6 juillet 2004

Noura Borsali   Dans cette deuxième partie de ce long entretien avec M. Ahmed Ben Salah, nous avons évoqué, conformément au choix chronologique des évènements pour lequel nous avons opté, M. Ahmed Ben Salah et moi-même, la crise syndicale de décembre 1956 qui s’est manifestée par son éviction par Bourguiba de la tête de l’UGTT au moment où il était à Rabat pour signer la charte des syndicats nord-africains.

Cette destitution du Secrétaire général de l’UGTT et la scission au sein de la Centrale syndicale (favorisant, en automne 1956, l’émergence d’un syndicat rival, l’Union Tunisienne du Travail (U.T.T.) présidée par Habib Achour) fomentées par Bourguiba lui-même, pourraient–elles s’expliquer par les critiques de Ben Salah, au cours de l’année 1956, vis-à-vis du gouvernement de Tahar Ben Ammar, auquel les Néo-Destouriens participaient et qu’il avait accusé de servir les intérêts de la grande bourgeoisie nationale?

A quoi, rétorquera, d’ailleurs, Bourguiba, élu le 8 avril 1956 président de l’Assemblée Constituante tunisienne, en déclarant que les revendications égalitaires ne doivent pas opposer les démunis aux possédants. Etaient-elles motivées par le projet de Ben Salah de créer un parti travailliste, ou tout simplement par la volonté de Bourguiba de contrôler et de freiner l’ascension de l’U.G.T.T., devenue une force incontournable dans le contexte de la crise yousséfiste qui a miné le parti? Toutefois, face à ce “ limogeage ” qui constitue une atteinte à l’autonomie et à l’unité du mouvement syndical, Ben Salah surprit par son silence et par son “ abnégation ”, qu’on n’a pas cessé de lui reprocher. Il ne réagit pas et démissionna même de l’U.G.T.T.

Quelle fut alors la réalité des rapports de Ben Salah avec Bourguiba ? Et comment et pourquoi, en dépit de tout cela et quelques mois plus tard, l’ex-leader syndicaliste fit-il son entrée au gouvernement en août 1957 en tant que secrétaire d’Etat à la Santé publique ? Ainsi commence alors une longue carrière politique qui façonnera pendant plus d’une décennie l’histoire de la Tunisie indépendante (1957-1969), durant laquelle Ahmed Ben Salah, devenu le “ superministre ”, exercera le pouvoir grâce à la confiance de Bourguiba. Quelles étaient, à votre avis, les raisons qui ont motivé votre éviction par Bourguiba, en décembre 1956, alors que vous étiez S.G. de l’UGTT, élu démocratiquement depuis le congrès de la Centrale de septembre 1956 ? Les ingrédients étaient probablement là à mon égard et à celui de l’exécutif de l’UGTT ou du projet du développement économique et social qui fut une grande initiative prise par la Centrale syndicale. Il y avait, sans doute, pour Bourguiba et pour des parties étrangères, d’autres raisons complexes, fondamentalement personnelles et psychologiques, et également des rapports d’une même complexité avec d’autres. A mon sens, la période post-indépendance n’a pas encore été étudiée. Il faut savoir que l’U.G.T.T., avant le discours de Carthage de Mendès-France du 31 juillet 1954 qui reconnaît à la Tunisie son droit à l’autonomie interne, sortait d’une tragédie —celle de l’assassinat de Farhat Hached— et d’une période de cafouillage tout à fait naturelle au sein de l’organisation, qui n’était pas tout à fait libre de ses mouvements. Il y avait, en effet, la Main Rouge, un résident général plutôt cruel, de la violence etc. Les syndicalistes, jaloux de la place du mouvement ouvrier dans la vie publique nationale tunisienne, ont décidé de se redresser et de tenir un congrès qui fut celui de 1954. Mais, auparavant, ils m’ont rappelé de Bruxelles où je représentais donc, depuis près de quatre ans, de 1951 à 1954, l’UGTT auprès de la Confédération internationale des syndicats libres (la CISL). On a alors envoyé au moins deux missions à Paris et des lettres à des dirigeants… pour me convaincre de réintégrer Tunis. En rentrant, je pensais participer à l’action de résistance et de redressement de l’UGTT. Je voulais créer une école ouvrière, syndicale, destinée à former des négociateurs syndicaux avec le patronat, sur le modèle de la merveilleuse école ouvrière que j’avais connue à Bruxelles. J’ai organisé, en 1955, un séminaire de formation qui fut dirigé, durant deux ou trois semaines, par Mustapha Filali, au lycée Ibn Rachiq. On a préparé le congrès dont je me suis occupé du rapport d’activités sur la base des informations des camarades, dans des conditions difficiles parce que le lieu était cerné par l’armée. Pour moi demeurait la question fondamentale de ma candidature à la C.A. et au Secrétariat général que les camarades ont proposée. C’était un peu trop fort pour moi, je l’avoue. J’avais à peine 28 ans et il y avait des leaders tels que Habib Achour, qui était en résidence surveillée à Mahrès, et Ahmed Tlili de même à la Manouba. Je ne les connaissais pas personnellement, directement en tout cas. Je suis donc allé, accompagné de Mohamed Ben Romdhane, de Mohamed Guettat et d’autres camarades de l’Union régionale de Sousse, voir à sa résidence surveillée Habib Achour qui m’a dit que lui ne pouvait rien faire et que par conséquent je devais me présenter. Et il a tenu à me dire : “ Farhat Hached, après son retour de Bruxelles où il a passé une semaine avec toi, a dit en ces termes : “Hafidhou ala Ahmed Ben Salah” (Prenez bien soin de Ahmed Ben Salah). Et aux obsèques de notre camarade Tahar Borsali, le 3 mars dernier, Thameur Achour, fils de Habib Achour, m’a dit : “J’étais là le jour où vous étiez venu voir mon père à Mahrès et j’ai tout entendu. Je sais ”. C’était très émouvant pour moi. Après cette rencontre avec Achour, je suis allé avec Amor Riahi, Mohamed Erraï et probablement Tahar Borsali… voir Ahmed Tlili qui a réagi de la même manière. Et, mieux que cela, Ahmed Tlili a dû intervenir auprès de Mongi Slim, alors Directeur du parti, qui avait formulé des réserves quant à ma candidature. Pourtant j’ai été S.G. de la cellule destourienne de Paris et ancien officier de liaison entre Moncef Bey et le Néo-Destour. Mais les réticences étaient là. Ahmed Tlili a donc écrit une lettre à Mongi Slim, qui doit exister quelque part et dont une copie est chez notre camarade Salah Galaoui. Il fallait donc lever cette réserve pour que l’UGTT puisse, après l’assassinat de Farhat Hached, sortir de sa crise. Je dois rappeler quelque chose : c’est qu’avant le congrès, mes camarades avaient reçu une invitation du Résident Général. J’étais opposé à cette rencontre, compte tenu de son timing—avant le congrès. D’autant que l’ambiance était, à l’époque, confuse, tendue et pleine d’intrigues. Mes camarades ont alors refusé d’y aller. Et après le congrès, qui s’est tenu donc les 2, 3 et 4 juillet 1954, a eu lieu cette rencontre durant laquelle nous avons remis au Résident Général le texte de la motion où était écrit : “ Assez de violence. Négociez avec Bourguiba ”. C’était pour nous symbolique : Bourguiba, c’est-à-dire le parti de la libération. En tant que militants, nous avons dit ce qu’il fallait dire. Nous avons été bien reçus et je me