La chambre criminelle du Tribunal de première instance de Tunis inflige une lourde peine à un accusé dont un expert a établi l’irresponsabilité pénale
Luiza ToscaneOnze ans d’emprisonnement pour Sameh Harakati
Sauvons l’enseignement supérieur et la recherche de
ce ministère
Comme à son habitude, le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique organise les soi-disant assises de la recherche, en excluant les enseignants chercheurs. Il n’a même pas invité les responsables des masters (les formateurs des futurs chercheurs). Pire encore, il n’a pas invité le secrétaire d’état à la recherche scientifique, ni le directeur général de la recherche scientifique, ni les sociétés savantes, ni les directeurs des pôles technologiques.
Comme à son habitude, le ministre organise des réunions grandioses avec les enseignants chercheurs où personne n’ose parler par peur de représailles et qui se terminent toujours par un appel au président à se présenter aux élections présidentielles de 2009 (la réunion de Sousse sur le LMD, juillet 2007, la réunion préparatoire aux assises Bizerte, novembre 2007, ainsi que les réunions préparatoires régionales).
Comme à son habitude, le ministre ne prend jamais en compte les avis des structures scientifiques. Pour la réforme du LMD, qui n’a plus aucun sens dans notre université, il a même décrété les programmes en rejetant toutes les propositions des institutions et des soi-disant réunions qu’il organise avec les enseignants, puisque leur présence est nécessaire seulement pour cautionner ses choix et pour l’applaudir. Les résultats néfastes de son projet LMD qui s’est borné à diminuer les heures d’enseignements des anciens programmes, sont palpables dès maintenant dans la majorité des institutions où jusqu’à aujourd’hui un bon nombre d’enseignements exigés n’est pas assuré notamment l’informatique.
Comme à son habitude, le ministre ne se soucie pas de la formation des étudiants ni de la qualité des enseignements. Dans 45 institutions universitaires, les cours sont assurés par des enseignants du secondaire ou par des vacataires. 80 institutions universitaires ne sont pas connectées au réseau d’Internet, pire certaines d’entre elles proposent des licences en informatique sans aucun ordinateur en état de marche, les TP d’informatique se font au tableau. Malgré ces conditions de travail, le ministre ne trouve aucune gène pour parler de la recherche.
Comme à son habitude, le ministre n’a de confiance que dans sa garde rapprochée, formée de mercenaires qui sont prêt à tout et qui font de la surenchère …Ces personnes ont bafoué l’éthique et la déontologie universitaire. Elles ont falsifié les notes des étudiants pendant la grève administratives. Elles ont corrigés les copies des étudiants de leurs collègues pour 1D,500 la copie. Ces personnes ont fait partie des jurys de recrutement qui n’ont pas évalués les dossiers des collègues assistants qui se sont présentés au concours interne de maître-assistant, mais qui les ont déclarés non admis suite aux instructions du ministre lui-même dont le seul tort est la participation à la grève du 5 avril 2007. Ces personnes font partie des recteurs et directeurs qui font de la délation et qui passent leur temps à lister les grévistes et les syndicalistes. Ces personnes font partie de ceux qui acceptent les insultes du ministre et ses sauts d’humeur et font partie des recteurs et directeurs qui passent leur temps à surveiller leurs collègues, si possible avec des caméras et dont le seul hobbies est de casser du syndicaliste en les privant de mutations, d’avancement et de titularisation. Ces personnes font aussi partie des chercheurs tunisiens à l’étranger qui connaissent parfaitement la situation de notre université mais qui en profitent pour venir assister à ce genre de réunion ou à l’évaluation des laboratoires ou comme professeurs invités pour passer des vacances dans leurs familles et qui n’ont aucun rapport avec leur collègues en Tunisie et qui n’ont encadré aucune thèse en Tunisie.
Comme à son habitude, le ministre à chaque grève s’adresse aux enseignants par une lettre anonyme et en organisant au siège du RCD une réunion explicative en présence du secrétaire du RCD, des secrétaires généraux des instituions universitaires, des directeurs, des recteurs et des directeurs généraux du ministère et des cellules professionnels du RCD des enseignants pour dénigrer l’UGTT et les syndicalistes, la dernière en date celle du vendredi 16 novembre 2007.
Comme à son habitude, le ministre ne rate jamais une occasion pour manifester son mépris pour les élus. Il n’a invité aucun doyen élu, aucun membre élu d’un conseil d’université, aucun membre élu d’une société savante à intervenir aux assises. Il a même utilisé ces assises pour régler ses comptes avec certains directeurs généraux et certains recteurs.
Comme à son habitude le ministre fait de la propagande et s’en fout éperdument de l’enseignement supérieur, de la recherche, des conditions d’études et de vie des étudiants et de l’avenir de notre pays. Son seul but est de déraciner la libre pensée à l’université, la créativité, la modernité et de rendre les usagers de l’université dociles et prêts à tout accepter même le fanatisme. Pour arriver à ses fins, il n’hésite pas à surveiller les étudiants par les nouvelles cartes d’étudiant magnétiques et à contrôler la messagerie des enseignants en faisant des chercheurs tunisiens les seuls de la planète qui n’ont pas de mots de passe propres pour leur boite aux lettres et dont le ministre peut lire les lettres électroniques des enseignants à chaque instant. Voila une partie de la conception du ministre pour la recherche scientifique, sans connections à Internet et sans une bibliothèque scientifique de haut niveau. Mais il ose parler de la recherche scientifique et malheureusement, il trouve encore des profiteurs pour l’applaudir.
Comme à son habitude, le ministre est ingrat et considère que tous les enseignants sont des malhonnêtes et des escrocs. Il s’occupe donc à vérifier leurs charges horaires, leurs absences, à punir les enseignants dévoués qui ont fait leur devoir en palliant au manque terrible des enseignants en refusant de payer leurs heures supplémentaires qu’ils ont effectuées. Pire, il décrète l’interdiction des heures supplémentaires, en laissant des milliers d’étudiants sans enseignements.
Il est temps pour que chacun assume ses responsabilités, il est clair que le ministre ne cherche qu’à nuire à l’université, il n’a pas de projet ni pour réformer de l’enseignement supérieur ni pour développer la recherche scientifique. Et pour sauver notre université, ce ministre doit partir vu tous les torts et les dégâts qu’il a causés et qu’il faudra des années pour réparer. Il ne nous reste qu’à le boycotter.
Monsieur le Président de la République, on vous demande pour l’intérêt supérieur de notre très cher pays, de bien vouloir démettre le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique et de la technologie de son poste.
