16 novembre 2011

TUNISNEWS
11 ème année, N°4157 du 16.11.2011


Sadri Khiari: Tunisie : commentaires sur la révolution à l’occasion des élections

AP: Le nom du prochain président tunisien bientôt connu

Le Monde: Tunisie : l’erreur stratégique des adversaires du parti islamiste Ennahda

Kapitalis: Tunisie appliquera la résolution de la Ligue arabe sur la Syrie

El Watan: Les deux fers au feu

Kapitalis: Tunisie. Les fuites sur la constitution du gouvernement sont infondées

Business News: Tunisie – Le CPR, Abbou et la fixation sur les ministères de l’Intérieur et de la Justice

Kapitalis: Tunisie. Au nom des travailleurs, Jrad se remplissait les poches

Espace Manager: Tunisie: Et Ennahdha se prend à rêver…

Tekiano: Le génie tunisien à l’honneur de Hong Kong aux USA

La Depeche: Nadia El Fani : « La Tunisie laïque n’a pas dit son dernier mot »

Slate Afrique: Peut-on parler de bloc islamiste?

Tunisie : commentaires sur la révolution à l’occasion des élections


Par Sadri Khiari
L’Assemblée nationale constituante a été élue[1]. Sa première réunion aura lieu le 22 novembre. Sans conteste, le parti Ennahdha est sorti victorieux du scrutin. Les résultats du vote ont cependant réservé de nombreuses surprises. Bien que la victoire des candidats du parti Ennahdha était attendue, celui-ci a réalisé un score bien plus important que prévu avec 1 500 000 voix. Il obtient donc 89 sièges (41%) sur les 217 que compte l’Assemblée constituante. Souligner, comme le font certains, que 60% des électeurs n’ont pas voté pour Ennahdha mais pour les 27 listes qui ont eu des sièges à l’Assemblée constituante n’a pas grand sens dans la mesure où cela signifierait que, malgré leurs divergences, ces dernières auraient plus de choses en commun entre elles qu’avec Ennahdha – une façon comme une autre de sous-entendre que le clivage principal qui traverse la société tunisienne est celui qui oppose « modernistes » et « islamistes ».
Moins prévisible, par contre, a été la défaite cinglante du PDP[2], dépassée contre toute attente par le CPR et le FDTL (Ettakatol). Il obtient ainsi seulement 111 000 voix et 16 élus (8%), contre 340 000 voix et 29 sièges (13%) pour le CPR et près de 250 000 et 20 sièges (9%) pour Ettakatol. Le regroupement anti-Ennahdha, le Pôle moderniste et démocratique, apparaît comme le grand perdant de ces élections avec un peu moins de 50 000 voix et 5 sièges (2%). L’extrême gauche (PCOT et Mouvement des patriotes démocrates) obtient seulement 4 sièges – bien en deçà de ses attentes. Autre fait notable, les membres déclarés du parti dissout de Ben Ali, le RCD se retrouvent désormais bien marginaux dans l’Assemblée puisque seulement représentés par les 5 députés (près de 100 00 voix du parti al-Mobadara, constitué par un ancien ministre, Kamel Morjane. Mais la plus grande surprise reste le succès des listes de la « Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement » (El Aridha) qui ont obtenu 26 sièges et se placent dès lors en troisième position derrière le CPR.
Les nombreux commentaires qui ont suivis ces élections interprètent les conflits politiques en Tunisie à travers une grille de lecture eurocentrée, en termes d’opposition droite/gauche, conservateurs/progressistes ou modernistes/islamistes. Or, ce qui caractérise la Tunisie actuelle ce n’est ni une simple opposition entre exploiteurs et exploités, ni la contemporanéité de sphères modernes et de sphères pré-modernes mais, constitutive d’une même modernité, la juxtaposition au sein des rapports sociaux de modalité de pouvoir capitalistes et de modalités de pouvoir inscrites dans la dépendance coloniale toujours réelle. Dans le cadre de cet article, je ne pourrai m’étendre davantage sur cette question.

La majorité des commentaires qu’ont suscité les élections pêchent également d’un autre point de vue : ils évacuent le conflit politique, c’est-à-dire tout simplement la politique et la stratégie. Les stratégies des différents acteurs, que ce soit le pouvoir ou les forces politiques en compétition, me semble, au contraire, avoir joué un rôle décisif dans leurs capacités respectives à obtenir les suffrages de la population. Construites dans l’urgence, souvent hésitantes, conditionnées en partie par la culture politique des différents partis et par leurs enracinements sociaux, ces stratégies ont largement déterminées l’évolution des rapports de force sur le terrain – favorisant les uns et sanctionnant les autres. Le 14 janvier encore, il n’était pas dit qu’Ennahdha deviendrait la force majoritaire de l’Assemblée constituante. Certes, ce parti disposait de nombreux atouts ; il n’était cependant pas assuré de remporter une telle victoire.  
Pour en comprendre les ressorts, on ne peut se passer, me semble-t-il, d’une analyse de l’évolution des rapports de forces politiques et des stratégies suivies par les différents acteurs depuis le début de la révolution.
Révolution et contre-révolution
S’il fallait attester du caractère révolutionnaire du processus politique qui s’est développé en Tunisie[3], il suffirait de rappeler la puissance de la mobilisation populaire qui a débuté le 17 décembre 2010. C’est, en effet, l’intervention directe et massive de la population dans le champ politique, toutes catégories sociales confondues, qui a conduit à la fuite précipitée du président Ben Ali – al makhlou3, comme on le désigne désormais, le « déchu », celui qui a été démis, destitué, arraché comme on arrache une dent infectée.Ces mobilisations se sont par la suite élargies, radicalisées, organisées, à tous les niveaux de la société, par saccades mais de manière ascendante, et ce pendant plusieurs mois. De nouveaux secteurs sont entrés en lutte, des formes d’auto-organisation à la base ont émergé, les thématiques des revendications se sont diversifiées tandis que le niveau des demandes politiques s’est approfondi. Pendant de nombreuses semaines, c’est « la rue » qui a commandé et non plus un pouvoir politique, dès lors en détresse, contraint de céder à nombre d’exigences fondamentales jusqu’à celle d’une Assemblée constituante élue démocratiquement. Cette situation a provoqué sinon la destruction des institutions et de l’ensemble des mécanismes du système politique antérieur, du moins leur profonde désarticulation.