souviens de ce que m’a dit le Résident général ce jour-là : “M. Ben Salah, vous me cassez le travail ”. A quoi j’ai répondu : “ Qu’à cela ne tienne, M. le Résident général, on recommence à zéro ”. On lui a expliqué la motion très calmement. Il était agressif mais c’était calme. Au congrès en question, j’ai obtenu le plus grand nombre de voix (1278 sur 1416 votants et 1509 suffrages exprimés). Après quoi, une réunion de la C.A. s’est tenue pour les élections du Comité exécutif. Je me souviens qu’on n’a pas pu commencer la séance à cause du retard d’Abdallah Farhat, membre par ailleurs du Bureau Politique du parti. Il était allé, en effet, s’assurer de la levée des réserves de Mongi Slim quant à ma personne. Les élections étaient démocratiques. Je dois préciser, à cette occasion, que l’élection du S.G. de la Centrale par la C.A. a été supprimée durant le mandat d’Ahmed Tlili qui a, par la suite, changé les statuts de l’organisation pour pouvoir se faire élire S.G et qui m’a d’ailleurs succédé sans une élection spécifique pour le Secrétariat général. Pour revenir à l’après-congrès 1954, il est important de rappeler que nous étions dans le contexte du 31 juillet 1954. Au petit local du petit immeuble de Sidi Ali Azzouz, nous étions quelques-uns à prendre l’initiative de créer une commission pour préparer un projet pour la Tunisie indépendante, un projet de développement, de décolonisation, à la suite du discours de Mendès-France. Le groupe était constitué d’ingénieurs, de fonctionnaires expérimentés tels que Tahar Amira, Ezzeddine Abassi, Ahmed Knani, Jaber Kacem, Mustapha Dellagi, Mustapha Filali, Mahmoud Khiari etc. A ce moment-là, et pour en finir avec le dénigrement d’une dynastie d’imbéciles qui ont commenté l’affaire, il y avait, à l’époque, un professeur de l’Institut des Hautes Etudes de Tunis, qui s’appelait Raymond Barre et qui a été rappelé en France et remplacé par un autre professeur d’économie nommé Gérard Destanne De Bernis que je ne connaissais pas du tout personnellement. Et un beau jour, on m’informa, au local de l’U.G.T.T., qu’un professeur français d’économie du dit Institut voulait me rencontrer. Je l’ai donc reçu et il s’est présenté à moi comme un professeur chrétien progressiste et m’a dit qu’il avait appris que nous mettions au point un cadre de travail pour la Tunisie de demain et qu’il voudrait y contribuer. Il a d’ailleurs répété ces propos à ma soutenance de thèse à Paris en 1976. A l’époque, il fallait se mettre à l’œuvre et je lui ai dit qu’il avait sa place parmi nous. Dans cette commission composée de syndicalistes et d’experts tunisiens, quelle était précisément la place réservée à De Bernis ? Certains, jusqu’à ce jour, affirment que c’est lui qui a rédigé le rapport économique et social de l’U.G.T.T., est-ce vrai ? Dans la commission que je viens de nommer, De Bernis était l’économiste qui veillait à ce que nous ne fassions pas d’erreurs d’appréciation au plan technique —grossières en tout cas— dans la rédaction de nos textes, surtout en ce qui concerne les problèmes économiques financiers parce que nous n’étions pas des économistes professionnels. Toutefois, il y avait, parmi nous, des gens qui avaient fait des études de droit… Il y avait donc des textes proposés par nous-mêmes, par De Bernis…Et j’ai encore des pages manuscrites de brouillon barrées par moi-même parce qu’il fallait tenir compte des réalités spécifiques de la Tunisie. Il ne faut pas oublier qu’on a commencé le rapport par une analyse de la société tunisienne vue par des syndicalistes, ce qui n’était pas du tout le fait de De Bernis (1). Moi, je suis responsable de l’initiative elle-même, de l’introduction qui donnait les orientations doctrinales. J’ai veillé à ce que le texte ne soit pas sophistiqué à la manière des littératures d’extrême gauche mais à ce qu’il contienne des préoccupations tunisiennes majeures avec celles du Centre, du Sud, avec les efforts de structures et d’équipements, l’éducation, l’enseignement, la culture, avec presque la fusion entre la liberté politique, le développement économique et la culture nationale profonde. Qu’il y ait eu des participations dites étrangères d’experts, oui. Il y a bien des experts partout dans le monde, des conseillers étrangers cherchant des allégeances hors de chez eux. Mais on ne dit rien. C’est grossier. C’est un langage de voyou et je prends la responsabilité de cette expression. J’ai eu l’occasion de revoir De Bernis lors de la soutenance de ma thèse de doctorat d’Etat (“ Hommes, structures et développement, Tunisie 1961-1969 ”) à la Sorbonne, à Paris, en 1976. Il était membre du jury. Les larmes aux yeux, il a dit ce jour-là : “ J’ai beaucoup appris ”. Je pense que De Bernis a fait quelque chose à Tunis. Il a appris ce qu’était le sous-développement et quels pouvaient être les moyens pour le vaincre. Pour lui, ce fut une expérience enrichissante. Nous étions aussi bien destouriens qu’indépendants et jamais nous n’avions connu de crise à l’U.G.T.T. Pour nous, l’acte de soumettre le rapport au congrès du parti à Sfax, en 1955, en pleine crise yousséfiste, était destiné à dépasser le conflit Bourguiba-Ben Youssef qui, à mon sens, était profondément personnel. Parce qu’il n’est pas vrai qu’il y avait des divergences idéologiques entre les deux. Le congrès du parti a accepté ce projet, en l’absence certes de Ben Youssef (comme nous l’avons expliqué dans la première partie de cet entretien). Le rapport économique et social de l’U.G.T.T. a donc, en quelque sorte, été adopté par le congrès du Néo-Destour de Sfax (15-18 novembre 1955) avant son adoption par l’U.G.T.T. où il était en préparation pour le congrès de septembre 1956. Pourquoi avoir opté pour cette démarche ? Il a été adopté, au congrès du parti, à l’unanimité, sous forme de motion socio-économique, une sorte de synthèse extraite du projet du rapport qui a été présentée par Mustapha Filali. N’oublions pas qu’il y avait deux responsables syndicaux qui étaient membres du B.P. du parti: Abdallah Farhat et Ahmed Tlili. L’U.G.T.T. l’adoptera à l’unanimité également, en 1956. Entre temps, beaucoup d’évènements se sont produits, des problèmes se sont résolus. Bourguiba était devenu Premier ministre. On a parlé de l’adhésion organique de la Centrale au parti. Il y avait l’expérience britannique qui reposait sur le mouvement syndical, le Parti socialiste démocrate suédois également…Ce que nous souhaitions, c’était que le parti devienne le seul parti dans le Monde arabo-musulman en renaissance qui ait un projet de société émanant du mouvement ouvrier avec un degré d’authenticité tout à fait admirable, à mon sens. J’ai tenu à rappeler à tout le monde qu’il fallait veiller à situer les évènements dans leur temps historique. Comment pouvait-on engager le pays sur la voie de la construction alors que nous étions face à un coup de semonce, le conflit Bourguiba/Ben Youssef, et à un vide doctrinal d’idées et de programme ? Il s’agissait d’aller directement à l’essentiel : vers le rééquilibrage de la société sur