Tunis le 19 novembre 2007
Ahmed. M
Table ronde
L’économie Tunisienne
Aborder la question économique n’est jamais simple. L’absence de débat et la langue de bois dominante rend encore plus difficile de distinger la propagande de l’analyse objective. Les médias officiels vantent les performances et tirent argument du moindre satisfecit exprimé par un organisme étranger. Par delà l’autosatisfaction et la propagande officielle, nous avons voulu éclairer nos lecteurs en dressant un bilan de la politique économique du gouvernement sans occulter ses éventuelles prouesses ni ses lacunes? Nous avons voulu savoir jusqu’à quel point un régime autoritaire peut-il relever le défi de la croissance et du développement? Enfin et au terme de l’évaluation, quelle perspective, Faudra t-il envisager des réformes structurelles de fond ou bien suffirait il de prendre des mesures de réajustement pour que tout rentre dans l’ordre ?
Pour répondre à ces questions, nous avons invité deux économistes éminents, les professeurs Mahmoud BENROMDHANE et Abdeljélil BEDOUI .
mouatinoun :
On constate un décalage constant entre d’une part le discours officiel qui vante les performances réalisées dans le domaine économique et social , et d’autre part le quotidien vécu par les citoyens. Qu’en est il au fait ?
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Il faut reconnaître dans le discours officiel une part de vérité, une autre d’exagération et, enfin, une part d’occultation.
La part de vérité réside dans la situation macroéconomique et financière d’ensemble. La croissance est relativement élevée en comparaison avec la moyenne mondiale. Les équilibres financiers externes sont assez bien maîtrisés : nos réserves en devises couvrent quatre à cinq mois d’importations, alors qu’au milieu des années quatre-vingt elles étaient taries et qu’il nous fallait emprunter sur le marché de la «hot money» (le marché du très court terme à des conditions d’enfer) pour payer des marchandises débarquant dans nos ports ou pour rembourser des dettes venues à échéance. Nous gardons encore un taux d’endettement relativement élevé (autour de 50 %), mais le service de la dette reste tenable : le remboursement de la dette absorbe environ 14% de nos recettes en devises, sachant que le seuil limite recommandé est de 20% et que la Tunisie des années quatre-vingt en était aux alentours de 30%. Les règles d’une saine gestion macro-financière (celles de Maastricht qui s’imposent aux pays de l’Union Européenne) limitent à 3 % le double déficit – celui du Budget de l’Etat et celui des opérations courantes – et le taux de l’inflation. Nous sommes à l’intérieur de ces limites ou à leurs frontières dans les trois cas. Ceci a permis à la Tunisie d’améliorer sa crédibilité financière internationale, et, du coup, la note qui lui est attribuée par les Agences de «Rating». Nous avons désormais accès au marché financier international auprès duquel nous pouvons lever des fonds à des conditions relativement favorables et notre dépendance financière vis-à-vis du FMI et de la Banque Mondiale s’en est sensiblement allégée.
Voilà la part de vérité dans le discours officiel. Elle correspond à une «photographie» de la situation. Sans être dénuée d’importance, elle n’est qu’une partie de la réalité. Il reste à poser des questions concernant la solidité de l’économie; ou de son avenir et de ses ressorts. Ce faisant, on dépasse le simple constat « photographique » pour l’approfondissement analytique.
mouatinoun :
Vous avez évoqué des vérités, des exagérations et des occultations. Nous aimons savoir et surtout avoir par l’exemple un complément d’informations concernant ces trois points?
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Je peux commencer par le taux de chômage : un taux élevé, comptant parmi les plus élevés du monde. On est aux environs de 14,5% selon les statistiques officielles dont il faut souligner qu’elles le définissent de manière très restrictive. Au demi-million de chômeurs officiels, il faut ajouter 300 000 employés dans les chantiers publics, travaillant de manière saisonnière et rémunérés à un demi-Smig. Cela donne un taux de chômage et de sous emploi de 22 à 23 %. Quant au chômage, il touche essentiellement les jeunes et de plus en plus les diplômés de l’université. Cette situation est porteuse d’une fracture dans le Contrat Social qui a cimenté la Tunisie durant le demi-siècle passé. Le diplôme est de moins en moins la clef de la reconnaissance sociale et de l’accès à un emploi qualifié et, ce faisant, de la promotion sociale. La Tunisie a, depuis le XIXème siècle, porté comme valeur fondamentale la scolarisation et l’éducation. Toutes les élites actuelles sont dans une très large mesure issues des catégories populaires ou moyennes. Elles sont devenues telles essentiellement grâce aux diplômes. Aujourd’hui, l’accès à l’emploi qualifié s’effectue de plus en plus grâce au capital social des parents, à travers « l’héritage ». Cette source nouvelle de fragmentation fragilise les classes populaires mais aussi les classes moyennes. Pour ces catégories sociales, le temps est celui de l’inquiétude générale devant l’avenir. Leurs enfants, quand ils ont la chance d’être diplômés sont de plus en plus nombreux à être condamnés au chômage de longue durée et, quand ils arrivent à décrocher un emploi; ils sont le plus souvent affectés à des postes subalternes, sous-rémunérés. Parfois, ils sont prolétarisés, réduits à des tâches manuelles.
Cette question n’est pas simplement une question de chômage ; elle est multidimensionnelle en ce qu’elle pose la problématique en des termes globaux : politiques, économiques et sociaux. Elle pose, à tout le moins, la question de la qualité du système éducatif tunisien –une qualité en détérioration grave et rapide-; la question du système économique –un système de faible niveau technologique et générant des emplois de faible qualification- ; et la question de l’investissement qui est confronté depuis maintenant cinq ans à une crise grave. Et, contrairement aux apparences, ces dimensions sont intimement liées : en leur centre, se trouve le système politique.
Dr. Abdeljelil Bedoui:
J’exprime en premier mon accord avec les indicateurs présentés par mon collègue, concernant les équilibres macroéconomiques qui ont été améliorés, mais aussi au sujet du rythme de croissance qui avoisine actuellement le rythme traditionnel de 5% après la période de baisse des années quatre-vingt. Au-delà de cette dimension que mon collègue a qualifié de « constat photographique », Une vraie question concerne la démarche scientifique et objective que nous devons retenir afin de procéder à une évaluation et un bilan objectifs aussi bien d’une situation que d’une période.
La démarche classique en économie consiste tout simplement à comparer les avantages et les coûts, ou d’une autre manière comparer les performances et les insuffisances. Notons aussi que la présentation qui penche vers l’autosatisfaction nous avance toujours les avantages et occulte le coût subi par la collectivité et le partage de ce coût entre les principales composantes de cette collectivité. Tout bilan doit admettre cette démarche et visionner les choses sous cet angle d’approche.