Près de dix mois après la déroute du dictateur, la Tunisie reste lourdes de nouveaux conflits, les incertitudes persistent et l’imprévisibilité continuent de régner – et ce malgré une situation relativement stabilisée, l’endiguement des mobilisations et la mise en place de nouvelles formes d’institutionnalisation. Quelles que puissent être les limites de ces bouleversements et les possibles déceptions à venir, une nouvelle période historique s’est ouverte. Cela suffit pour parler de révolution populaire.
Si l’on veut caractériser les choix stratégiques adoptés par les cercles les plus influents du pouvoir (et, sans doute, leurs « conseillers » américains) dans le but de contrer la dynamique révolutionnaire, la notion decontre-révolution, identifiée dans son sens historique à une contre-mobilisation de masse[4], ne convient pas.
Le déroulement des événements laisse penser que différentes stratégies se sont croisées, qui pourraient avoir été impulsées par des sphères plus ou moins concurrentes au sein du pouvoir. Il semble ainsi que certains caciques du régime benaliste aient caressé l’illusion d’une restauration rapide de leur autorité sans limite, sous la direction de l’un d’entre eux, voire du président déchu lui-même[5]. Dans les jours qui ont suivi l’évacuation en catastrophe du dictateur, des commandos non identifiés semaient la panique dans de nombreuses villes tunisiennes tandis que 11 000 prisonniers de droit commun s’« évadaient » soudainement de différentes prisons du pays.
On ne sait pas grand-chose en réalité de ce qui s’est réellement passé au cours de ces journées de violence ni même de leur ampleur réelle, sinon par les traces d’incendies ou de pillages, des témoignages et beaucoup de rumeurs. Ces exactions, quelle que soit leur importance effective, sont imputés à la Garde présidentielle, dirigée par un des hommes de main de Ben Ali, le général Seriati, ou encore à la police politique et aux barbouzes du RCD auxquels des délinquants seraient venus prêter main forte. Le but aurait été de semer la peur du chaos, propice au rétablissement de l’ordre ancien – une stratégie qui se serait heurtée, selon la version officielle, à l’intervention de l’armée, soutenue par la mobilisation populaire organisée dans les quartiers.
Il paraît en effet vraisemblable que le choix d’un retour au pouvoir de Ben Ali ou d’une reconduction presque à l’identique du régime sous une autre autorité, fût loin d’être partagé par les principaux acteurs du pouvoir au profit d’une autre stratégie, progressivement développée dans les derniers jours de la dictature. Ainsi, il a pu sembler préférable d’éviter que la mobilisation grandissante de la population ne révèle toutes ses potentialités et n’en vienne jusqu’à menacer d’effondrement l’ensemble des institutions politiques ; il a pu également sembler opportun de sacrifier l’ancien président et de coopter quelques secteurs de l’opposition au sein du pouvoir tout en élargissant un tant soit peu la sphère des libertés publiques. Ce qui était ici envisagé c’est bien une réforme par en haut, conçue dans l’urgence, afin d’endiguer l’expansion et la radicalisation du mouvement de masse et d’intégrer un tant soit peu les demandes de changement – désormais incontournables – dans le cadre institutionnel d’une « transition » négociée. En d’autres termes, l’enjeu consistait à transformer la révolution en « transition dans l’ordre », selon la formule sans cesse réitérée par l’administration américaine alors que la fièvre révolutionnaire s’emparait de l’Egypte. Le succès d’une réforme par en haut dépendait bien sûr de la capacité du pouvoir à démobiliser les classes populaires et à les désorienter, tout comme à marginaliser les forces les plus combattives en leur sein. L’hypothèse stratégique d’une « transition dans l’ordre », fondée sur un compromis entre élites, à même de préserver les principales institutions du régime (et notamment le RCD), n’était pas irréaliste. Cependant, la profondeur de l’hostilité suscitée par le système Ben Ali a contraint les cercles dirigeants de l’État – et sans doute de nombreux opposants – à faire de nouvelles concessions à la volonté de rupture exprimée par les mobilisations populaires.
Les forces de l’opposition au sortir de la révolution.
La stratégie transitionnelle avait en main plusieurs atouts. Le premier est qu’elle a su tirer profit de la relative célérité avec laquelle a été décidé le départ de Ben Ali – intervenu avant que la mobilisation populaire ne déploie tout son potentiel. Le deuxième atout est très certainement le rôle dévolu à l’armée. En refusant (de sa propre initiative ?) de participer à la répression des manifestants, celle-ci a acquis un capital de sympathie important au sein de la population, lui évitant ainsi d’être contestée comme l’ont été les forces de police. On peut d’ailleurs se demander si les violences qui ont succédé à la fuite du président n’ont pas été instrumentalisées pour assoir plus encore son crédit[6].
La stratégie transitionnelle a surtout bénéficié de la modération de la plupart des partis qui étaient dans l’opposition du temps de Ben Ali. Regroupant quelques centaines d’adhérents pour les plus importants d’entre eux, dépourvus d’ancrage social, au mieux à peine tolérés sinon férocement réprimés comme le mouvement Ennahdha, ces partis s’étaient justement construits dans la perspective d’une « transition démocratique » négociée entre certaines fractions du pouvoir et les courants « raisonnables » de l’opposition, sous la houlette des grandes puissances. En dehors de quelques groupes d’extrême gauche comme le PCOT ou de personnalités comme Moncef Marzouki, le président du CPR qui appelait à la « résistance » et à la « désobéissance civile », la perspective d’une large mobilisation populaire n’était aucunement intégrée dans l’horizon stratégique des formations de l’opposition.
Il est significatif, de ce point de vue, qu’en 2008, lors de la révolte dans le bassin minier de la région de Gafsa, si l’on excepte la gauche radicale, la plupart des forces de l’opposition sont restées en retrait du mouvement – et ce pendant plusieurs semaines – avant de lui manifester un soutien timide, destiné davantage à souligner la gravité de la situation sociale et l’urgence des réformes à mettre en œuvre plutôt qu’à élargir la sphère de la contestation populaire.
Il me faut également souligner la terrible nécessité dans laquelle se sont trouvées les oppositions tunisiennes : isolées et persécutées par le régime, ils ont dû trouver des appuis à l’extérieur du pays, attendant des grandes puissances une pression sur le pouvoir. Les effets pervers d’une telle politique ont été l’adoption de stratégies de lobbying international, articulées autour de la question des droits de l’homme, comme substitut à la construction d’un rapport de forces en Tunisie, et du renforcement de liens – souvent guère loin de l’allégeance – avec l’Union européenne et les États-Unis. Enfin, la majorité des oppositions à Ben Aliconcevait fondamentalement la politique comme étant portée par une démocratie d’élite. S’il leur avait fallu choisir, il y a fort à parier qu’elles auraient fait le choix d’une transition négociée, sans intervention populaire. Surprises par la révolution, elles ont dû faire avec, s’impliquant peu ou prou dans le mouvement de protestation, sans chercher pour autant la rupture avec l’ancien dictateur. En effet, la veille de son départ, la majorité des formations politiques se prononçaient encore pour une sorte de réconciliation générale. Au lendemain du 14 janvier, la ligne générale de leur engagement est demeurée la même, privilégiant – sauf en de rares moments – la voie des négociations au sommet et le respect de la légalité institutionnelle.
La stratégie transitionnelle a donc pu miser sur les forces de l’opposition comme elle a pu parier sur le conservatisme bureaucratique des principaux dirigeants de l’UGTT[7], portés à s’insérer positivement dans un processus de réformes au sommet à condition qu’ils parviennent à brider l’influence des syndicalistes radicaux. Seule véritable organisation de masse pendant des décennies, ancrée principalement dans les secteurs les mieux dotés du monde du travail – notamment parmi les travailleurs de la fonction publique – la Centrale syndicale s’était elle-même compromise avec le régime pendant de nombreuses années. La pression populaire se faisant plus pesante puisque relayée par les sections de bases des régions les plus défavorisées et par certaines de ses fédérations connues pour leurs liens avec la gauche radicale, elle a certes été amenée, dans les derniers jours de la dictature, à soutenir de manière décisive le mouvement révolutionnaire. Malgré quelques hésitations au lendemain immédiat de la chute de Ben Ali, elle a accompagnée par la suite, mais pour un temps seulement, le mouvement protestataire.
Légitimité révolutionnaire et légitimité institutionnelle
La mise en œuvre de la « transition dans l’ordre » a dû cependant composer avec une mobilisation révolutionnaire persistante que le départ de Ben Ali n’a pas suffi à contenir. Vingt quatre heures après avoir été nommé président temporaire à l’encontre du texte de la Constitution,Mohamed Ghannouchi,qui fut Premier ministre du dictateur, retrouva son poste de chef du gouvernement – officiellement suite à une décision du Conseil constitutionnel – et c’est à Foued Mebazza, un vieil homme sans grande consistance politique, que fut confié, provisoirement, le pouvoir suprême. Un gouvernement transitoire a également été désigné : il réunissait certains des principaux responsables de l’ancien régime – nommés aux postes clés[8]ainsi que quelques représentants de l’opposition (PDP, FDTL et Ettajdid) et de l’UGTT, établis à des postes secondaires. Chargé de préparer des élections présidentielles et législatives dans un délai de six mois, ce gouvernement ne devait pas durer.