le plan économique, social et culturel. Je prétends encore aujourd’hui que, nulle part ailleurs, dans le monde que nous connaissons, cela ne s’est passé, même pas en Europe occidentale où il y avait peu d’exemples de ce type (l’Allemagne ou encore des pays scandinaves). Beaucoup plus tard, certains Français ont pensé à cela. On a écrit que Ben Salah voulait appliquer le modèle suédois et on continue à le dire (2). Les mouvements coopératifs dans ces pays-là étaient certes au centre de l’équilibre social. Tant pis pour les Tunisiens, les anciens partisans de la colonisation et de n’importe quelle transfiguration de la Tunisie. Il y avait, par ailleurs, des gens qui voulaient devenir modernes. Qu’est-ce que c’est que ces petits agriculteurs qui étaient perdus entre les mains des colons et aujourd’hui entre celles des sociétés capitalistes agricoles ? Ils sont au bout du rouleau du point de vue crédit et ça, c’est une maladie. Pour revenir à la question de l’adhésion organique de l’U.G.T.T. au parti, je voudrais préciser que j’étais le plus hésitant et on ne le dit pas. La résolution sur cette question a été rédigée pendant le congrès et non, comme les autres documents, pendant la préparation du congrès. C’était de la main d’Ahmed Tlili, membre du B.P. du parti. Elle a été acceptée dans un enthousiasme quasi délirant. Et il faut rappeler que Bourguiba, dans son discours d’ouverture, a semé les germes de la discorde. Tout cela pour dire que je n’ai pas abandonné l’U.G.T.T. pour le gouvernement et que j’ai été exécuté par contumace par la Centrale syndicale. Justement, quelles en étaient donc les raisons ? Bourguiba voulait en finir avec la scission yousséfiste, il était clair que sa stratégie était le Pouvoir. C’était pour lui une tentative d’enveloppement du parti. C’était tactique. Nous, nous avions une stratégie de développement sans avoir de tactique. Après le congrès de l’U.G.T.T. (de 1956), nous avions donné une conférence de presse. J’avais à ma gauche Abdallah Farhat et à ma droite Ahmed Tlili, deux membres du B.P. du parti. Nous avions parlé de la motion d’adhésion organique de la Centrale au Néo-Destour comme étant du travaillisme tunisien. Ce même terme a, d’ailleurs, existé dans le discours de Salah Ben Youssef présenté, en 1953, au congrès de l’Internationale socialiste où je l’avais accompagné à sa demande. Alors que Bourguiba, comme je l’ai déjà raconté précédemment (voir Réalités, no 956, du 22 au 28/04/2004), a déchiré, dans un état quasi hystérique, le rapport en me disant : “ اa, c’est du communisme, y a Ahmed, je ne te laisserai pas faire ”. C’était donc après le congrès de l’U.G.T.T. de 1956. Il semble que déjà, en plein congrès, les délégués américains présents n’avaient pas apprécié le contenu du rapport économique et social et n’avaient pas vu d’un bon œil votre réélection au poste de S.G. de l’U.G.T.T. Il y avait aux USA —et aujourd’hui encore— deux organisations syndicales : les syndicats anciens comme l’A.F.L (American Federation of Labour) qui touchait les fraternités, et la C.I.O., syndicat moderne industriel à partir de l’industrie automobile. Les Reuther correspondaient à la modernité américaine. Walter Reuther, S.G. du syndicat américain et membre de la C.I.S.L., était ouvert sur l’Europe où il avait beaucoup voyagé. Nous étions très liés. On s’était connu à Bruxelles. Il a été le seul que j’ai invité à l’inauguration du nouveau local de l’U.G.T.T., l’actuel siège qui était un ancien commissariat pour les tortures. Je pense que cette invitation m’a coûté cher. D’ailleurs, son frère a fait partie du cortège d’amis qui ont fait le voyage avec moi lors de mon premier retour d’exil en 1988. Le fomentateur de tout ce qui s’était passé en Grèce, en France, en Italie du point de vue des conflits intersyndicaux, était Irwing Brown, représentant de l’A.F.L. en Europe. Il y avait des syndicalistes qui, malheureusement, picoraient dans sa main. Evidemment, ceux qui résistaient à cela étaient très mal vus. Et moi, j’avais, sans le vouloir, des relations très tendues avec Irwing Brown, avec son patron immédiat Jay Lovestone, un grand permanent syndical de la grande Fédération du Textile de New-York et avec le leader de l’A.F.L. Georges Meany. Quand j’étais à Bruxelles, la C.I.S.L. m’a envoyé, en 1952, après la révolution égyptienne, en mission au Caire pour tenter de faire adhérer les syndicats syriens, égyptiens, libanais… Nous étions, à cette époque, les seuls syndicats des nouveaux pays, moi le seul syndicaliste africain et arabo-musulman à la C.I.S.L. et l’U.G.T.T. la seule Centrale appartenant à ces régions représentée dans l’organisation internationale. Il a fallu attendre 1956 pour faire entrer le syndicat algérien, l’U.G.T.A., à la C.I.S.L.. Ce fut d’ailleurs un évènement fantastique à l’époque. Donc, en 1952, j’ai eu l’occasion de visiter, au Liban et en Syrie, des camps de réfugiés palestiniens de 1948 dont l’état me rend malade jusqu’à ce jour. J’ai alors fait un rapport et dit qu’il était invraisemblable de voir le mouvement syndical international indifférent à ces souffrances et proposé de faire un rapport là-dessus sur le plan non pas politique mais de la vie humaine (car je n’aime pas beaucoup le mot “ humanitaire ”). Et c’était conjointement avec un universitaire israélite américain, Charlie Orr, envoyé probablement en mission par la C.I.S.L. au Moyen-Orient. Le rapport fut approuvé par le S.G. et le Bureau Exécutif et figurait à l’ordre du jour du congrès de l’organisation de Stockholm de 1953 auquel a assisté une délégation tunisienne. Irving Brown et Jay Lovestone sont venus me voir, comme camarades, pour me demander si j’acceptais de rencontrer Barkatt, S.G. de l’Histadrut (la Centrale syndicale israélienne), qui est devenu, plus tard, président du Parlement israélien. On avait, en effet, décidé d’accepter l’adhésion des syndicats libanais, probablement pour faire l’équilibre. Barkatt a demandé, lui aussi, l’adhésion à la C.I.S.L. J’ai donc vu Barkatt qui m’a dit après les présentations : “ Ah, c’est ce jeune Tunisien qui veut bâtir un avenir politique sur le dos des Juifs ! ”. Je me suis alors levé en lui disant que je n’étais pas venu pour me faire insulter et suis parti. اa les a, bien entendu, énervés. Le président du congrès, qui était le S.G. de la Centrale syndicale anglaise (T.U.C.), a lu l’ordre du jour duquel a disparu le point relatif au rapport sur les camps de réfugiés palestiniens. Et jusqu’à ce jour, j’ai dû faire, dans ma vie, trois voyages à la C.I.S.L., parfois discrètement, pour tenter de récupérer un exemplaire de ce rapport mais en vain. Depuis 1953, je n’ai pas réussi à avoir une copie de ce rapport. J’en ai parlé dans un texte que j’ai écrit pour un livre sur Kreisky, qui a, comme vous le savez, joué un rôle plutôt juste et équitable dans ce dossier car il a été le premier Européen à recevoir Yasser Arafat et je suis fier d’avoir été son complice dans cette affaire. Depuis le congrès, l’attitude de certains leaders américains, notamment de