A mon avis, les performances réalisées n’annoncent guère un passage vers d’autres paliers de la croissance, et ceci malgré les améliorations des équilibres macroéconomiques qui doivent – selon les institutions internationales – avoir une influence favorable sur la croissance. On a attendu de l’application du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) et le passage vers une économie de marché, qu’ils améliorent les équilibres macroéconomiques et assurent une relance de la croissance. Or, malgré l’amélioration de ces équilibres macroéconomiques, il n’y a pas eu de relance de la croissance qui permette de résoudre les problèmes posés et notamment celui du chômage.
Nous pouvons dire aussi que les résultats obtenus l’ont été sur des bases fragiles et hypothèquées.
Fragiles parce que la croissance à l’origine de ces améliorations des équilibres macroéconomiques, a été obtenue grâce à un triple « dumping » :
le premier est d’ordre social, a été consécutif aux deux révisions du Code du Travail de 1994 et 1996. Il a débouché sur un accroissement substantiel des emplois précaires, sur une décélération du salaire moyen courant, sur une détérioration – pour certaines catégories sociales – de leur pouvoir d’achat et une fragilisation de la couverture sociale et des relations professionnelles. Ceci explique pourquoi la situation sociale actuelle est chargée de multiples tensions, qui s’expriment de plus en plus par des actions non traditionnelles, à l’image des occupations des lieux du travail, des grèves sauvages ou même des grèves de la faim et autres.
Une situation exceptionnelle et inhabituelle apporte son lot de réactions tout aussi exceptionnelles et inhabituelles. Une catégorie sociale a payé le prix fort, ce sont les salariés.
le deuxième dumping est d’ordre fiscal. La croissance a été obtenue suite au renoncement de l’Etat à encaisser une partie importante des ressources fiscales, au nom d’exonérations consacrées par la loi, sans oublier les subventions de tous genres accordées aux investisseurs. Cette situation a permis le maintien d’une dynamique perverse, à savoir le maintien de cette politique de subventions en l’absence des ressources traditionnelles d’autrefois à l’instar de la rente pétrolière ou de taxes douanières importantes sur les importations. Ces ressources se sont érodées. La rente pétrolière laisse la place à un déficit énergétique et le volume des taxes douanières a connu dans son ensemble une réduction importante.
Le maintien de cette politique et le tarissement des ressources traditionnelles conduit l’Etat à augmenter la pression fiscale sur ceux qui ne peuvent y échapper, à l’instar des salariés qui supportent 45% des recettes fiscales directes, alors que leurs revenus nets ne représentent que 26% du PIB. Le recours à la privatisation permet à l’Etat de dégager des moyens additionnels, sans oublier l’endettement interne et externe.
Ce dumping fiscal est en train de fragiliser – à tout le moins – la situation macroéconomique et de l’empêcher de s’améliorer, sans oublier le coût supporté par la collectivité, du fait aussi bien du renoncement aux ressources fiscales que des subventions consenties. Cette double perte entraîne logiquement un renoncement à un ensemble de projets ou des amputations sur les budgets de divers secteurs sociaux (la santé, l’enseignement ou autres).
Le troisième dumping est d’ordre monétaire. Nous constatons que le Dinar perd continuellement de sa valeur, avec pour objectif de soutenir les exportations. Ce qui se répercute sur le coût des produits importés, aussi bien les dérivées du pétrole, les céréales, le fer et tant d’autres. Ceci se traduit aussi par des tensions inflationnistes de plus en plus manifestes, à savoir 4,5% pour l’année 2006. Ces tensions inflationnistes se répercutent sur le budget de l’Etat par l’augmentation du coût des subventions et entraînent une détérioration du pouvoir d’achat des ménages.
Le maintien de cette logique et surtout cette inlassable recherche à embellir « la photo » se fait sur des bases fragiles et se traduit par un coût assez élevé pour la collectivité et essentiellement pour certaines classes sociales.
Cette croissance est bel et bien hypothéquée, car elle se base sur un accroissement de l’endettement de tous les agents. Les institutions financières dont les créances douteuses restent très élevées, malgré une amélioration du ratio des ces créances par rapport aux engagements des banques. Le montant en lui-même reste énorme, à savoir aux alentours de 5.200 millions de dinars tunisiens, ce qui fragilise tout le système de financement de l’économie. Le durcissement des conditions d’octroi des crédits qui en résulte fragilise encore plus la situation des PME. En deuxième lieu, viennent les entreprises dont la situation financière reste toujours fragile, bien qu’elles bénéficient de tous ces transferts. On constate certes une légère amélioration du taux d’autofinancement, mais pas au point de dire que les entreprises peuvent garantir la permanence de la croissance économique.
L’endettement public quant à lui a baissé, au début des années quatre-vingt-dix comparé aux années quatre-vingt, mais a connu de nouveau une augmentation depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Cette situation explique le recours de l’Etat à des opérations de privatisation, mais aussi à des redressements fiscaux à répétition, et généralement arbitraires, car ils ne touchent pas d’une manière égale tous les acteurs économiques. De leur côté, les ménages connaissent à leur tour une augmentation de leurs endettements, aussi bien auprès des sources formelles (banques) ou informelles sur lesquelles on manque de données (l’épicier du quartier et autres).
La croissance aussi ne se partage pas équitablement, sachant que les riches d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, doivent leurs situations à l’Etat. Autrefois grâce aux transferts multiples opérés par les pouvoirs publics et grâce au soutien et à la protection de l’Etat. Mais depuis vingt ans, grâce à la privatisation de l’Etat lui-même et de ses institutions clefs, à l’avantage de nouveaux groupes de riches qui détournent à leurs profits une partie importante du patrimoine et des richesses créées.
L’investissement privé local marque, malgré toute cette batterie d’incitations et d’exonérations, un comportement de désarroi et de repli. Du désarroi provoqué par une dégradation de l’environnement institutionnel et des conditions « des affaires ». Du repli aussi sur les activités traditionnelles intensives en mains d’œuvres non qualifiées, ou profitant et bénéficiant d’une certaine protection et d’un appui de l’Etat (Agriculture, agro-alimentaire, BTP).
Cette situation ne fragilise pas la croissance seulement, mais la menace, parce que sans investissement, il est impensable d’entretenir la croissance, encore moins de la faire porter vers d’autres paliers. Sans oublier évidemment l’absence d’un renforcement du tissu productif qui reste principalement constitué d’activités intensives en mains d’œuvres non qualifiées. Sachant (selon les statistiques officielles) que soixante milles nouveaux diplômés arrivent chaque année sur le marché du travail, dont la moitié seulement a pu trouver des opportunités d’emploi, en grande partie des emplois assistés par les pouvoirs publics (en 2005, 53% des emplois créés l’ont été grâce à l’assistance de l’Etat, contre 45% en 2002).