Sous la pression de certaines de ses fédérations parmi les plus importantes (enseignement primaire, secondaire, postes, santé, etc.), la direction de l’UGTT a immédiatement dénoncé un gouvernement faisant la part trop belle aux dirigeants benalistes et a retiré ses ministres. Elle a été rapidement suivie par le FDTL. Seuls s’y sont arc-boutés le secrétaire de l’ancien parti communiste, le mouvement Ettajdid, et le chef du PDP, Ahmed-Nejib Chebbi, pressé d’en finir avec la révolution et convaincu de triompher aux présidentielles annoncées. Dans tout le pays, l’annonce de la composition du nouveau gouvernement suscitait,
cependant, une vague d’indignation. Au centre des revendications, mises en avant par les manifestants, le départ de Mohamed Ghannouchi, l’éviction des ministres du RCD, la dissolution de ce parti et le jugement de tous ceux qui étaient impliqués dans le système Ben Ali. La révolution entamait ainsi un deuxième cycle qui allait contraindre les différents acteurs politiques organisés à corriger leurs stratégies.
Je ne peux pas relater ici tous les faits qui se sont déroulés au cours de cette période, sinon pour en souligner le mouvement d’ensemble : face à une très large mobilisation nationale et à la déstructuration graduelle des institutions du régime, le pouvoir a navigué à vue, faisant concession après concession, tout en cherchant à gagner du temps. Peine perdue, la contestation n’a pas cessé de prendre de l’ampleur, débouchant sur deux évènements qui marquent le point d’orgue du processus révolutionnaire et le début de son déclin.