l’A.F.L., m’était devenue hostile. Ajoutons à cela des expressions malencontreuses de Bourguiba à mon égard, après mon retour de Bruxelles, telles que “ Ben Salah n’est pas kerkennien ”. On n’a pas non plus digéré le nombre élevé de voix que j’ai obtenu au congrès de l’U.G.T.T. A la veille du congrès, on a créé des problèmes comme ceux des représentations, des délégations. On m’a demandé mon avis sur cette question et j’ai répondu qu’il fallait tout accepter car c’était l’U.G.T.T. qui était en jeu. Une affaire relative au statut des ouvriers agricoles qui ont fait grève à Sabalet Ben Ammar, a éclaté dans le domaine de Tahar Ben Ammar. Ce qui a nécessité l’intervention de la police. Et, vous, en tant que S.G. de l’U.G.T.T., vous avez soutenu cette grève. Cela n’a-t-il pas eu une quelconque incidence sur votre destitution par Bourguiba ? Non, je ne pense pas que cette affaire ait eu une quelconque incidence sur mon éviction. Dans le texte “ Notre doctrine ”, j’écrivais certes “ ce régime de réformettes ”. Bourguiba a réagi mais j’ai répondu que ce n’était pas le régime de Bourguiba et qu’il n’était pas au pouvoir quand je l’avais écrit. C’était grotesque. Ce n’était pas une attaque, d’ailleurs Tahar Ben Ammar l’a compris. Il n’avait certainement pas l’intelligence de Bourguiba mais avait une meilleure bonne foi. Je me suis bagarré avec lui, presque jusqu’à l’affrontement physique, sur la question du statut des ouvriers agricoles. Dans les instances de l’U.G.T.T., on voulait une grève générale. Ahmed Tlili et moi-même n’étions pas d’accord avec le point de vue de Mohamed Kraïem. Et nous avions inventé en Tunisie, à ce moment-là, l’idée d’une grève tournante, cas par cas, en fonction de la gravité du cas du point de vue injustice. Et au moment où nous voulions arracher le statut de l’ouvrier agricole, on n’avait pas besoin de cela à Sabalet Ben Ammar ou ailleurs puisque j’affrontais la chose directement avec le Premier ministre Tahar Ben Ammar. Mes rapports avec lui étaient bons jusqu’à ses derniers jours. Il faut quand même se souvenir de quelque chose : ce n’était pas moi qui ai mis en prison Tahar Ben Ammar. Je l’ai critiqué comme gouvernement, mais Bourguiba n’a pas hésité à enfermer le signataire du Protocole de l’indépendance. Alors, ne camouflons pas les choses. En réalité, l’attitude de Bourguiba à mon égard venait de loin, comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer dans la première partie de cet entretien : j’étais le seul Tunisien à l’époque à dire non à ce que Bourguiba lâche le Parlement. On a pris la chose autrement, hélas ! Bourguiba, devenu Premier ministre, vous a proposé, alors que vous étiez S.G. de l’U.G.T.T., le portefeuille des Affaires économiques. En dépit du blanc-seing que vous a donné la C.A. de la Centrale syndicale, vous avez préféré ne pas y participer personnellement. Pourquoi cette réserve ? Il y avait quelque chose d’extraordinaire à l’époque. Nous avons donné le feu vert à nos camarades pour faire partie du gouvernement. Trois membres au moins de la C.A. de l’U.G.T.T. sont devenus ministres. Quant à ma personne, il faut rappeler que c’était la première fois en Tunisie qu’il y a eu un blanc-seing démocratique, pas de leader unique, de parti unique, fait dans une réunion de gens élus démocratiquement et donc représentatifs. Je n’étais pas favorable à l’idée parce qu’il me semblait préférable d’avoir des gens en dehors du gouvernement. Farhat Hached m’a forcé la main pour aller à Bruxelles où j’ai appris beaucoup de choses sur le plan syndical et sûrement sur le plan économique. Je me suis malmené moi-même, j’ai rêvé d’une Centrale syndicale nord-africaine pour préparer l’avenir. On a commencé par les gouvernements et on a eu des décennies de courants d’air. Quand j’étais à Bruxelles, j’ai réussi à faire adopter par le secrétariat de la C.I.S.L. un communiqué public condamnant la déposition par la France de Mohamed V dont on évoquait la polygamie etc. D’autre part, en 1956, il y avait la guerre de Suez. Il y eut alors une réunion urgente de la C.I.S.L., présidée par un de mes amis suédois et en présence de l’Américain Walter Reuther. Je me sentais beaucoup mieux. Fureur des syndicalistes français, anglais, israéliens condamnant la dictature de Nasser etc. Alors, Reuther a demandé que je prenne la parole en tant qu’Arabe et j’ai dit que “ je me croyais être à la C.I.S.L., organisation syndicale populaire, donc aux côtés des peuples. Alors, est-ce que la nationalisation du canal de Suez est dans l’intérêt du peuple égyptien ou non ? Si oui, nous devons soutenir le peuple égyptien dans cette lutte, le problème du pouvoir politique n’étant qu’une diversion ”. Figurez-vous qu’il y a eu une motion dans ce sens à tel point que, beaucoup plus tard, à une réception organisée à l’occasion de 1er Juin et en l’honneur du vice-président de Nasser, Houcine Chaffaï, je fus invité en tant que vice-président de l’Assemblée Constituante par l’ambassade égyptienne et Houcine Chaffaï m’a reçu à bras ouvert en me disant : “ Al laiha, ya oustez ” (La motion, professeur), c’est-à-dire la motion votée à Bruxelles. Pour revenir à la question de votre éviction du Secrétariat général de l’U.G.T.T. par Bourguiba, nombreux sont ceux qui ont été surpris par votre absence de réaction. Vous-même, vous avez dit à ce propos à Marc Nerfin (dans “ Entretiens avec Ahmed Ben Salah ”, Maspéro, 1974) : “ Je n’ai pas résisté, je n’ai pas réagi, j’ai accepté la décision. J’ai même démissionné de la C.A. de l’U.G.T.T. ”. Comment expliquez-vous tant de sagesse, de résignation d’un Ben Salah plutôt bagarreur, arrogant ? Sans fausse modestie, c’était de l’abnégation. Pourquoi ? Parce que je ne voulais pas être S.G. de l’U.G.T.T.. Je l’ai fait en étant sourcilleux au fond de moi-même. Avec Farhat Hached, j’avais une relation particulière sur le plan moral et je partageais son sens patriotique. Je reviens maintenant au pourquoi. Il y a ce qui est apparent, c’est que la Tunisie n’était pas encore sortie de la crise Bourguiba-Ben Youssef. Je leur reprochais cette désunion, à l’aube de l’indépendance où l’on avait besoin d’une grande force de cohésion, d’action pour passer le cap des résistances coloniales qui ont duré beaucoup plus longtemps et qui sont encore là au jour où je parle. Mais passons. Il y avait donc ces deux éléments et il y avait également le fait que j’ai dit, à mon retour du Maroc, à Ahmed Tlili, devenu alors S.G. à ma place qu’il n’y avait pas de problèmes et qu’il était mon maître sur le plan syndical. Mais je ne voulais pas assister au Conseil National. On m’a alors envoyé une délégation pour que j’y assiste. J’étais là et ce fut une déception pour beaucoup de gens. Je me souviens qu’en sortant de la salle, Mohamed Lahbib, de Mateur, m’a dit en ces termes : “ Tu m’as libéré parce qu’on m’a nommé hier membre de la Cour populaire ” et il m’a embrassé. Tout était prêt car si j’appelais à la résistance, la Cour populaire était prête. On voulait me tester. J’étais devenu très heureusement indifférent