Ainsi, les performances affichées, le sont sur une base très fragile, et menacent réellement l’avenir de la croissance même et des équilibres sociaux en termes d’emplois, de revenus, d’équilibres entre les régions, les catégories sociales et les générations.
mouatinoun:
Ce tableau n’est manifestement pas en accord avec le satisfecit accordé par nombre d’institutions étrangères. Au vu des deux exposés qui ont exprimé aussi bien une grande convergence que des nuances, la « photo » peut paraître satisfaisante, comparée à la situation des autres pays de la région. Reste que l’analyse du fond, laisse apparaître des choses beaucoup plus fragiles et inquiétantes.
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Force est de reconnaître que nous n’avons passé en revue que certains aspects sans aborder la situation dans son ensemble.
J’aimerais, tout d’abord, rebondir sur ce qui vient d’être dit ; ensuite revenir aux volets « exagérés » ou « occultés » par le discours officiel.
Je ne suis pas du même avis concernant la notion du dumping, aussi bien social que fiscal et monétaire. Et ce pour deux raisons : une raison sémantique et une raison scientifique.
La première raison est sémantique car, en effet, la notion de dumping se rapporte au commerce international ; elle signifie que le pays pratique une concurrence déloyale en vendant ses produits à un prix inférieur à leur coût. A titre illustratif, le dumping social est un terme appliqué aux exportations effectuées grâce à l’utilisation et à la sous-rémunération d’une main-d’œuvre en violation des conventions internationales : enfants, main d’œuvre carcérale …
Le dumping fiscal signifie que le pays offre à ses exportateurs des avantages fiscaux allant très clairement au-delà des normes utilisées par les pays concurrents, des normes communément admises.
Et le dumping monétaire signifie que le pays favorise artificiellement ses exportations en dévaluant/dépréciant sa monnaie au-delà de son « taux de change d’équilibre » : un taux de change en dessous du taux d’équilibre est le taux de change qui permet au pays d’accumuler d’immenses excédents (comme c’est le cas de la Chine aujourd’hui) et/ou de faire baisser la valeur de sa monnaie vis-à-vis des autres monnaies plus fortement que le différentiel d’inflation.
En utilisant la notion de dumping, mon Collègue Bédoui n’avait pas en vue le commerce extérieur, mais les relations entre les agents sociaux à l’intérieur de la Tunisie, ce qui n’est pas approprié.
La deuxième raison est une raison plus profonde, une raison de rigueur scientifique : aucune des affirmations n’est fondée sur une analyse comparative avec les pays concurrents ou les pays tiers. En termes monétaires, le dinar se déprécie face à l’euro, mais s’apprécie face au dollar américain ; il varie essentiellement en fonction du différentiel des taux d’inflation de la Tunisie vis-à-vis des autres monnaies internationales de référence et de la parité qui existe entre elles. Et il est clair que la Tunisie n’est pas en train d’accumuler des excédents. Ce qui signifie qu’il n’y a point de dumping monétaire.
Dire que le dumping sous les formes précédemment présentées n’est pas avéré ne signifie pas qu’il n’y a pas une précarisation de l’emploi. Il y a, depuis la révision du Code du Travail de 1994 et 1996, une augmentation considérable des contrats à durée déterminée et on assiste à une réelle érosion des droits des travailleurs. Ce qu’un Etat soucieux de la dignité des travailleurs doit éviter.
Quant à la perte de pouvoir d’achat des salariés et la baisse de la couverture sociale, j’aimerais que nous ayons à leur propos une discussion plus profonde.
Revenons maintenant aux volets « exagérés » ou « occultés ».
Si nous restons au niveau strictement économique, il faudrait accorder une certaine attention au classement industriel établi par l’ONUDI (l’Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel) : il montre que la Tunisie est en train de connaître un recul prononcé ; il faudrait voir les multiples indicateurs publiés par la Banque mondiale en ce qui concerne le contenu technologique de nos exportations : tous montrent un très faible niveau technologique, très inférieur à la moyenne des pays ayant atteint notre niveau de revenu, la moitié de celui du Maroc.
Et si nous devons tenir compte aussi des notations établies par les institutions internationales, pourquoi occulter celles relatives à la gouvernance et à la démocratie ? Toutes, sans exception (La Banque Mondiale, Freedom House, et autres) classent la Tunisie parmi les Etats les plus autoritaires et les moins démocratiques : un Etat sans justice prévisible et indépendante, des citoyens sans possibilité de se faire entendre, sans liberté d’expression, sans possibilité d’élire librement leurs représentants, sans liberté d’organisation et d’association, …
mouatinoun:
Une vue générale de la situation sociale laisse apparaître un désengagement de l’Etat, qui a voulu compenser cette absence par la création de fonds à caractère social. Est-ce que la politique de ces outils d’intervention (Fonds de Solidarité Nationale, fonds de l’Emploi et autres), arrive à corriger réellement et d’une manière efficace compenser le désengagement de l’Etat ?
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Concernant la question sociale, la rigueur s’impose et nous devons dire qu’in n’y pas eu de désengagement de l’Etat. Tout au contraire, il y a une injection importante de ressources financières ainsi qu’une réelle politique sociale dans les différents domaines. Au niveau de l’éducation, la Tunisie consacre 8,1% de son PIB à ce secteur. Rappelons que ce taux est parmi les plus élevés du monde, le double de la moyenne mondiale. Au niveau de la santé, les efforts se poursuivent, sauf que nous assistons à une transition épidémiologique, à savoir le passage d’un état de santé où la population est essentiellement frappée par les maladies transmissibles et auquel la santé publique tunisienne était bien préparée, à un état de santé dominé par des maladies non transmissibles, dont le coût de traitement est extrêmement élevé, et pour lesquelles l’Etat n’a pas préparé la santé publique tunisienne. L’effort consenti n’a pas pu contenir une explosion de la demande et des besoins, ce qui oblige les ménages à supporter une partie croissante des dépenses de santé : ils doivent contribuer aujourd’hui à 52% des dépenses de santé alors qu’au milieu des années quatre-vingt, cet effort était limité à 35 %. L’Etat, comme on le voit, est en train de reculer en termes relatifs.