Le premier événement a eu lieu le 11 février : c’est la constitution du Conseil national de protection de la révolution. Il s’agit d’une instance formée par l’écrasante majorité des organisations de la société civile en relation étroite avec les multiples Comités locaux de protection de la révolution, constitués dans les villes et les quartiers. En dehors du PDP et du mouvement Ettajdid – toujours au gouvernement – on y comptait la plupart des partis politiques, dont le parti Ennahdha et les mouvements d’extrême-gauche, de nombreuses associations ainsi que l’UGTT et l’Ordre des d’avocats : ils exigeaient l’élection d’une assemblée constituante, la dissolution du RCD et la formation d’un gouvernement provisoire composé de technocrates sans liens avec l’ancien parti de Ben Ali. Surtout, le Conseil demandait à ce que son autorité soit officialisée par un décret-loi du Président de la république lui octroyant un droit de regard et de veto sur les activités du gouvernement et notamment sur les nominations de responsables. Face à la légitimité institutionnelle dont se prévalait le gouvernement, un autre organe de pouvoir national tendait ainsi à émerger, doté d’une légitimité issue de la révolution.
Le second événement majeur est sans nul doute le rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de personnes devant le siège du gouvernement sur la place de la Kasbah, le 25 février. On a appelé cet événement, la Kasbah II. La Kasbah I avait eu lieu un mois plus tôt, le 27 janvier. De nombreux manifestants avaient occupé la Kasbah alors même que le gouvernement venait d’être expurgé des figures les plus marquantes de l’ancien régime. Ce sit-in avait été brutalement dispersé, sans mettre fin à la tension. Les jours suivants, les manifestations et heurts avec la police s’étendaient à plusieurs villes du pays. Organisé, semble-t-il, indépendamment des partis politiques, la Kasbah II a été un moment intense de mobilisation avec pour principaux mots d’ordre l’élection d’une l’assemblée constituante, la dissolution effective du RCD et le départ de Mohamed Ghannouchi du premier ministère.

