Le texte fait partie d’un ouvrage collectif dirigé par Paul Bacquist intitulé : L’idée républicaine dans le monde du XVIII au XXI siècle- Editions l’Harmattan -Paris -2007
L’idée républicaine dans le monde arabe
réflexions d’un acteur politique L’idée républicaine est si neuve dans le monde arabe qu’en juillet 2001, naquit en Tunisie, un parti républicain : Le Congrès pour la république (CPR), pour qui l’instauration du régime républicain était la clé de voûte de son programme politique. Tout le monde admettait que nous vivions sous une fausse démocratie mais peu admettaient que nous vivions aussi sous une fausse République. Le parti fut mis immédiatement mis hors la loi et je fus traîné, en ma qualité de son promoteur, devant la « Justice » qui me condamna à une année de prison avec sursis … pour maintien d’une organisation illégale. En février 2002, je fus invité à un débat sur la chaîne satellitaire Al Moustaquella. À l’époque, elle était le porte -voix des oppositions arabes et vidait avec Al Jazira les rues et les plages tunisiennes lors de certaines émissions vedettes. Le journaliste, s’en prit d’abord à ma prétention de réinventer la roue. La République n’a-t-elle pas a été instaurée en Tunisie en 1957 ? N’existe-t-elle pas au Liban et en Syrie depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ? N’est-elle pas en vigueur en Égypte depuis 1952, en Irak depuis 1958, en Algérie et au Yémen depuis 1962, en Libye depuis 1969 ? Certes, me dit-il, ce sont là des Républiques imparfaites mais susceptibles d’évoluer, etc. Je lui ai alors demandé s’il pouvait qualifier d’imparfait et susceptible d’être amélioré un expresso qui lui serait servi sans café, sans sucre et sans eau. Les « Républiques » arabes sont comme ce curieux expresso où la tasse est vide de tout breuvage. Elles ne possèdent aucun des « ingrédients » minimum qui autoriseraient un observateur objectif à les classer sous la même rubrique que l’État sud-africain ou indien, à savoir la souveraineté populaire, l’État de droit et l’alternance au pouvoir. Qu’est-ce qui les autorise donc à se parer d’un titre à l’évidence usurpé ? En fait rien, sinon l’usage du faux dont elles usent et abusent pour se dire par ailleurs nationaliste, progressiste (du temps de gloire de ce concept) … voire démocratique, comme c’est le cas en Tunisie et en Algérie. *** Un problème de dénomination se pose pour qualifier ces drôles de Républiques. À l’évidence ce ne sont pas des monarchies classiques, comme celles qui ont échappé à la vague de putsch militaires des années 60 et qui continuent à régner au Maroc, en Jordanie, en Arabie saoudite ou dans les États du golfe. Ce ne sont pas non plus des Républiques au sens moderne du terme et telles qu’elles fonctionnent en Occident, en Inde, ou en Amérique latine. Que sont-elles donc ? La République en Arabe se dit joumhouria : littéralement l’appropriation du pays par le peuple (joumhour). Kadhafi a bricolé un nouveau concept pour désigner son régime né de la liquidation de la monarchie en 1969. Il met au pluriel joumhour ce qui donne jamahir et par voie de conséquences jamahiria… « l’État des masses ». Le régime libyen, par cette surenchère conceptuelle invente la sur-République. En fait, ce ne sera qu’une dictature de la pire espèce, plus l’anarchie, mais dans son sens de gabegie, d’incompétence et de désordre destructeur. En Arabe, la royauté se dit mouloukia, c’est-à-dire l’appropriation du pays par un seul homme : le malik… littéralement « le propriétaire ». En 2000 apparut, pour désigner nos fausses républiques, le concept de joumloukia néologisme fabriqué avec le début du mot République et la fin de celui de royauté. Traduit littéralement il donnerait en français « républimonarchie ». Certains m’en attribuent, avec l’Égyptien Saad Eddine Ibrahim, la paternité. Le terme, aussi barbare qu’il soit, connut une grande fortune. Il est aujourd’hui d’usage très courant dans le monde arabe, popularisé par les débats houleux sur les chaînes satellitaires arabes dont la très écoutée Al jazira. L’apparition du concept et sa diffusion rapide, n’étaient pas le fait du hasard. Elles répondaient à un besoin de vérité. Reste maintenant à analyser en profondeur le régime ainsi nommé. Pour faire bref, on dira que la joumloukia est le