Au niveau des autres dépenses sociales concernant les logements ou la lutte contre la pauvreté, les dépenses continuent d’augmenter. Le problème en Tunisie n’est pas le recul de l’Etat en matière sociale, mais son inefficacité croissante. Et cette montée en inefficacité est perceptible partout : en matière de pauvreté qui ne recule plus que très lentement, en matière de qualité de la formation scolaire et universitaire qui décline, en matière de santé qui est de plus en plus prise en charge par les ménages, …
Cette montée en inefficacité est due à un ensemble de phénomènes. En premier lieu, une administration qui innove de moins en moins et un recul de sa capacité d’initiative ; en second lieu, des agents sociaux gagnés par le désintérêt ou, plutôt, qu’on désintéresse. Enfin une montée de la corruption et une absence de contrôle et d’évaluation.
Pour répondre à la question, je dirais que le système sombre d’une manière continue dans le clientélisme, qu’il ne se base plus sur le mérite mais sur les proximités des sources du pouvoir.
Si nous prenons par exemple le Fonds de Solidarité Sociale (26/26), son intervention est vraiment insignifiante comparée à l’ensemble des dépenses sociales. Celles-ci représentent 19 à 20 % du PIB et ce fonds n’en représente même pas 1 % ; il est essentiellement propagande en termes sociaux. Néanmoins, il reste un vecteur politique d’une extrême importance, un instrument réel de contrôle social au sujet duquel nous devons avoir une discussion plus approfondie.
Au niveau de la distribution des revenus, nous devons nous mettre d’accord sur ce dont nous voulons parler, sur le concept même. Distribution des revenus entre qui et qui ? La comparaison pourrait être faite entre patrons et salariés, entre urbains et ruraux, entre habitants des régions littorales et habitants des régions intérieures, etc. Il faut rappeler aussi qu’au niveau de la distribution des revenus, les économistes admettent deux indicateurs synthétiques, à savoir le rapport entre le revenu des 20% (ou des 10 %) les plus riches, par rapport aux 20% (ou des 10 %) les plus pauvres, ainsi que le coefficient de Gini (ou coefficient de concentration des revenus). Aussi importante est l’année de référence prise en compte car, d’une période à l’autre, des variations, parfois sensibles, peuvent se produire.
Si tous ces indicateurs convergent, on serait en droit d’affirmer une détérioration ou une amélioration de la distribution. Tel n’est pas le cas en Tunisie : si l’on examine le coefficient de Gini ou le rapport entre le revenu (des dépenses) des 20 % (ou 10 %) les plus riches aux 20 % (ou 10 %) les plus pauvres, la tendance constatée entre 1975 et 2000 est à la baisse de ce coefficient et de ce rapport, ce qui signifie une amélioration de la distribution des revenus. Si l’on examine le rapport du revenu (dépense) moyen en milieu rural par rapport au milieu communal, la tendance constatée est à l’aggravation des écarts entre 1975 et 1980, mais à une réduction de ceux-ci au cours des vingt dernières années. Entre salariés et patrons, la comparaison est impossible faute de données statistiques. Tout au plus, peut-on comparer l’évolution du revenu salarial moyen avec celle du revenu non salarial moyen (ce dernier comprenant le revenu de tous les non salariés, depuis l’agriculteur au chef d’entreprise, en passant par l’artisan, le petit et le grand commerçant,…). Ici l’évolution est variable selon les périodes : en défaveur des salariés entre 1961 et 1972, en faveur des salariés entre 1972 et 1983, en leur défaveur entre 1983 et 1989, plus ou moins égalitaire depuis cette date. Dans l’ensemble, toutefois, si l’on prend 1961 comme année de référence, la tendance est en défaveur des salariés : le salaire réel moyen a été multiplié par 2,97 entre 1961 en 2005, tandis que le revenu non salarial moyen a été multiplié par 3,12.
Je crois qu’on doit aborder la complexité du phénomène avec énormément de prudence, surtout en l’absence d’informations statistiques, concernant essentiellement le patronat et essentiellement ce fameux 1% ou encore 0,1% des plus riches. Il est certain que ce 0,1% connaît un phénomène d’enrichissement sans précédent dans l’histoire de la Tunisie.
J’aimerais mettre l’accent, en conclusion de ce point, sur la pauvreté, voire l’absence totale de statistiques en matière de revenus. Elles sont pourtant essentielles.
Abdeljelil Bedoui:
Apparemment nous ne nous sommes pas d’accord sur la question du dumping, ce qui m’amène à rappeler la définition de cette notion que l’on peut trouver facilement dans n’importe quel dictionnaire français. Le dumping ne consiste pas à comparer les pratiques d’un pays sur le marché international avec celles exercées par ses concurrents mais plutôt le dumping se définit comme une pratique qui consiste à vendre sur les marchés extérieurs à des prix inférieurs à ceux pratiqués sur le marché national. Conformément à cette définition, nous constatons sans grande peine en Tunisie, l’existence de cette pratique tant sur le plan social, fiscal que monétaire :
* sur le plan social, nous remarquons dans de nombreux cas le non respect du SMIG affiché, la non application par différents opérateurs économiques des ajustements des salaires décidés par les conventions collectives, le recours croissant aux emplois précaires et assistés par l’Etat, la baisse du degré et de la qualité de la couverture sociale parallèlement à son extension dans la mesure où les ménages participent de façon croissante aux dépenses croissantes de la santé, de l’éducation, de la formation, de la culture et des loisirs.
* sur le plan fiscal, certes les taux d’imposition ont baissé depuis la réforme de 1989 mais il faut prendre en considération les régimes d’exception qui accordent de nombreuses exonérations fiscales qui viennent s’ajouter à l’évasion fiscale et sociale et qui constituent ensemble ce que nous considérons comme dumping fiscal. A ce titre, les chiffres du ministère des finances évaluent le coût des incitations fiscales et financières à 5803,7 millions de dinars pour la période 1994 et 2004, à savoir depuis la promulgation du Code d’Investissement Unifié. 21% de ce montant au titre d’incitations financières et 79% au titre des incitations fiscales.
En outre, dans le cadre du Programme de mise à niveau, pour la période allant de 1996 à 2005, il a été accordé des subventions d’une valeur de 483 millions de dinars, ce qui représente environ 14,3% des investissements privés réalisés dans les industries manufacturières.
*Concernant le dumping monétaire, la rigueur de l’analyse implique que nous devons prendre en considération essentiellement la valeur du dinar par rapport à l’euro et non par rapport au dollar car l’essentiel de nos exportations et de nos importations, se fait avec la zone euro. Rappelons à ce sujet, que pour acheter une unité monétaire européenne en mai 1987, il fallait 0,95 dinar alors que pour acheter un euro il fallait 1,4 dinars environ en 2002 et 1,76 dinars en juin 2007.