parce que c’était trop mesquin. A mon retour du Maroc, j’ai trouvé une masse de plusieurs centaines de personnes au pied de l’avion, certains pleuraient. Je suis allé à l’U.G.T.T. et j’ai démissionné en réglant tous mes comptes financiers. Depuis plus de quarante ans, je n’ai plus remis les pieds à la Centrale syndicale. Quand Bourguiba m’a appelé, j’ai décliné la proposition de la charge des Affaires économiques (3). J’ai dit : “ Les affaires existent mais l’économie n’existe pas ”. Et c’était authentique. Votre “ abnégation ” (selon votre propre terme) n’était-elle pas due également à la haute idée que vous vous faisiez de Bourguiba, “ le leader ” de l’époque, ou encore à une volonté de votre part de ne pas compromettre votre avenir politique en cas d’opposition à Bourguiba ? Il n’y pas d’avenir politique. J’ai cherché à être constamment cohérent avec moi-même. Je ne pouvais pas, après avoir écrit des articles m’adressant à mes aînés tout à fait respectés, faire les mêmes fautes parce que, moi, j’étais touché dans une position que je n’ai pas du tout cherchée. Le problème d’avenir politique ne se posait pas. J’étais plutôt heureux d’avoir participé à la mise au point d’un projet pour l’indépendance. C’était là le défi. اa n’a pas été accepté. Et il semble que si Bourguiba a voulu le mettre en vigueur à partir de 1961, c’était de la tactique et pas du tout par passion de sortir la Tunisie d’un certain obscurantisme qui ne correspondait pas seulement à des traditions désuètes mais aussi à des vieilleries européennes. Ils ne se sont jamais rendu compte de cela. Il y avait un complexe, fondement presque génétique chez une certaine génération qui ne pouvait concevoir tel ministère ou telle fonction sans les Français. Je trouve que c’est humain après tout. D’autres pensaient que nous étions plutôt égaux du fait que nous avions la même formation et peut-être que nous étions plus forts grâce à nos convictions beaucoup plus fortes du point de vue temps. Moi, je ne pouvais pas entrer dans ce genre d’intrigues, de complications, qui étaient franco-orientales. Bourguiba vous a taxé de “ communiste ”, de “ microbe dont il faut se débarrasser ”, a déchiré le projet économique en votre présence et vous n’avez pas réagi. J’ai réagi en n’abandonnant pas le projet. Oui, mais vous étiez resté quand même lié à Bourguiba en dépit de toutes les manœuvres contre vous. Franchement, quelle idée aviez-vous de Bourguiba ? J’avais d’autres réactions contre moi, pas seulement celles de Bourguiba. Je me souviens très bien de mon retour avec le corps de Moncef Bey. J’étais à Pau. Et après mon retour à Tunis, une des premières choses que j’ai faite avant mon affectation à Sousse, c’était de rendre visite, accompagné de Ali Zlitni, président de la Fédération du Parti de Tunis, à quelques responsables du parti de l’époque, dont Ali Belhaouane qui était un personnage ouvert dont on apprenait par cœur le discours du 9 avril 1938. Je désirais avoir des activités. L’U.G.T.T. n’existait pas encore. Je voulais, en le rencontrant, lui faire part des souhaits de la nouvelle génération du parti en lui suggérant la création d’un Comité central au sein du parti pour que la nouvelle génération puisse faire partie des structures du parti. C’était horrible ce qui s’était passé : Belhaouane m’a pratiquement mis dehors. “ Pour qui vous prenez-vous ? ”, m’a-t-il dit. C’était quelque chose d’inoubliable et, à mon sens, c’était beaucoup plus amer. Le parti n’est pas immobile. Si Belhaouane a refusé ce compromis, c’est parce qu’il était plein, à mon avis, de ouïe-dire. J’étais le plus jeune de ma génération qui soit devenu S.G. à Paris. Nous avons trouvé neuf cellules qui se combattaient. Mohamed El Mili, ingénieur Télécoms, Tahar Amira, Amor Dali toujours vivant, ensemble, nous avons réussi très rapidement à créer une seule cellule cohérente du parti et fonctionné durant une année. Revenons, si vous permettez, à Bourguiba. Je n’ai pas continué avec lui mais avec la force qu’il incarnait pour passer la transition.Toutefois, je respectais Bourguiba tout en étant vigilant. Et je défie quiconque trouverait des traces de courtisan ou de flatteur. J’avais, au moins, douze points de différends assez profonds avec lui et les ai traités avec lui, comme ce fut le cas de la responsabilisation démographique et de la limitation des naissances qui a failli produire une cassure. J’étais, personnellement, pour la rationalisation de la démographie et Bourguiba voulait stériliser les gens, par exemple. C’était un conflit énorme qui a soulevé la protestation de quatorze pays qui coopéraient avec nous. J’ai affronté Bourguiba seul à seul et suis allé à Kairouan pour faire un discours où j’ai dit que, pour moi, une des structures mentales à réformer demeurait celle de la responsabilité devant les naissances. Nous devions intégrer la cohérence de la démographie dans les formes de structures mentales. Il y avait sans conteste des causes sociales et j’ai abordé cela au ministère du Plan. Sous l’autorité de Bourguiba, j’étais le premier à organiser le planning familial. Bourguiba n’était pas un Dieu. C’était un être avec d’immenses défauts, dont celui d’être imbu de sa personne. Il a fait des choses sans raisons. Je pense que s’il a été malade, c’est parce qu’il savait très bien que je n’ai rien fait de tout ce dont on m’a accusé et, à mon avis, il ne s’en est jamais relevé. Je défie quiconque me dirait que Bourguiba s’est relevé après 1969. Mais, ce qui était admirable dans Bourguiba, c’était son intelligence et particulièrement sa capacité à rester maître de lui-même. Donc, il savait écarter les majestueux défauts qui le dominaient. Et il l’a fait, à plusieurs reprises, quitte à garder un fond horrible de rancœur. Il a exprimé cette rancœur en assassinant Ben Youssef et il l’a fait, à mon encontre, en lançant un appel au meurtre contre ma personne, comme cela a été reproduit par le quotidien français Le Monde ou encore La Suisse (un quotidien de Genève) en déclarant : “Il faut des balles et des balles pour Ahmed Ben Salah ”. Avec du recul, Bourguiba n’était-il pas une figure fascinante peut-être par sa complexité. Franchement, ne vous a-t-il pas fasciné avant 1969 ? Non, fasciné, non. Je suis certes très complexe au point de vue sensibilité. Il est certainement difficile de parler de soi avec liberté. Il y a, dans cela peut-être, mon père, les poètes que j’ai lus, les amis, les philosophes qui m’ont nourri… J’ai une grande facilité à être rationnel. Et ce que j’ai essayé de cultiver en moi, c’est toujours cette manière de guérir ce qui ne va pas aujourd’hui par le lendemain. Je ne me permettrai pas de dire des choses désagréables sur sa personne du fait que je me sens incapable d’être impoli avec des personnes plus âgées que moi. Secundo, quand je mets dans la balance l’utilité —au sens noble du terme— du rôle de Bourguiba et de sa personnalité pour imposer une certaine image de la place de la Tunisie qui a facilité certaines conquêtes tant politiques que sociales, temporelles