régime politique qui emprunte à la République occidentale moderne sa forme et à la monarchie orientale archaïque son fond. Rappelons au passage que la joumloukia existe en Corée du Nord ou en « République démocratique » du Congo sans parler de son long passage en Haïti. Elle a été et reste une anomalie isolée dans un environnement hostile. Dans le monde arabe, elle est forme dominante de gouvernement. Trois caractéristiques permettent de l’isoler, d’un côté, par rapport au régime républicain ou monarchique, de l’autre par rapport à une dictature classique. Un régime de pouvoir absolu Paradoxalement c’est dans la joumloukia et non dans les vieilles monarchies traditionnelles que l’autoritarisme se présente à l’état pur… à l’état paroxystique. Il n’existe aucune commune mesure entre, par exemple, entre le pouvoir absolu au sein de la monarchie saoudienne, jordanienne ou marocaine et celui qui règne au sein des régimes « républicains » irakien, syrien ou libyen. Le paradoxe n’est qu’apparent. Dans une monarchie, le jeu subtil des alliances tribales ou politiques, la longue pratique du pouvoir, permettent de réduire les appétits du monarque et d’arrondir les angles de sa politique. Le président de la joumloukia, lui, n’a aucun de ces freins. Sauf au Liban, qui est un cas particulier, le pouvoir est un butin de guerre que le dictateur a conquis en mettant sa tête sur le billot. C’est souvent un novice en politique, un homme d’origine humble pour ne pas dire fruste. Il est pris par le vertige de la toute puissance absolue qui s’offre soudain à lui. Il voit grand et veut aller vite en besogne pour inscrire son nom dans l’histoire. Il n’a pas de contre-pouvoir et ne permettra à aucun de se mettre en place. C’est le début du refus de toutes les libertés publiques et privées, de la corruption et la répression, quasiment les marqueurs universels de ce type de gestion de la chose publique. Un régime de pouvoir à vie Toutes les joumloukia possèdent des constitutions écrites et souvent bien écrites, des parlements « élus » régulièrement, c’est-àdire à intervalles réguliers. Le « Président » a des mandats de cinq ou six ans et doit « solliciter » du « peuple » le renouvellement périodique de son mandat perpétuel. Tout cela est pur simulacre. Personne n’est dupe, mais le mauvais scénario est régulièrement joué sous le regard las, désabusé, goguenard ou dégoûté de la population. Il n’est pas rare que lors de la « campagne » du « candidat » à sa propre succession, on voit apparaître sur les banderoles criardes accrochées aux murs de Damas, du Caire, de Tunis ou de Bagdad le mot clé : la bay’a. Ici, le refoulé refait surface et toute la vraie nature de l’opération se dévoile. La bay’a est d’abord un concept, probablement l’un des plus fondamentaux du vocabulaire politique arabe. Il signifie allégeance, avec une forte connotation de confiance et de délégation inconditionnelle. C’est aussi un acte hautement symbolique qui court tout le long de l’histoire politique arabo-musulmane et par lequel le peuple prête serment au maître du moment, de préférence à la mosquée, scellant un lien quasi-mystique entre le prince et ses sujets. Fait important, la bay’a est un acte collectif auquel nul individu ne saurait se soustraire sans se rendre coupable du pire péché qui soit en matière de vie communautaire à savoir la fitna c’est-à-dire la discorde. Les récalcitrants sont ipso facto des dissidents se mettant hors-la-loi et devant être éliminés. Sans cette unanimité, même imposée et de façade, la légitimité du pouvoir est écornée. L’on comprend mieux le pourquoi du fameux 99 % que s’octroie immanquablement le « vainqueur » des « élections ». Saddam Hussein poussa le souci de cohérence jusqu’à se faire « élire », quelques mois avant l’invasion américaine, par 100 % des « suffrages ». L’exercice à vie du pouvoir est une autre caractéristique du système. Au mois de mai 2002 le dictateur tunisien Ben Ali, organisa une pseudo-consultation populaire pour amender la constitution en vigueur et qu’il avait juré, lors de sa prise de pouvoir en 1987, de respecter et de défendre. Le nouveau texte introduisait deux nouvelles dispositions. La première annulait la limitation du nombre des mandats présidentiels jusque-là restreints à trois, donnant le droit au