loin de renforcer son aile la plus radicale, loin de creuser un fossé irrémédiable entre la société française et les quelques cinq millions de musulmans qui la composent, l’enlèvement des deux journalistes français a suscité un mouvement de communion nationale, presque d’union sacrée, encore bien improbable il y a peu.

La réunion, dimanche 29 août au ministère de l’intérieur, des représentants du Conseil français du culte musulman ; leur manifestation unanime de solidarité, lundi, sur l’esplanade du Trocadéro à Paris ; la condamnation solennelle, au nom du Coran, de cette prise d’otages adressée par les musulmans de France, mardi à la Mosquée de Paris, en présence à nouveau du ministre de l’intérieur, Dominique de Villepin ; enfin leur proposition d’envoyer à Bagdad une délégation pour favoriser la libération de Georges Malbrunot et Christian Chesnot : tout démontre que la communauté musulmane a saisi l’occasion pour exprimer, plus qu’elle ne l’avait jamais fait, son attachement à la France et son désir d’intégration et de reconnaissance.

Lors de la création du Conseil français du culte musulman, il y a dix-huit mois, beaucoup s’interrogeaient sur le risque pris par le gouvernement français et, notamment, par le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy. D’entendre aujourd’hui Dalil Boubakeur, recteur modéré de la Mosquée de Paris, et Lahj Thami Brèze, le président de l’Union des organisations islamiques de France, exprimer pratiquement d’une même voix leur attachement aux institutions françaises témoigne que le risque méritait d’être pris.

Même si ce consensus reste fragile, même si les ambiguïtés ne sont pas toutes levées, même si la loi sur le voile demeure pour beaucoup de musulmanes une atteinte à leur liberté religieuse, on ne saurait que se réjouir de voir les musulmans de France en première ligne pour défendre la République.

(Source: Editorial du journal “Le Monde” du 02.09.04)