Mohamed Ghannouchi est alors remplacé par Béji Caïd Essebsi, un ancien ministre de Bourguiba qui avait occupé le poste de président de la Chambre des députés au début des années 1990. Le gouvernement est remanié. Certains des hommes de l’ancien régime sont toujours là mais aucun des caciques de Ben Ali n’y figure désormais. Technocrates, experts et personnalités secondaires de la société civile sont par contre largement représentés. Par ailleurs, promise depuis le 6 février, la dissolution du RCD est confirmée. Plus décisive encore est la suspension de la Constitution de 1959 et l’institution de la « Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique » sous la direction du néo-charfiste[9], Yadh Ben Achour. Composée de 155 personnes, représentants quasiment
l’ensemble du spectre politique, cette institution disposait alors d’un pouvoir d’interpellation du gouvernement. Elle était chargée plus particulièrement de réorganiser la vie démocratique durant la période de « transition » et de d’élaborer un projet de loi électorale destiné à permettre l’élection d’une Assemblée constituante, fixée un premier temps au 24 juillet.
Le nouveau gouvernement cédait ainsi à certaines des principales revendications du Conseil de protection de la révolution. Mais dans le même temps, en cooptant au sein de la Haute instance la majorité des forces qui le composaient, notamment l’UGTT et Ennahdha, le Conseil s’est vu enlever l’essentiel de sa représentativité. La précipitation avec laquelle les anciennes forces de l’opposition ont renoncé au Conseil de protection de la révolution témoigne de l’ambiguïté de l’implication qui était la leur en son sein. Il est vrai que la Haute instance, constituée par le Premier ministre, a permis une critique vigoureuse des logiques et des pratiques du régime de Ben Ali. Il est vrai, aussi, que des revendications radicales s’y sont exprimées et que des décisions importantes, d’un point de vue démocratique, ont pu y être prises et imposées au pouvoir. Si la volonté d’institutionnaliser la révolution dans un cadre négocié avec le pouvoir établi y a prédominé, il n’en demeure pas moins que, portée par la mobilisation populaire, cette instance a développée une dynamique qui est certainement allée au-delà de ce qu’envisageaient ses concepteurs.
En faisant entrer la révolution dans le cadre de l’État, le nouveau Premier ministre avait en effet pris le risque d’être piégé par elle. Sauf à être contesté comme son prédécesseur, il ne pouvait aller radicalement à l’encontre des propositions formulées par les membres de la Haute instance. Cependant, en faisant entrer la révolution dans le cadre de l’État, les autorités en place envisageaient de déplacer le centre de gravité de la contestation de « la rue » aux bâtiments luxueux du pouvoir où avocats, enseignants, médecins et autres représentants des partis et de la société civile devaient se préparer à négocier le partage du pouvoir avec les anciens cadres benalistes. Avec la constitution de la Haute instance, le spectre d’une autorité extérieure aux institutions officielles et disposant d’une légitimité révolutionnaire était écarté mais était consentie du même coup l’éventualité de décisions contraires aux intérêts du pouvoir et d’une refonte globale du régime politique par la future Constituante. De fait, au grand dam du Premier ministre, quelques semaines après la constitution de la Haute instance, celle-ci décide à une écrasante majorité que toute personne ayant eu des responsabilités à quelques niveaux que ce soit au sein du parti de Ben Ali depuis l’accession de celui-ci au pouvoir, il y a 23 ans, serait inéligible. Ce qui, on s’en doute, implique un large remaniement du personnel au pouvoir et la déstabilisation des réseaux d’autorité et de clientèle à l’échelle de tout le pays. Il fallait donc « libérer » les membres de la Haute instance de « la rue », c’est-à-dire affaiblir la mobilisation populaire sur laquelle reposait sa capacité à exercer des pressions sur le pouvoir central mais qui lui interdisait dans le même temps de faire trop de concessions à ce dernier. Colère et désarroi Ainsi, la mise en place du gouvernement dirigé par Béji Caïd Essebsi et l’instauration de la Haute instance a correspondu à un raidissement des forces de sécurité et à un durcissement de la répression des mobilisations. La principale opportunité en a été fournie par le déclenchement, dans des conditions obscures, d’une des plus importantes crises qu’a connu le pays depuis les violences qui ont suivies la chute de Ben Ali. Au lendemain de la décision de la Haute instance d’exclure du processus constituant les anciens responsables RCDistes, des manifestations de membres de ce parti sont organisées. Comme au lendemain de la chute de Ben Ali, on apprend l’évasion simultanée de divers centres de détention de centaines de prisonniers de droit commun. C’est le moment que choisit l’ancien ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi[10], pour donner un entretien, immédiatement diffusé sur le net, où il accuse un homme d’affaires, connu pour son implication souterraine dans les affaires politiques, de tirer les ficelles du gouvernement au bénéfice des sahéliens[11]. Il s’inquiète également de voir l’état-major de l’armée se préparer à prendre le pouvoir dans le cas où les résultats des élections à la Constituante donneraient une majorité aux islamistes. Alors que les autorités dénoncent fermement les déclarations de l’ancien ministre, de nombreuses villes tunisiennes sont le théâtre de manifestations exigeant plus de transparence voire carrément le départ du gouvernement Caïd Essebsi. Elles sont réprimées avec une extrême brutalité. Que s’est-il passé exactement ? Je ne saurais le dire. Il me semble cependant qu’elles marquent un tournant dans la situation.