qu’éternelles, je dis qu’il faut être respectueux de tout cela. Et puis, ce qui me permet d’être du côté de Bourguiba comme de Ben Youssef, c’est parce que je sais qu’il y a toujours un élément extérieur, dangereux et efficace, qui a joué pour infirmer Bourguiba. Tout le temps, tout le temps parmi les Tunisiens dont ceux qui le fréquentaient et voulaient le dominer pour l’affaiblir et dominer à sa place ou avec lui. Cela, je le sais. La liste des noms est noire de caractères. Et je pense que Bourguiba a eu du courage, pendant de nombreuses années, de les faire taire. Lesquels ? Les motivations de Bourguiba n’ont pas été toujours de grande noblesse. Parfois, il disait des choses invraisemblables sur le projet économique et social de l’U.G.T.T. à la Banque mondiale et aux Africains à qui il exprimait sa fierté, pour malheureusement se venger après. Etait-ce de la comédie quand il voulait un soir divorcer en demandant un notaire à 23 heures parce que Wassila et sa famille, adorateurs de Ben Salah, voulaient le voir se débarrasser de ma personne ? C’est ce que m’a dit, le lendemain, Béhi Ladgham. Au fond, Bourguiba a affronté le colonialisme mais ce qu’il a affronté de son entourage tunisien ou franco-tunisien, ou plus tard israélo-franco-tunisien, c’est quelque chose d’invraisemblable. J’anticipe, si vous le permettez. Comment avez-vous vécu la mort de Bourguiba ? Ce n’était pas très douloureux. C’était respectueux. Parce que, pour moi, il était mort bien auparavant. Je ne me permettrais pas d’infliger un quelconque geste d’indignité à Bourguiba, mort ou vivant. Je ne l’ai pas fait et je ne le ferai jamais. A sa mort, on se souvient que vous vous êtes abstenu de toute déclaration à son propos. Pourquoi ? J’ai reçu entre 18 et 22 invitations. J’ai fui Paris et suis allé à Nice où j’ai vécu misérablement pour éviter qu’on m’appelle et me tente. Je peux faire une analyse comme je tente de le faire maintenant. Bourguiba est un homme complexe, mais il ne l’est pas réellement. Il est simple au fond. Il est lui. Enfin tout ce qui n’est pas lui, il l’exprime par des attitudes selon le vent et le climat. Il est vrai qu’il était le centre de lui-même et c’est ce qui l’intéressait. Et je vais oser dire quelque chose d’audacieux : quand il découvre qu’une personne est capable d’être mieux que lui, c’est la condamnation à mort. Je crois que c’était peut-être cela avec Ben Youssef, envers moi, avec Tahar Sfar avec qui il était devenu hystérique au Congrès de Ksar Hellal parce que Sfar a obtenu le plus grand nombre de voix alors qu’il n’a pas cessé de le rassurer en lui disant qu’il n’avait nullement l’intention de se porter candidat au Secrétariat général du parti. Ne pensez-vous pas que si Bourguiba vous a démis de votre fonction de S.G. de l’U.G.T.T., c’était surtout pour “ désarmer un opposant en puissance et le neutraliser en l’intégrant dans le système, il récupérait un travailleur acharné et un homme de talent ”, écrivait Mohsen Toumi ? Je ne crois pas. Je vous parle très sincèrement. De l’extérieur peut-être. Car il était bourré de préjugés contre ma personne. Khémaïs Hajeri, qui était mon professeur et mon ami, et qui a traduit le discours de Bourguiba, lors d’un dîner offert en son honneur à Washington, pendant sa visite à New-York à l’occasion de l’entrée de la Tunisie à l’O.N.U., par le Mouvement de Réarmement moral, très anti-communiste et lié à l’A.F.L, m’a rapporté l’acharnement, à cette occasion, de Bourguiba contre ma personne. Dans cette rencontre avec les dirigeants des syndicats américains, Bourguiba m’a traité de “ communiste ” parce qu’il avait besoin, à cette époque, de s’ancrer vraiment dans le soutien américain. N’oublions pas que c’était encore le Maccarthysme. Toutefois, son dénigrement en public a suscité les sarcasmes publics d’un syndicaliste américain de la C.I .S.L. qui a exprimé son étonnement de découvrir que j’étais “ communiste ”. Ce qui a mis mal à l’aise Bourguiba. Pourtant, avant son départ aux Etats-Unis, je lui ai envoyé un message par l’intermédiaire d’Ahmed Tlili, membre du B.P. du parti, lui proposant d’en finir avec la scission syndicale fomentée par lui-même en 1956 et acceptée par les leaders syndicaux tels que Ahmed Tlili et Habib Achour qui venaient, en effet, d’accepter les clefs de l’U.T.T. (Union Tunisienne du Travail) de la rue de Grèce. Mais Bourguiba a répondu qu’il le ferait après son retour. Bourguiba était très vivant et à la fois soluble et insoluble. Il était soluble parce qu’il sentait fortement l’avènement de l’Amérique. Il a voulu nous imposer une convention éternelle avec les Etats-Unis. J’ai encore le rapport. Le chef de la délégation m’a vu et j’ai dit non. Car je ne voyais pas que l’Algérie n’était pas une nation et que Nasser était un ennemi. D’ailleurs, quelqu’un d’autre a refusé et c’était Ahmed Mestiri, à l’époque ministre de la Défense. Donc, Bourguiba ressentait l’avènement de cet empire américain. Il y avait d’autres raisons qui avaient aussi joué. C’était peut-être tactique. Il y avait l’Algérie. Il lui est arrivé d’agresser Ben Bella dans un discours public et il était méfiant vis-à-vis de Mohamed V. Il est allé aux obsèques du roi marocain avec beaucoup de réticences. On a mis beaucoup de temps pour le convaincre d’y assister. Il a également refusé un sommet maghrébin, à ma demande et à celle du Comité maghrébin, avec Hassen II, Snoussi, Boumédiène. On aurait dû soumettre le programme d’intégration globale aux parlements. Mais il a refusé comme tous les autres. Pourtant, il savait qu’il serait le premier Président de cette Union maghrébine. Je pense qu’il était pris, à un moment donné, dans un réseau de contradictions de son entourage. Il y avait beaucoup d’insuffisances dans la qualité du gouvernement. La nouvelle génération, plus ouverte et plus moderne, sur laquelle on devait compter pour la relève, ne voyait pas plus loin que le pouvoir. Et Bourguiba était en cela le meilleur parce qu’il a su voir au-delà du pouvoir en faisant en sorte que la Tunisie ne reste pas immobile, ne tombe pas dans le négatif et qu’elle réalise le maximum de ce qui peut être irréversible. Il l’a fait et il a laissé faire. Et nous l’avons fait ensemble. Donc, en août 1957, vous avez accepté de devenir secrétaire d’Etat à la Santé publique… D’abord, il s’est passé beaucoup de choses entre temps. Il y a eu le 25 juillet 1957 et le changement de régime. Bourguiba a écouté, ce jour-là, mon discours avec les larmes aux yeux. J’ai préparé le texte manuscrit et l’ai montré à trois ou quatre responsables. Et puis, j’ai reçu à mon bureau du Bardo la visite de celui qui faisait office de Premier ministre et S.G. du parti, Béhi Ladgham. Ce qui n’était pas ordinaire. Il m’a demandé, en fait, de ne pas me prononcer directement sur la nature du régime. Je l’ai tout de suite rassuré en lui disant que je me limiterai à présenter le sujet car je n’avais pas à choisir pour la Constituante, et ce pour éviter que cela ne vienne d’en haut. En réalité, ce n’était pas cela. La