président sortant de se présenter autant de fois qu’il le désire. De facto c’est la légalisation de la présidence à vie. La deuxième disposition donnait au président en exercice l’immunité totale pour toutes ses actions. Que toutes les oppositions, unanimes pour une fois, aient condamné ce putsch constitutionnel et appelé au boycott du « référendum », que la participation à la farce électorale ait été très faible, n’ont rien changé au score éternel : 99 % de oui. Il faut dire que le dictateur ne faisait que suivre un illustre exemple. C’est Bourguiba, le père de l’indépendance de 1956, et fondateur de la « République » de 1957, qui s’octroya la première modification de la constitution en vigueur pour se faire nommer président à vie. Le pauvre homme ne mourut pas au palais de Carthage, mais prisonnier politique de facto, dans la maison du gouverneur de sa ville natale Monastir, onze ans après avoir été déposé par le chef de toutes ses polices M. Ben Ali. Il n’en alla pas de même du dictateur syrien Hafez El Assad. Lui aussi modifia la constitution à plusieurs reprises et resta au pouvoir jusqu’à sa mort en 2OO0. Un régime de pouvoir héréditaire De la présidence à vie, on glissa subrepticement à la transmission du pays au rejeton. Mais on n’est plus dans les années 20 où un obscur colonel pouvait se couronner shah d’Iran et laisser « l’Empire » à son fils. Les temps sont durs pour les couronnements intempestifs. Celui de Bokassa, dans les années 70, relevait de la pitrerie sanglante. Les choses, depuis, n’ont fait qu’empirer. Le Communisme, le démocratisme et l’islamisme en expansion ne font plus beaucoup de place aux restaurations. Les velléités de retour au régime monarchique en Roumanie ou en Irak, après la chute des dictatures, ont vite tourné à l’aventure dérisoire. D’une certaine façon, cela est rassurant car c’est là une reconnaissance de la force et de la pénétration de l’idéal républicain dans le monde en général et le monde arabe en particulier. Donc, le contexte national et international actuel étant ce qu’il est, il faut ruser en attendant des temps meilleurs. À défaut de pouvoir transmettre un royaume, on transmettra une « République », du moins là où il y a un héritier disponible. Moubarak en Égypte, qui en est à sa nième modification de la constitution, Kadhafi en Libye travaillent à paver le chemin à leurs fils très impliqués dans l’exercice du pouvoir. On a toutes les raisons de croire que si Saddam n’avait pas été éliminé par la guerre américaine et s’il était mort au pouvoir, c’est son fils aîné, le tristement célèbre Oddei qui lui aurait succédé. L’exemple pour tous ces pères attentifs reste celui de Hafez El Assad, mort probablement trop tôt dans son planning. Car voilà que la constitution stipule que le président doit avoir 40 ans, et que l’héritier n’en a que trente-quatre. Peu importe, le « parlement » syrien modifia en juillet 2000 la constitution lors d’une brève séance et abaissa l’âge réglementaire à trente-quatre ans tout juste, ce qui permit le plus légalement du monde à Bashar El Assad de succéder à Hafez El Assad. La rue arabe réagit rapidement et à sa manière à cette mode. La nokta (blague) se répand du golfe à l’Atlantique avec de multiples variantes. L’archange Gabriel reçoit l’âme des défunts et les aiguillonne qui, vers le paradis, qui vers l’enfer. Mais voilà que tous les tortionnaires, tous les politiciens corrompus, tous les marchands d’armes, tous les juges véreux, tous les usuriers, sont acheminés vers le paradis. Par contre les martyrs, les bons, les justes, les mères courage, tous les gens pieux et honnêtes sont directement envoyés en enfer. Protestations véhémentes dans la queue et demande d’explication. L’archange Gabriel répond. Ici aussi on vient de changer la constitution. Qu’il s’agisse de Hafez El Assad, de Bourguiba, de Kadhafi, de Saddam ou de leurs copies médiocres comme Ben Ali, nous avons à l’évidence affaire à des rois-roturiers, des monarques absolus. Même Bourguiba, le moderne, aimait organiser des joutes poétiques ou des rimeurs de bas étage faisaient de la surenchère en matière d’obséquiosités en vers grassement payés…. exactement à la manière des califes de l’âge d’or. Les joumloukia ne sont pas simplement des ratés ou de pitoyables parodies de la