Depuis, des violences souvent suspectes se déclenchent de manière récurrente dans plusieurs villes du pays. Scènes de pillage, incendies volontaires, destruction de biens publics, se multiplient tandis que des mouvements de protestation dégénèrent brusquement sans qu’il soit possible de déterminer la part de spontanéité et la part de provocation à l’origine des violences. Ce genre de heurts, attribués parfois par les médias à des conflits « tribaux », n’a plus cessé d’embraser les différentes villes du pays. Qu’ils soient plus ou moins suscités par certaines sphères du pouvoir dans le cadre d’une stratégie destinée à développer l’insécurité au sein de la population ou qu’ils soient simplement la conséquence de la décomposition des dispositifs d’encadrement et de contrôle de l’État, ou qu’à cela puisse s’ajouter la colère et l’impatience d’une population délaissée, il n’en reste pas moins que ces violences ont concouru à inhiber les mobilisations et à semer le désarroi chez de nombreux Tunisiens. Ces derniers demeurent inquiets et dépités de constater que, si les controverses politiques étaient vives sur les plateaux de télévision, il était toujours aussi difficile de boucler ses fins de mois. La dynamique révolutionnaire en ressort fortement ébranlée. Des mobilisations populaires, des grèves dans les entreprises, se poursuivent ici et là mais l’élan collectif des premières semaines de la révolution semble avoir été enrayé. Le rapport de force se dégrade au détriment des classes subalternes qui assistent, distantes bien souvent, à la préparation d’une élection dont les enjeux leur semblent très éloignés de leurs préoccupations réelles, et tandis que les partis politiques se noient dans une polémique qui pour l’écrasante majorité des Tunisiens n’a pas lieu d’être, le rapport entre le politique et le religieux.
Le désarroi qui a caractérisé les classes populaires au cours des derniers mois s’est manifesté de manière particulièrement claire lors des élections. Ainsi, malgré l’énormité des moyens déployés, la campagne organisée pour inciter les 7 millions et demi d’électeurs à s’inscrire sur les listes électorales n’a pas suscité l’enthousiasme attendu. Loin de là. Les Tunisiens, notamment dans les quartiers et les régions les plus déshérités, ne se sont guère pressés de régulariser leur situation, au point qu’au terme du délai fixé l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), l’autorité chargée de l’organisation des élections, décide que les non-inscrits pourraient voter sur simple présentation de leur carte d’identité nationale. Cette relative indifférence a marquée également le scrutin. En effet, le taux de participation s’élève à 52%. C’est là un chiffre qui, pour des élections qui couronnent un processus révolutionnaire, exprime à tout le moins un certain détachement face à une compétition politique dont les enjeux ont souvent paru indéchiffrables aux yeux de nombreux Tunisiens.
S’il y a un point sur lequel les sondages préélectoraux ne se sont pas trompés, c’est en effet sur l’indécision manifestée par beaucoup – au moins un tiers du corps électoral – à la veille même du scrutin. Il est vrai que les conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections ne pouvaient qu’ajouter au désarroi vis-à-vis d’une révolution dont les classes populaires percevaient qu’elle leur échappait au profit des classes moyennes et de leurs élites. Pour 217 sièges à l’Assemblée, sont ainsi entrées en compétition plus de 1500 listes, représentants plus de 10 000 candidats appartenant pour plus de la moitié d’entre eux à des dizaines de partis différents n’ayant pour la plupart que quelques mois d’existence, et pour le reste à une flopée de listes indépendantes. Dans chaque circonscription, plusieurs dizaines de listes, près d’une centaine parfois, se sont disputées les suffrages des électeurs, développant des thématiques et des slogans souvent très proches. Au cours de la campagne électorale, les Tunisiens ont été submergés de tracts et d’invitations à participer à des réunions publiques. Ils ont été abreuvés de discours monotones et sans surprises, à peu de choses près similaires, diffusés quatre heures par jour sur les chaînes de télévision et les radios (autant de clips électoraux que de listes en compétition).
La mauvaise surprise : Hechmi Hamdi
Il n’est pas possible de proposer une analyse détaillée des suffrages exprimés tant que les résultats rendus publics concernent les seules circonscriptions. À cette échelle, on observe en premier lieu que, contrairement à ses concurrents, Ennahdha obtient un score important, bien qu’inégal, dans toutes les régions du pays et, probablement, au sein de toutes les classes de la population. En dehors du grand sud désertique où il rafle plus de 50% des suffrages, ses meilleurs résultats, il les obtient, comme les autres partis, dans la moitié est du pays. Il obtient aussi de bons résultats dans la région de Gafsa (sud ouest). Autrement dit, c’est de manière générale dans les circonscriptions où le tissu urbain, administratif, industriel et commercial est le plus serré que l’audience d’Ennahdha est la plus forte. En l’absence de chiffres plus précis, il est déjà possible d’avancer que les classes moyennes et les travailleurs salariés ont massivement voté pour Ennahdha.