séance a commencé à l’Assemblée. Et en tant que président de la Commission de la Constitution, j’ai alors simplement posé la question du changement du régime sans dire quelque chose de clair et sans lire même le projet du texte manuscrit que j’avais sur moi. Tout de suite après, Rachid Driss demande la parole. Et c’est là que j’ai compris que c’était une combine. Il s’est levé et a cru bon de dire : “ Nous la voulons toute franche. Nous voulons la République ”. Je n’ai pas accepté cela. En fait, on ne voulait pas que la proclamation de la République en préface puisse être prononcée par quelqu’un d’autre qu’une certaine ethnie. Parce que cela relevait de l’épuration ethnique. C’était grotesque. J’ai alors réagi tout de suite devant tous. Je me suis dirigé vers la chaire du président qui a refusé, par simples signaux, de me donner la parole que j’ai demandée après l’intervention de Rachid Driss. Et j’ai dit : “ Si vous ne me donnez pas la parole, je vais la prendre de ma place ”. Jallouli Farès, qui présidait donc la séance, a regardé ses patrons et ses camarades dont j’ai pu, en me retournant, apercevoir les hochements des têtes. Alors j’ai dit, sans répondre directement, que j’ai parlé tout à l’heure comme président de la Commission sans prendre position mais en posant simplement le problème. Maintenant, je vais parler comme député. Il y a des gens qui ont appris par cœur quelques passages de mon intervention, jusqu’à Sadok Mokaddem que j’ai rencontré, peu avant sa mort, dans une réception chez les Algériens, en 1990. Il m’en a réci- té encore un paragraphe. Mon discours était romantique. Je ne l’avais pas écrit. C’était une source naturelle. Et j’ai dit ce jour-là : “ Nous, la génération de Bourguiba… ”. Bourguiba était très ému et je pense qu’il a eu un geste. Au début d’août, il m’a appelé pour me proposer de faire partie du gouvernement pour le portefeuille de la Santé publique. J’ai répondu : “ Non ”, poliment, et me suis levé. Et en me saluant, il m’a dit en français et dans ces termes: “ C’est dommage, je voulais être tranquille avec ma conscience ”. Evidemment, je me suis retrouvé, un moment, comme un enfant devant un aîné, alors j’ai répondu : “ Si vous prenez les choses de cette façon, je dis : oui ”. Il m’a embrassé et c’était fini. Je me suis mis au travail. Et je pense avoir été le premier Tunisien à tenter de nettoyer le pays de maladies comme le paludisme, le trachome, la tuberculose, les mouches et toutes sortes de saletés. Et cela dans le langage des économistes était “ les préalables au développement ”. Il n’y avait pas que moi. Il y avait Mustapha Filali, ministre issu de l’U.G.T.T., à l’Agricul- ture, qui a commencé déjà à mettre en place les “ cellules de mise en valeur ”, prémices de certains mouvements coopératifs, et Messaâdi qui a élargi le champ de l’éducation avec nous tous. Nous étions une équipe assez cohérente pendant quelque temps au moins. De mon côté, je me suis attaqué à tous les problèmes qui minaient la Tunisie, à savoir ces maladies endémiques à Gafsa, dans les mines et dans le Djérid où l’on voyait beaucoup plus de borgnes et d’aveugles que de gens sains. La situation en Tunisie, à cette époque, était horrible, Et avec cela, le problème démographique : ça coulait de partout. On a mis en place la sécurité sociale, la formation professionnelle et la rationalisation de la démographie. C’est à cette époque que fut créé le premier Centre de protection maternelle et infantile (P.M.I.) et que fut encouragée la limitation des naissances par le biais des allocations familiales réservées à quatre enfants seulement. Le dernier acte que j’ai réalisé avant de quitter la Santé, c’était l’abrogation du décret français qui avait été fait, en France, après la seconde guerre mondiale, pour encourager les naissances afin de réparer les dégâts de la guerre. Ce décret était appliqué à notre pays où il était interdit de vendre les produits contraceptifs. Alors, j’ai proposé un texte pour l’annuler en expliquant les raisons : celles de libérer les femmes tunisiennes de certaines contraintes et surtout les familles d’ouvriers agricoles ou de dockers qui comptaient jusqu’à quinze enfants. Et vous pouvez vérifier que c’était le seul texte qui ait récolté un vote négatif de neuf voix. Le cheikh Chadli Ennaïfer, représentant du corps religieux et Radhia Haddad (U.N.F.T.) ont sauvé le texte. Après quoi, Bourguiba m’a appelé et m’a proposé, fin 1960, le Secrétariat du Plan. Mais, je n’ai pas accepté sans conditions. Avant 1961, l’orientation économique de la Tunisie était plutôt “ libérale ” (1956-1961). Il y avait, sans conteste, un malaise sur le plan économique puisque Bourguiba a changé trois fois de responsable de l’économie en quatre ans. En vous sollicitant, avait-il besoin d’une solution de rechange qui consistait en le seul projet de développement qui existât à l’époque, à savoir le programme économique et social de la Centrale syndicale qui critiquait d’ailleurs le comportement économique du gouvernement présidé par Bourguiba ? En fait, pour les premiers gouvernements, il y avait une continuité : c’était des gouvernements composés de Tunisiens seulement, mais c’était une administration transitoire. A la Constituante, on était 22 députés de l’U.G.T.T. . Il y avait, aussi bien dans le gouvernement de Tahar Ben Ammar que dans celui de Bourguiba, d’énormes fuites de capitaux. J’ai, à ce propos, prononcé, avec beaucoup d’émotion, un discours qui a fait du bruit à l’Assemblée en expliquant qu’il y avait 70 milliards qui ont déjà quitté le pays depuis la proclamation de l’indépendance. J’ai alors demandé une certaine forme de contrôle parce qu’on avait plutôt besoin d’entrées de capitaux. اa a été un vrai remue-ménage. Je me trouvais à Moknine pour assister à l’enterrement des victimes du premier affrontement du parti avec les forces coloniales militaires du 5 septembre 1934, suite à l’arrestation de Bourguiba du 3 Septembre. Et j’ai même fait un discours en présence de Bourguiba, en évoquant les victimes de la région. J’ai dit en arabe : “Ici, vous êtes dans la ville des martyrs : des martyrs réels et des martyrs symboliques ”. Il a encaissé plus ou moins bien. Et puis, je suis reparti à l’Assemblée et lui est resté à Monastir. En arrivant à Tunis, j’ai découvert qu’on a téléphoné à Bourguiba, pour essayer de réparer les “ dégâts ” de mon discours sur le transfert des capitaux et on a chargé, je crois Taïeb Mehiri, de téléphoner à Bourguiba à qui on a recommandé de rentrer à Tunis pour prendre position. Et c’est ce qu’il a fait. Jallouli Farès présidait alors la séance et Bourguiba a pris la parole pour défendre la liberté du transfert des capitaux. Devant moi, il y avait un ami très cher, Mohamed Badra —mais qui était de l’autre côté— qui disait à Bourguiba : “ Bravo ”. Après son discours, j’ai demandé à répondre. Jallouli Farès m’a alors dit : “ Mais c’est le Président ”. Et puis est venue l’histoire de la Santé Publique et des affaires sociales avec la dévaluation du franc français (en