république moderne. Ce sont des monarchies archaïques, clandestines et honteuses. *** Le problème qui se pose est évidemment de savoir si cet échec au niveau de la rive sud de la Méditerranée du projet républicain, est de nature culturelle ou conjoncturelle. Je laisserai aux culturalistes et autres racistes occidentaux le soin d’aligner leurs arguments éculés sur les spécificités culturelles, les barrières infranchissables, le caractère « bien de chez nous » et de la Démocratie et de la République, purs produits du terroir culturel et qui ne sauraient, pas plus que les ceps du pinot, être repiqués ailleurs. Je laisserai de la même façon à leurs alter-ego arabes le soin de démontrer que notre culture arabo-islamique n’a besoin d’aucune recette importée d’ailleurs surtout pas de l’Occident impie et impérialiste et que nous avons dans le Coran et la Sunna toutes les solutions à nos problèmes, etc. N’en déplaise à tous les culturalistes, les cultures sont toujours hétérogènes, faites d’apports divers et d’enrichissements mutuels. On voit mal la culture occidentale du moyen-âge sans le judaïsme et le christianisme, deux religions importées du Moyen-Orient. On voit mal aujourd’hui ce que serait la musique américaine sans le jazz. De la même façon on voit mal la culture arabe du moyen âge sans l’apport grec, perse et indien ou ce qu’elle pourrait être aujourd’hui sans l’apport occidental. Mieux, les cultures sont entités vivantes en perpétuel changement et nul n’est en mesure d’en prédire l’évolution ou d’anticiper sur les changements profonds qu’elles pourraient connaître. Voilà pourquoi je défendrai le point de vue selon lequel les Arabes sont dans un processus d’aggiornamento de leur système politique et que la joumloukia est leur tentative et échec actuels dans l’instauration du régime républicain occidental, que beaucoup d’entre eux veulent s’approprier au même titre qu’ils veulent s’approprier l’informatique. L’idée que nous sommes dans un processus et non dans une fatalité n’est pas simplement le fruit de l’expérience politique sur le terrain. Elle est fortement suggérée par l’histoire elle-même. *** Les linguistes, les historiens et les anthropologues nous ont enseigné la prudence dans l’interprétation de vocables en apparence identiques mais qui ont des sens très différents selon l’espace et le temps. L’État que le Prophète installe à Médine après avoir fui La Mecque en 622, ne peut être qualifié de République. L’égalité qu’il instaure entre les membres de la communauté des croyants n’est pas notre égalité. La suprématie de la loi ne recouvre pas notre concept moderne de l’État de droit. L’ordre qu’il donne à ses compagnons de mettre la chose publique en délibération – dont la nomination d’un chef – n’est pas notre démocratie élective. Ceci étant dit, on peut affirmer avec prudence que ce premier État islamique porte les germes qui donneront plus tard et ailleurs la République moderne. Par contre, ce qu’on peut affirmer en étant certain de ne pas être contredit, est que l’Islam est clairement anti-monarchique. Le verset 27 du Coran (interdit dans les prêches du vendredi en Arabie Saoudite) dit : « Les rois entrant dans une communauté la corrompent ». Le jugement est clair et sans concessions. Il n’y a pas de bons et de mauvais rois. C’est le fait même de la royauté qui est corrupteur de communauté, le concept de corruption devant être compris au sens le plus large. Le prophète refuse la royauté, quand les membres de sa tribu la lui proposent, en échange de l’abandon de sa prédication. Les quatre premiers califes (successeurs du prophète) ne se transmettent pas le pouvoir de père en fils mais sont choisis après délibération. Ils sont assujettis à la loi commune, leur mission consistant à promouvoir, protéger et restaurer les valeurs cardinales de l’Islam, à savoir l’égalité, la justice et la fraternité entre les croyants. Cette forme de gouvernement est une rupture totale par rapport aux us et coutumes politiques de l’Arabie d’alors, largement influencée par les deux super-puissances de l’époque : l’empire byzantin et l’empire sassanide. Qualifions ce premier état islamique, à défaut d’autre vocable, de proto-République. Elle ne durera que de 622 à 661, dont une première décennie sous l’autorité du prophète