Bien que déstructuré par la répression durant de longues années, Ennahdha a conservé, en effet, la forte audience qu’il avait réussi à conquérir au cours des années 1980, à l’inverse des autres partis plus confidentiels de l’opposition. Très rapidement, au lendemain de la fuite de Ben Ali, il est parvenu à faire abstraction des divergences entre ses principaux dirigeants et à reconstruire une organisation qui a investi l’ensemble des espaces sociaux, notamment dans les petites villes et les quartiers populaires où il est rapidement apparu comme une autorité alternative ou, à tout le moins, comme une force avec laquelle tout un chacun devait composer, reconfigurant de nombreux réseaux de pouvoir locaux autour de lui. Cette légitimité acquise à travers la maîtrise du « terrain » a fort probablement été renforcée par une stratégie habile d’opposition au pouvoir établi. Tout en développant des canaux de négociations tous azimut, Ennahdha s’est toujours maintenu à l’écart des gouvernements qui se sont succédés depuis le 14 janvier ; de même, sans chercher pour autant à développer la dynamique révolutionnaire, il s’est rangé aux côtés des mobilisations les plus importantes comme Kasbah I et Kasbah II. En outre si, à l’instar des autres partis, il a mobilisé au cours de cette campagne électorale les arguments de la démocratie, de la justice sociale et de la lutte contre la corruption, il est le seul à avoir mis au centre de sa démarche l’identité islamique. Il est apparu non pas comme le parti d’une interprétation particulière de l’islam, lié à un projet politique spécifique mais, tout simplement, comme le parti de l’islam. En inscrivant la laïcité au cœur du débat politique ou en faisant d’Ennahdha le parti à abattre, les courants « modernistes » ont contribué ainsi à mettre Ennahdha au centre du jeu politique et à faire du respect de l’islam le seul enjeu identifiable dans la grande confusion qui a marqué cette campagne. Les partis démocratiques et de gauche qui ont refusé de participer à la polémique engagée par les « modernistes » se sont eux-mêmes trouvés contraints de se positionner d’une manière ou d’une autre par rapport à cette controverse.
Or l’islam constitue le repère le plus familier et le plus proche du quotidien culturel des Tunisiens. Et cette référence est d’autant plus forte que le diagnostic spontané de l’autoritarisme et des pratiques du système Ben Ali a mobilisé des catégories morales, y compris sur les questions sociales et économiques (corruption, favoritisme, etc.). Ce qu’ont reproché les Tunisiens au régime de Ben Ali, c’est son immoralité. À l’inverse, en raison de la dimension principalement morale que sa lecture populaire lui associe couramment, l’islam peut sembler contenir des réponses aux problèmes de la société. Mieux que la rhétorique politique bien fumeuse des principaux concurrents d’Ennahdha, la référence à l’islam converge avec le besoin de reconnaissance et de dignité exprimé avec force depuis le début de la révolution. Il ne s’agit pas de dire que les questions sociales et politiques n’auraient pas participé du contenu concret des protestations qui ont conduit à l’éviction du dictateur, mais que les dispositifs de gouvernementalité instaurés par le régime benaliste intégraient, comme l’un de leurs principes, le délitement des formes de solidarité et de reconnaissance intersubjectives et institutionnelles, engendrant mésestime de soi individuelle et collective, dont a témoigné à rebours la bouffée de fierté qui s’est exprimée dans tous les milieux sociaux dès l’annonce du départ de Ben Ali.
Certes, pour beaucoup de Tunisiens, cette dignité retrouvée est associée à la modernité européenne à laquelle la chute du dictateur est censée ouvrir enfin la voie. Pour d’autres, parfois les mêmes, plus nombreux très certainement, la dignité ne peut se comprendre sans la revalorisation d’une manière d’être au monde constitutive de leur identité, d’une culture dont l’islam comme la langue arabe, sont inséparables – un islam dont seul Ennahdha, parmi les principaux partis en compétition pour la Constituante, s’est présenté comme l’ardent défenseur. Face à cette exigence de dignité dont les dispositions religieuses pourraient heurter les formes séculières du « vivre ensemble » et de la politique auxquelles aspirent les Eurotunisiens, ces derniers n’avaient rien d’autre à opposer que quelques formules largement inaudibles : 1) L’islam, c’est très important mais il est plus important encore de le mettre de côté, 2) L’islam d’Ennahdha, n’est ni le « bon » ni le « vrai » islam.
En vérité, le résultat global qui a permis au mouvement Ennahdha de remporter ces élections est peut-être moins significatif que les scores les plus faibles qu’il a obtenus[12], c’est-à-dire, pour lui comme pour les autres partis importants, dans les régions semi-rurales et peu industrialisées du centre ouest du pays, dans ces villes, abandonnées par tous les gouvernements depuis l’Indépendance, dont la révolte au mois de décembre dernier a sonné le glas du régime de Ben Ali. A Sidi Bouzid, pour ne citer qu’elle, Ennahdha obtient l’un de ses scores les plus faibles. De nombreuses petites listes y obtiennent par contre des résultats non-négligeables qui leur permettent d’avoir des élus. Plus inattendu encore, la circonscription est gagnée par les candidats de la « Pétition populaire » (El Aridha). Dans d’autres villes du centre ouest, El Aridha obtient également de très bons scores. Ailleurs aussi (dans le Cap Bon notamment), ses résultats sont loin d’être négligeables. Au total ces listes, surgies de nulle part, gagnent 26 sièges de députés, ce qui les place en troisième position au sein de l’Assemblée constituante.