Concernant l’engagement de l’Etat dans le domaine social, nous devons reconnaître que le secteur de l’enseignement totalise 8% du PIB. Reste à se poser des questions concernant la destination de ces dépenses et leurs résultats ?
L’essentiel des dépenses est alloué à la rémunération de la bureaucratie et son renforcement. Il est rare dans le monde de voir un nombre aussi important d’universités pour 326 milles étudiants, ce qui alourdit le fonctionnement et réduit le rendement. Notre pays occupe une position assez reculée au niveau de la qualité de l’enseignement.
Sur le plan économique, nous avons à évaluer – au delà des investissements – la bonne gouvernance et la gestion des ressources. Au regard de ces dépenses, de ce qui a été réalisé dans le passé et des défis auxquels on doit faire face, nous enregistrons un échec honteux. Nous croyons que la chose est faite intentionnellement dans le but d’améliorer l’I.D.H (Indice du Développement Humain) de la Tunisie.
Ces dépenses ont certes permis d’améliorer le taux de scolarisation, mais ont massacré le système éducatif en terme de qualité et aggravé encore l’in employabilité des diplômés.
Dans le domaine de la santé, la participation des ménages est en augmentation, et avoisine actuellement 52% contre 34%, il y a 15 ans. Nous constatons une réduction du nombre de ceux qui bénéficiaient de la gratuité ou quasi-gratuité, et qui seront confrontés de ce fait aux prix du marché.
Il est vrai que les transferts sociaux de l’Etat avoisinent 20% du PIB, mais nous devons constater aussi la fragilité des résultats en termes d’emploi.
Concernant la pauvreté, les rapports de la Banque Mondiale précisent que la tranche qui se situe juste au dessus de la pauvreté absolue, est importante. A cet effet, la Banque Mondiale demande à inclure cette tranche et la considérer comme faisant partie de la pauvreté, ce qui ferait passer le pourcentage d’environ 3,5% actuellement à environ 13%.
Quant aux satisfecits, les résultats évoqués soulignent à la fois des aspects qu’on peut considérer comme objectifs, et d’autres qui expriment plutôt un choix idéologique. Le taux de croissance relève d’une dimension objective, par contre le fait de restreindre le déficit budgétaire n’induit guère – au préalable – des effets positifs sur l’économie.
Le monde était gouverné sur la base de la pensée keynésienne qui tolère bien un certain déficit budgétaire dans le but de soutenir l’activité économique, sans pour autant donner une grande importance aux phénomènes inflationnistes qui peuvent en résulter. Le déficit budgétaire et l’inflation sont tolérés, dans le but de soutenir l’emploi et fouetter la croissance. Aujourd’hui, les choix ont changé, à cause de la mondialisation qui a instauré le principe de la désinflation compétitive, à savoir une recherche permanente de la compression des coûts et des prix. Cette politique de compression a nécessité une politique monétaire restrictive. L’emploi (hormis les discours) ne constitue plus une priorité, pas plus que les équilibres sociaux qu’on considère pourtant (dans le discours politique) comme fondamentaux.
Nous assistons bel et bien à un changement fondamental qui fait de la compression des prix et des coûts une priorité absolue.
Il faut bien comprendre les satisfecits et les aborder dans ce sens, à savoir une maîtrise de l’inflation et des déficits aux dépens du plein emploi, de la stabilité de ce dernier et de la répartition des revenus.
Je suis bien de l’avis du Mahmoud Ben romdhane concernant la répartition des revenus, tant que les informations statistiques font défaut. Cependant, avec les informations statistiques disponibles, et en décomposant le PIB en trois tranches, à savoir, les revenus des salariés, ceux de l’Etat et ceux des non-salariés, on peut observer que la part de la masse salariale nette (la masse brute, amputée des cotisations sociales et des impôts directs), est passée de 33% du PIB en 1983 à 26,2% en 2005. La part des non-salariés est passée de 45% en 1983 à 51% en 1990 et 45,3% en 2005. L’Etat quant à lui, a vu sa part passer de 22% en 1983 à 28,5% en 2005. Ceci nous indique que les salariés qui représentent environ 75% de la population active occupée ont payé un prix fort pour permettre aux non salariés d’améliorer leur part dans un premier temps et de la conserver dans un deuxième temps grâce à l’augmentation de la part de l’Etat et aux nombreux transferts et exonérations opérées par ce dernier aux profits du secteur privé sans que ce dernier améliore l’investissement et la croissance.
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Il faut bien nuancer les jugements. En ce qui concerne les cotisations sociales, il est clair que leur augmentation est positive pour les salariés : elles représentent leur revenu actuel ou futur. En ce qui les revenus de l’Etat, aucun jugement a priori ne peut être valablement avancé : il faut analyser l’origine des prélèvements, leur destination et leur évolution. Si on prend le budget actuel de l’Etat actuellement et si on le compare à celui de 1983 ou de 1990, vous devez prouver qu’il est constitué de prélèvements accrus sur les salariés et que ces derniers sont de moins en moins destinés aux secteurs sociaux. La preuve est difficile à administrer.
Au niveau de la répartition des revenus, le choix de l’année de référence influe considérablement sur les résultats. Si je regarde votre tableau et prends 1990 comme année de base, je constate que le revenu des non salariés a baissé depuis lors et que les cotisations sociales ont fortement augmenté. Quant à l’augmentation de la part de l’Etat dans le PIB, elle doit être lue à travers sa répartition. De cela, on ne peut tirer la conclusion d’une détérioration des revenus salariaux.
Dr. Abdeljelil Bedoui:
Les statistiques sont d’une éloquence parfaite, l’argent de l’Etat vient de plus en plus de la participation des classes moyennes et des salariés. La participation de cette frange dans les impôts directs est passée de 35,2% en 1987 à 45,3% en 2004. La participation des classes populaires augmente relativement dans les impôts indirects. En conclusion, nous pouvons constater que les salariés qui forment 75% des actifs, assument une partie non négligeable. Nous devons voir à cet effet, si cette participation correspond à un bénéfice proportionnel pour cette frange ?
Nous constatons tout simplement que le patronat bénéficie plus de l’aide de l’Etat. Même si l’Etat maintient sa part de participation dans la santé et l’enseignement, nous constatons que les coûts des ces secteurs ont considérablement augmenté. Ce qui fait augmenter la part des ménages dans ces dépenses.