lui-même. Muawiya en écrasant militairement Ali, le dernier successeur élu et le propre gendre du prophète, franchit le Rubicon en fondant à Damas en 661 la dynastie Omeyyade. C’est son petit-fils Yazid qui fit assassiner Hussein, le petit-fils rebelle du prophète, à Karbala, le 10 octobre 680, assassinat qui démarra la carrière qu’on sait du schisme chiite. Tant les Omeyyades (661-750) que les Abbassides(750-1258) se prétendirent pourtant les successeurs du prophète alors qu’ils étaient manifestement ces rois corrupteurs dénoncés par le Coran. La victoire monarchiste sur le rêve du prophète allait durer quinze siècles. Mais le feu n’a jamais cessé de couver sous les cendres. Il flambera sporadiquement sous forme d’innombrables révoltes, toujours d’habillage religieux, toujours de nature politique. D’une certaine façon, seule la lecture historique permet de comprendre au plus juste la nature de la guerre que fait l’intégrisme actuel aux royautés sans fard et aux royautés honteuses. Elle dévoile dans ce combat titanesque le rêve jamais oublié de refaire Médine, maintenant hissée au rang de mythe fondateur. Les Occidentaux qui se plaignent du terrorisme islamiste ne réalisent pas à quel point, en devenant les protecteurs des « rois corrupteurs », ils se sont fourvoyés dans un conflit qui ne les concernait en rien. Ce n’est pas un hasard si la première grande victoire islamiste sur une royauté corrompue a installé un État qualifié de République islamiste. Depuis, cette dernière est devenue le modèle pour tous les révolutionnaires de droite, que sont les intégristes islamistes. Le Soudan s’est engagé depuis le début des années 90 dans la mise en place d’un tel régime. Grâce à l’intervention américaine qui a pavé le chemin du pouvoir aux chiites irakiens, il se profile à l’horizon en Irak. Qu’ils le clament ou le taisent, qu’ils abordent la question par le biais du politique ou du caritatif, les islamistes travaillent partout à l’avènement de la république islamiste. Pourquoi un républicain arabe n’adhèrerait-il pas à un tel projet, à la fois si enraciné dans la culture et si porteur de valeurs dites modernes ? La religion ? Mais la république américaine n’est-elle pas, par beaucoup d’aspects, une république chrétienne, ce qui ne l’empêche nullement d’être une vraie république. La réponse est simple : La république islamiste est peut-être islamiste mais ce n’est certainement pas une république. C’est une joumloukia à masque religieux. Envisageons les grands principes de fonctionnent du régime iranien actuel. On retrouve tout le goût du formalisme des « Républimonarchie » arabes comme la promulgation d’une constitution, la tenue d’élections régulières ou le statut de « citoyen » magiquement octroyé aux sujets de l’État despotique. Certes, en Iran, le jeu est plus ouvert qu’en Syrie au niveau des soit -disant consultations électorales, mais le noyau dur des institutions du régime syrien y est. Le pouvoir n’émane pas de la volonté du peuple mais de celle du Fakih, ce souverain pontife de Qom, tout aussi inamovible et aussi infaillible que celui de Rome, à la fois, dépositaire, gardien et seul interprète de la parole de Dieu et de la tradition de Médine. La République islamiste ne sépare donc pas les pouvoirs et ne les répartit pas. Elle les unifie et les concentrent dans les mêmes mains. Il n’y a pas de transmission héréditaire nous dira-t-on. Oui mais il y a transmission au sein du même clan. À la limite, peu importe que ce dernier soit le milieu du renseignement, une caste militaire ou une école religieuse, l’essentiel est que le peuple en soit exclu. On peut rappeler aussi que le souverain pontife chiite n’a pas d’équivalent dans l’Islam sunnite. Peu importe, un groupe ou un homme pourront, à l’ombre d’un régime autoritaire occuper une fonction si fondamentale. Les intégristes ne semblent pas comprendre que la corruption se développe d’autant plus facilement que le champ politique est fermé par l’autoritarisme, l’opacité et l’impunité. 