décembre 1958) qui a abouti à une catastrophe. Une réunion à Carthage a regroupé Hédi Nouira, Abdallah Farhat, Béhi Ladgham, Rachid Driss comme ministre des P.T.T. et donc concerné par la question du transfert, vu la quasi inexistence encore du système bancaire, qui était encore à ses débuts. Je ne sais pas pourquoi ils m’ont invité alors que je n’appartenais pas au domaine. J’ai donc eu l’occasion d’expliquer mes idées que j’avais exprimées devant la Constituante deux ans auparavant. Et je me souviens qu’ils ont adopté tout ce qu’il aurait fallu adopter à cette date-là déjà, à tel point que Rachid Driss, qui n’était pas très tendre avec moi dans ses positions, a dit : “ Mais nous aurions dû écouter Ahmed Ben Salah il y a deux ans ! ”. Ils ont commencé à se réveiller. Il y avait donc une continuité d’une administration transitoire. On ne pouvait pas dire libérale. C’était colonial avec un drapeau tunisien. Pour cela, Bourguiba voulait mettre en ordre son administration mais c’était, également, pour d’autres raisons internationales, tactiques… qu’il a placé sa décision de me confier son secrétariat au Plan, en 1961, dans un cadre plus vaste : les questions algériennes, égyptiennes, de Bizerte… Il a essayé de me convaincre avec beaucoup de force. Je ne me suis pas laissé du tout ébranler. Je lui ai dit “ non ” tout en lui proposant de me donner un délai d’un mois pour lui présenter un mémorandum. A cette époque, au Plan, il y avait Abdesselem Knani ( mon ex-professeur de mathématiques). Et ce dont on ne parle pas, c’est que M. Knani, qui avait raison, à mon sens, a invité un économiste suédois qui avait fait les Perspectives décennales pour lesquelles il était venu me consulter plusieurs fois, sachant quels rapports j’avais, à l’époque, avec les leaders suédois. Ces Perspectives, on peut les retrouver. Elles ne se référaient pas au libéralisme mais un peu plus au programme de l’U.G.T.T. sans qu’il y ait une analyse de la société tunisienne. C’était plutôt technique. D’ailleurs, ça n’a rien donné et le projet n’a pas connu le moindre petit début d’exécution. Pour revenir au mémorandum, c’était un peu risqué. Bourguiba était en colère. Mais je lui ai dit : “ C’est comme ça. ”. Alors, par peur de mes bouillonnements, j’ai remis le texte, pour lecture, à Si Béchir Jaâbi, ancien professeur de lettres, très propre et respectable et qui était déjà à la Santé publique comme chef de service. Cette version du texte doit exister encore dans les archives. Comment travaillaient les premiers gouvernements de l’indépendance ? Je vais vous étonner en étant un peu excessif et en vous disant qu’il n’y a jamais eu de gouvernement. Ce qu’on oublie, c’est la nature du pouvoir. On a toujours négligé d’analyser cela. Il n’y avait pas, en réalité, de gouvernement. Il y avait des cas aigus et un Conseil de cabinet, comme on disait à l’époque, au Palais de La Marsa par exemple. Il y avait le Président et des secrétaires d’Etat. Le gouvernement n’était pas une institution qui prenait des décisions au nom d’un gouvernement. J’ai vécu cela. Je n’étais pas dans le coup quand Bourguiba était en train de former le gouvernement. Entre temps, il y avait un voyage avec lui à bord d’un bateau à destination de l’île de La Galite. Et, à cette occasion, j’ai entendu Jallouli Farès dire à Bourguiba : “ Pourquoi nommes-tu des ministres ? Ce n’est pas la peine. Ce sont tes secrétaires”. Et Bourguiba a dû penser que les Américains faisaient cela. Mais chaque ministre était un gouvernement dans son secteur. Moi, j’avais, quand même, plusieurs secteurs. J’étais un ministre large, un peu enveloppant, par mission et nécessité. NOTES (1)Je voudrais rappeler que Raymond Barre, avant de partir, a publié un article dans la revue I.B.L.A.où il a parlé de l’agriculture tunisienne en concluant que le remède était le mouvement coopératif. A ce propos, on a voulu instaurer les coopératives pour éviter que les 750.000 hectares n’aillent n’importe où. Malheureusement on ne nous a pas laissés faire parce que les gourmands étaient plus puissants que nous. Aujourd’hui, on raconte n’importe quoi, en dépit du fait que tout le monde a accepté et qu’il y a eu absolument une adhésion de base à ce texte. (2) Je voudrais rappeler que, beaucoup plus tard, il y a eu, en France, le cabinet de Chaban-Delmas qui chantait la “Nouvelle société”. Jacques Delors a organisé, au nom du Parti Socialiste, un grand séminaire sur le modèle suédois. Et je me souviens très bien de l’intervention télévisée, à cette occasion, du Suédois Olof Palme qui a dit : “ Nous, quand on était jeunes socialistes, on nous disait d’aller en France quand on voulait avoir une idée des inégalités ”. (3) Je voudrais rappeler que, malgré mon refus, Bourguiba, dans son discours du 17 avril 1956, lors de la présentation de son premier gouvernement de l’indépendance devant la Constituante, a inclus une phrase d’un de mes éditoriaux de l’organe de l’U.G.T.T. : sawt el Amal (La Voix du travail), écrit plusieurs semaines avant cette date. C’était : “ Laboda minathawra al moutawasila al’al aoutha’ el fésida ” (“ Nous devons opter pour une révolution continue, seule capable de balayer les vieilles structures ”). Cela peut paraître un détail. Mais, ça m’a fait plaisir qu’il intègre ma phrase et j’ai vécu cela comme un engagement, presque dans le sens d’un appel du pays. Le 17 novembre 1961, Ahmed Ben Salah est coopté au Bureau Politique du Néo-Destour par Bourguiba, à la suite de son échec aux élections du Comité Central, lors du congrès de Sousse (mars 1959). “ Le lendemain, le Chef de l’Etat déclare : “ …Je voudrais écarter la question de savoir lequel, d’Ahmed Ben Salah ou du gouvernement, s’est rallié à l’autre… Ce qui nous intéresse tous est que, lors du Congrès de Sfax, en 1955, le problème du Plan avait été soulevé… Il n’y a plus lieu de garder dans l’esprit une certaine image, toute simpliste, d’un Ahmed Ben Salah qui, naguère, avait…encouragé tel ou tel courant d’opinion. ” (Cité par Mohsen Toumi, dans “ La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali ”, P.U.F. 1989). Pendant plus d’une décennie (1957-1969), Ahmed Ben Salah, après avoir assumé, d’août 1957 à la fin 1960, la responsabilité de la Santé publique et après réorganisation du ministère, celle de la Santé publique et des Affaires sociales, s’imposera comme le “superministre ” “ par volonté d’efficacité et de mission” (selon ses propres termes), coiffant divers secrétariats d’Etat, tels que ceux du Plan, de l’Economie nationale, de l’Education nationale… auxquels seront rattachés des sous-secrétariats aux Finances, à l’Agriculture, à l’Industrie et aux Mines ainsi qu’au Commerce. Il dira qu’il s’était vu confier, à deux reprises au moins, malgré lui, des portefeuilles tels que ceux de l’Agriculture et de l’Education. De ce dernier, il sera informé par voie de presse. C’est sur ce lourd parcours mais également sur le mouvement coopératif que porteront les prochaines parties de ce long entretien. (Source: Réalités N° 966 du 1er juillet 2004)