Il est vrai nous ne disposons pas de toutes les statistiques mais à l’étude de celles qui sont disponibles et au regard de la tendance générale, nous pouvons affirmer que les inégalités entre les couches sociales augmentent ; Les salariés sont soumis à une pression fiscale grandissante, et vivent des conditions de vie de plus en plus difficiles, en termes d’emploi, de rémunération et de couverture sociale.
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Nous devons nuancer notre appréciation concernant la couverture sociale par exemple, qui se mesure à travers plusieurs indicateurs. Les dépenses de l’Etat dans le secteur de la santé sont en train d’augmenter, aussi bien à cause du vieillissement de la population que des nouveaux types de maladies. Mais c’est nettement insuffisant. Ce phénomène est international et ne concerne pas la Tunisie uniquement.
Une bonne santé publique nécessite de plus en plus de moyens, que nous devons dégager à travers une cotisation plus élevée. Aussi, devons-nous penser à réformer le secteur de la santé publique afin de le rendre plus compétitif vis-à-vis du secteur privé. La couverture sociale des catégories pauvres et moyennes passe par l’existence d’un secteur public de qualité. Pour qu’il en soit ainsi, l’une des conditions fondamentales est qu’il dispose des ressources financières nécessaires.
Prenons la couverture sociale, maintenant, dont il vient d’être dit qu’elle recule. Sur quelle base avance-t-on pareille affirmation ? A-t-on pris en considération le fait que la population couverte par la sécurité sociale représente aujourd’hui 90 % de la population alors que ce taux était voisin de 40 % au début des années 1980. Nous pouvons porter une critique sur le contenu de cette couverture et sur sa qualité, mais nous ne saurions l’occulter. Le jugement que nous pouvons porter doit prendre en considération l’ensemble de ces dimensions.
Concernant l’endettement des ménages, j’aimerai dire que la relance de l’économie s’effectue à travers la relance de la demande et que celle-ci s’opère à travers deux composantes : l’investissement et la consommation des ménages. La Tunisie a besoin d’élargir son marché intérieur et d’encourager sa consommation, y compris en encourageant les crédits à la consommation. L’endettement des ménages ne doit pas être décrié dans l’absolu. S’il est vrai que certains ménages croulent sous les dettes, le taux moyen d’endettement avoisine les 40 %. Dans de nombreux pays riches, et même à revenu intermédiaire, de taux atteint, voire dépasse les 200 %. Sans relance de la consommation intérieure et l’endettement consécutif des ménages, nous aurions eu une croissance inférieure et un niveau de revenu moindre.
Dr. Abdeljelil Bedoui:
Visiblement, Benromdhane et moi-même nous ne nous référons pas à la même définition du dumping. En plus, mon collègue refuse de distinguer entre par exemple, la généralisation de la protection sociale et son extension à de nouvelles couches sociales d’une part, et le degré et la qualité de cette couverture, d’autre part. Comme il ne semble pas accorder de l’importance à l’extension de l’enseignement et les résultats obtenus en termes de qualité de la formation et du degré d’employabilité. Pourtant, l’analyse des degrés d’efficience d’affectation des ressources est nécessaire pour une analyse objective de la période qui est l’objet de nos discussions aujourd’hui.
mouatinoun:
Nous constatons une certaine divergence entre les deux constats et même sur les concepts. Doit-on à cet effet penser et envisager des changements radicaux ou au contraire de simples mesures suffiraient afin d’améliorer la situation ?
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Nous avons précisé qu’il existe une source de fracture sociale et la chose est gravissime et que l’Etat – malgré les ressources importantes mises – est en train de perdre en efficacité.
Il est plus que certain que la crise est multidimensionnelle et profonde à la fois. Il ne peut y avoir de rectifications possibles, mais plutôt un système que nous devons changer, car nous constatons une imbrication des domaines économiques, sociaux et politiques, comme jamais cela n’a été le cas dans l’histoire de la Tunisie. Nous constatons de même un système politique autoritaire, descendant qui cherche à imposer ses visions à travers les ordres et transformer de ce fait les citoyens dans tous les secteurs en simples rouages.
Un système complexe ne peut exister et fonctionner avec des rouages. Le système ne fait que diviser pour mieux régner. Nous constations que les différentes catégories sociales sont divisées, ainsi que les différents corps par des frontières étanches. Toute initiative est bannie ou fortement limitée pour ne pas dire réprimée.
Aucun système dans un monde complexe, n’est capable de s’améliorer dans un politique pareille. Si nous constatons – au niveau de l’enseignement, par exemple – des ressources importantes et mêmes croissantes, nous déplorons par contre la qualité médiocre de cet enseignement, parce que les éducateurs ne sont plus ce qu’ils étaient et n’assument plus leurs rôles de la meilleure manière, devenant – malheureusement – de simple exécutants de programmes.
Les directeurs des écoles se font choisir pour leur affiliation au RCD et non pour leurs compétences. Il n’y a plus de règles, ni d’Etat de droit. Ceux qui s’enrichissent ne représentent pas les entrepreneurs les plus méritants, la richesse se crée autrement. Aussi, nous constatons l’absence d’initiatives économiques. Les hommes d’affaires ne sont plus entreprenants comme avant comme ils le pourraient.
Nous vivons dans une société régidifiée, telle est la volonté du pouvoir. Un pouvoir qui a peur de tout ce qui bouge.
La Tunisie a atteint un degré de développement économique et social, un degré de complexité tel, qu’elle ne peut plus être gouvernée par un système centralisé. Il faut bien décentraliser tous les pouvoirs de décision, des initiatives et des synergies des différents agents sociaux. Ce à quoi le système met des barrières. La Tunisie a besoin d’une administration stratège, visionnaire, capable de mettre tous les acteurs en synergie, et se met elle-même en mouvement. Le système actuel ne fait que déposséder l’administration de sa capacité à innover.
Nous n’avons plus d’Etat stratège depuis vingt ans, cet Etat qui a fondé la Tunisie moderne et qui a mis en place toutes les industries en place que nous connaissons, et qui a fait la qualité de vie des tunisiens, n’a plus de projet public depuis vingt ans.
L’Etat – en tant qu’agent stratège de développement – se désengage. Il se maintient dans le social, un peu par conviction et beaucoup par calcul, parce que la politique sociale ne se limite pas au secteur social proprement dit, elle représente le lieu fondamental d’exercice du pouvoir. Elle représente un domaine de clientélisme, où l’individu marchande son engagement en contrepartie de faveurs et nullement d’un droit acquis. L’octroi peut être fait à ceux qui ne le méritent guère et aussi ce don peut être repris à tout moment. Elle représente substantiellement un moyen de contrôle de la société.