138 Ils ne perçoivent pas que la supériorité de la forme moderne de la république ne tient pas de l’idéologie, somme toute banale, mais des techniques mises en œuvre pour combattre les « rois corrupteurs » quel que soit leur masque. Dans cette république moderne, on ne compte ni sur les sermons, ni sur la répression, mais sur des institutions gérant les garde-fous et les procédures de retour à l’équilibre. Les libertés notamment celle de la presse, l’indépendance de la justice, la remise régulière en jeu de tous les mandats, y compris de la fonction suprême, permettent cette navigation au long cours où l’on peut garder le cap, à force d’ajustements continuels. Dans ce type de fonctionnement la corruption est reconnue pour ce qu’elle est : une plante vénéneuse et vigoureuse qui pousse en continu sur le champ du politique et sur laquelle il faut faire passer la tondeuse régulièrement. La république moderne n’est une vraie république que si elle est démocratique. Sans la démocratie, les intégristes, comme cela se voit dans la république chiite d’Iran ou la république sunnite du Soudan, sont condamnés à refaire ce qu’ils ont défait. La malédiction de Sisyphe en somme. *** Nul ne se fait beaucoup d’illusions sur l’avenir des Joumloukia. Le protecteur américain lui-même veut leur disparition. Les vraies royautés se lancent timidement sur le douloureux chemin de l’aggiornamento, comme au Maroc ou en Jordanie. Mais à long terme et pour la majeure partie du monde arabe, le choix du système politique dominant se fera entre la République islamiste et la République démocratique. On aura remarqué que le terme de laïcité a été soigneusement évité. Je ne rentrerai pas ici dans le débat complexe sur la relation presque automatique que font les Français entre République et laïcité. On ne peut que souligner au passage que cette notion qui n’est déjà pas transposable aux USA ou en Grèce, est encore moins transposable dans le monde arabe. La laïcité y étant perçue comme une idéologie anti-religieuse, c’est vraiment condamner à l’échec le projet républicain arabe que d’exiger de lui son adoption. Cela ne ferait que renforcer le courant intégriste. Or ce dernier est déjà comme porté par une sorte de Gulf Stream politique, toujours chaud, en permanence renouvelé et circulant dans les profondeurs de la culture. Il se nourrit d’un mythe fondateur puissant, s’enracine dans la structure familiale patriarcale, se renforce continuellement par la corruption des vrais rois et de leurs copies et de plus en plus de l’arrogance de leurs protecteurs étrangers. Il est donc inutile que les républicains lui fournissent une arme de plus pour les combattre. Maintenant, que pèse, face à une telle force, leur projet de république régie par la démocratie ? Il faut revenir ici à notre analyse de la situation culturelle sociale et politique en tant qu’elle est changement et processus. C’est une évidence que la société arabe d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de Médine. Le changement progressif du statut de la femme, l’alphabétisation, l’élévation du niveau de vie, le contact avec l’Occident ont radicalement modifié les données sociales, culturelles et économiques du problème politique. Aujourd’hui la majorité des classes moyennes arabes, très largement ouvertes sur le monde et très politisées, ne rêve pas d’un mythique État islamique pur et dur, mais d’une démocratie qui respecte ses droits et libertés. Les sociétés arabes sont d’ores et déjà dans le débat démocratique. Les chaînes satellitaires arabes, au nombre de 140, ont délié les langues et désacralisé les pouvoirs. Les sociétés civiles s’organisent et se renforcent alors que le discours et les anciennes structures d’encadrement des joumloukia sombrent dans le ridicule et l’impuissance. Si le projet de République islamiste tire sa force du passé, celui de République démocratique tire la sienne de la force du présent. De là à affirmer que c’est ce dernier projet qui va l’emporter dans la course à l’héritage des joumloukia … voilà un pas à ne pas franchir de peur de faire rire de nous les historiens du futur. Mais puisqu’on parle d’ironie de l’histoire, rappelons à quel point elle est amère pour les républicains et démocrates arabes qui voient les démocraties occidentales réchauffer dans leu sein un Ben Laden, appuyer toutes les joumloukia, et donner aujourd’hui en Irak la plus détestable image de la démocratie. Oui, comme il est ironique de voir les républiques démocratiques occidentales paver le chemin des républiques islamistes antidémocratiques et anti-occidentales.