Sans cette politique sociale, il n’y aurait pas paradoxalement d’Etat-Parti, car il n’y a pas au monde, un parti aussi tentaculaire. Le RCD dispose de deux millions d’adhérents (soit 20% d’une population de dix millions). Le Parti Communiste Chinois avec ses soixante millions d’adhérents ne représente que 5% de la population !!!
Il n’a pas un pays au monde, ayant atteint un niveau de développement social et économique comparable à celui de la Tunisie, qui soit aussi sous développé au niveau politique.
La phrase d’un célèbre politologue me vient en tête: «Lorsqu’on atteint un niveau de revenu de 6.000 dollars par an, il n’y plus d’Etats qui retombent dans l’autoritarisme». La Tunisie – avec ses 7.200 dollars, exprimés en « parité de pouvoir d’achat » – fait exception à cette règle. Nous devons mettre à part les pays rentiers (à l’image des monarchies pétrolières), dont le niveau de vie, n’est nullement l’expression d’efforts.
Au dessus d’un certain seuil, une exigence sociétale fait que le pays doit passer à la démocratie. La Tunisie fait exception à cette règle et ne semble guère trouver son expression.
Dr. Abdeljelil Bedoui:
Les analyses que j’ai pu développer m’amènent logiquement à proposer les changements fondamentaux à 3 niveaux :
1. Le rapport entre l’Etat et la société :
Ce rapport doit s’inscrire dans le sens de la construction d’un Etat de droit, d’une décentralisation de l’Etat et d’une amélioration d’une gouvernance, à tous les niveaux, afin d’assurer une meilleure gestion des ressources et définir des choix stratégiques, sur la base d’une concertation réelle entre l’Etat et la société et de l’élaboration d’une planification stratégique basée sur un nouveau contrat social.
2. Le rapport entre l’Etat et l’Economie :
Ce rapport se conçoit dans trois directions :
En premier lieu, définir une politique industrielle stratégique claire et abandonner le principe cher à la pensée libérale de «la neutralité de l’Etat», qui a créé un climat de désarroi et de repli du secteur privé, habitué à l’assistance, à la protection, en contre partie de l’allégeance politique. Cette politique industrielle doit être basée sur une refonte totale de la politique de l’éducation, de la formation et de la recherche, qui se traduit actuellement –malgré sa généralisation – par une détérioration de la qualité;
En second lieu, revoir l’articulation entre les deux secteurs privé et public. L’Etat a adopté jusqu’à maintenant une politique exclusive qui a cherché à promouvoir le secteur privé, en désengageant le secteur public des activités productives et essentiellement industrielles. La réussite des économies émergentes prouve qu’une coopération et complémentarité entre les deux secteurs sont vitales et doivent faire l’objet d’une révision permanente.
En troisième lieu, refondre les relations professionnelles. On constate une absence dangereuse du dialogue social au sein des entreprises. Cette absence est préjudiciable à toute rénovation de la politique industrielle.
3. Le rapport entre l’économie et l’éthique :
Je voudrais insister sur la perte de valeurs sociales fondamentales, lors des vingt dernières années. Le travail et le savoir ont perdu leur valeur et leur statut dans la société. Or ces valeurs constituent non seulement les deux vecteurs essentiels de la promotion sociale mais aussi d’un développement durable et équitable.
Nous ne pouvons générer de la richesse et engager des constructions du moment où ces deux valeurs sont en perte de vitesse. La confiance même a perdu sa valeur aussi bien au niveau social que professionnel.
mouatinoun:
Le Gouvernement, poussé par les organisations financières internationales, entreprend actuellement une série de privatisations à une vitesse relativement accélérée, dans le but de réduire ses dettes et les ramener à un taux d’endettement aux alentours de 40% du PIB. Sommes-nous en train de brader notre patrimoine ?
Pr. Mahmoud Ben Romdhane :
Nous avions eu jusqu’à la privatisation de Tunisie Télécom une situation financièrement tendue, des réserves en devises d’environ trois mois (trop faible), et un taux d’endettement assez élevé. Cette privatisation a rapporté environ 3.050 millions de dinars. Cette manne a permis de rembourser une partie de nos dettes, celle qui était libellée à des conditions relativement dures. Entre-temps, nous avons pu améliorer notre notation au niveau international et par conséquent accéder à des crédits internationaux à des taux plus avantageux.
Cette privatisation nous a permis d’honorer une partie de nos dettes et reconstituer nos réserves en devises. Aujourd’hui, il n’y a plus d’argument financier à l’appui d’une quelconque privatisation. La considération de la dette n’est plus un argument à l’appui d’une éventuelle privatisation. Les institutions internationales incitent à la privatisation en faisant prévaloir d’autres arguments : efficacité, concurrence, compétition.
En conclusion, il me semble dire dangereux de se débarrasser des secteurs publics vitaux. A moins d’avoir en vue des constructions stratégiques industrielles plus importantes pour l’avenir du pays.
Dr. Abdeljelil Bedoui:
La privatisation s’est déroulée jusqu’à ces jours dans un souci relatif à des considérations financières, visant à améliorer la situation du budget de l’Etat et des considérations idéologiques considérant le secteur privé plus efficace que le public. Il y a dans cette démarche – en l’absence d’une politique industrielle – une absence de perspective consistant à réaliser un redéploiement de l’Etat dans le but de renforcer le tissu productif tunisien.
L’idée de considérer le secteur privé capable de remplacer l’Etat, est complètement erronée. Notre secteur privé ne s’est pas encore débarrassé de la culture d’assistance économique en contre partie d’une allégeance politique et il n’est pas encore en mesure de prendre des initiatives, de se substituer à l’Etat et de mettre en place de ce fait un tissu productif diversifié et compétitif.
La privatisation, dans ces conditions, représente de ce fait une catastrophe car elle n’offre guère de perspective de renforcement du tissu productif tunisien. Nous assistons tout simplement à un transfert de propriété sans aucune perspective. Lorsque l’on se donne une politique industrielle basée sur des choix stratégiques clairs et fondées sur un contrat social réel, la privatisation devient alors débarrassée de ses connotations idéologiques et de ses considérations purement financières pour exprimer tout simplement un mouvement de redéploiement de l’Etat inscrit dans une logique de diversification et de renforcement du tissu productif. Malheureusement, on est loin de cette situation pour le moment.
mouatinoun : Nous certains que la qualité de l’analyse et la profondeur de l’approche susciteront un intérêt particulier aussi bien auprès des initiés que des profanes.
Merci et à la prochaine,
(Source : « Mouatinoun » (Hebdomadaire opposant – Tunis), N° 36, le 14 Novembre 2007)