Avant de poursuivre, il faut évidemment dire quelques mots de ces listes, constituées par un personnage très trouble, Hechmi Hamdi. Membre d’Ennahdha, celui-ci avait été obligé de se réfugier à Londres où, en 1999, il fonde une chaîne de télévision (Al Mustaqila) qui a un temps permis à de nombreux opposants tunisiens de s’exprimer en toute liberté. Bien qu’ayant quitté Ennahdha depuis 1992, il a été impliqué dans des négociations discrètes entre son ancien parti et le pouvoir tunisien avant de prendre fait et cause pour la dictature, transformant sa chaîne de télévision en organe de propagande au service du couple présidentiel. Au lendemain de la révolution, désormais richissime homme d’affaires, il s’est présenté comme le successeur naturel de Ben Ali au Palais de Carthage, a fondé le « Parti conservateur progressiste » dont peu de monde avait entendu parler jusque-là et mis en place les listes électorales connues sous le nom d’El Aridha. Toujours sans quitter Londres, il a mené campagne sur sa propre chaîne de télévision, promettant notamment des soins gratuits à toute la population et 200 dinars (100 euros) d’indemnité mensuelle à tous les chômeurs – ce qui, à vrai dire, n’était pas plus stupide que les grandes promesses abstraites, énoncées avec emphase par les principaux candidats. Provoquant des émeutes violentes dans la région de Sidi Bouzid, l’ISIE avait invalidé 6 des listes de Hechmi Hamdi, avec le soutien de toute la classe politique (les recours déposés auprès du tribunal administratif ont annulé la plupart de ses décisions). Ses détracteurs dénoncent le caractère démagogique de sa campagne et surtout l’implication des réseaux benalistes auxquels l’ancien militant d’Ennahdha serait intimement lié. L’accusation est plausible. On accuse également ses partisans d’avoir fait du porte-à-porte, distribuant de l’argent ou promettant à chacun une rétribution substantielle en cas de victoire d’El Aridha aux élections. Possible. Pour autant, cela ne suffit guère à expliquer pourquoi tant de Tunisiens ont fait confiance à Hechmi Hamdi ni pourquoi, dans les villes mêmes qui se sont soulevées contre Ben Ali et ses réseaux, ces derniers seraient parvenus à obtenir un soutien aussi large à l’occasion des élections.
Là encore, en l’absence de données exhaustives sur les résultats électoraux, il est difficile d’être affirmatif. La percée inattendue des listes de Hechmi Hamdi traduit, à mon sens, la déception et le désarroi ambiants, consécutifs aux batailles perdues par le mouvement populaire entre le mois de février et le mois de mai. Que le soutien à El Aridha se soit exprimé surtout à Sidi Bouzid n’est, de ce point de vue, guère surprenant. Les régions où El Aridha a engrangé le maximum de voix sont justement celles où l’engagement en faveur de la révolution a été le plus déterminé, celles dont les besoins et les attentes étaient les plus fortes, celles qui n’ont vu venir aucune mesure en leur faveur, constatant une fois de plus que la politique était monopolisée par les élites urbaines des zones de la côte est et, très certainement, à leur bénéfice. Dans ces conditions, beaucoup de ceux qui n’ont pas renoncé à voter ont sans doute privilégié leurs intérêts matériels les plus immédiats ou s’en sont remis aux notabilités locales et aux réseaux clientélistes traditionnels. Autrement dit, le vote El Aridha me semble devoir s’expliquer dans une large mesure par le reflux de la révolution et par la dégradation des rapports de forces politiques au détriment des couches sociales les plus défavorisées.
Déceptions à l’extrême-gauche
Ce même phénomène explique également l’échec cinglant des listes l’extrême-gauche. Mais il ne l’explique qu’en partie. Dans un entretien, le secrétaire général du PCOT, Hamma Hammami, met en cause les irrégularités constatées pendant la campagne électorale et au cours du scrutin, la modestie des moyens financiers de son parti, la moindre médiatisation dont il a bénéficié par rapport à d’autres candidats et la confusion suscitée par l’appellation « Al badil etthaouri » (l’alternative révolutionnaire) des listes du PCOT dont le nom, par contre, commençait à être connu. Il regrette également la fragmentation des candidatures d’extrême-gauche.
Ces facteurs ne sont assurément pas négligeables. Ils ne suffisent cependant pas à expliquer pourquoi les candidats de la gauche radicale qui ont fait campagne autour d’une démocratie élargie, d’un projet national anti-impérialiste orienté vers la satisfaction des aspirations et des besoins des classes populaires, du démantèlement des institutions de l’ancien régime, du jugement des anciens responsables corrompus ou impliqués dans des actes de violence, ont attiré si peu de suffrages, y compris dans les zones les plus défavorisées et les quartiers populaires. Surtout, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi, alors qu’avec les syndicalistes les plus combattifs et les nationalistes arabes, les militants de la gauche radicale qui ont joué un rôle majeur dans la mobilisation révolutionnaire, à Gafsa, à Sidi Bouzid et ailleurs, aussi bien avant la chute de Ben Ali que dans les mois qui l’ont suivie, n’ont pas vu ce rôle reconnu et approuvé par les électeurs. On pourrait évoquer les distorsions dans l’expression et la représentation de l’opinion publique provoquées par le mécanisme électoral. Mais, une fois ces distorsions prises en compte, se pose la question de la stratégie adoptée pour y faire face.
L’unification des forces d’extrême-gauche aurait-elle suffit à contrecarrer les effets pervers de la représentation électorale ? Dans le cadre des rapports de forces existants, cela paraît peu probable. S’il y avait une alternative, ne se situait-elle pas ailleurs que dans l’élargissement progressif de l’espace politique de la seule gauche radicale ou de l’une de ses composantes ? Ne se situait-elle pas plutôt dans la seule organisation de masse qui, bien plus qu’Ennahdha – du moins jusqu’aux élections –, était liée de près aux classes populaires en l’occurrence l’UGTT ?
Depuis sa fondation à l’époque coloniale, celle-ci a joué un rôle politique fondamental qui n’a pas toujours été, loin de là, celui de relais de la politique du parti destourien. Bien au contraire, malgré les rapports ambivalents de solidarité conflictuelle qu’elle a entretenus avec le pouvoir pendant des décennies, elle a aussi été un contre-pouvoir, à travers lesquels se sont exprimées les oppositions politiques, au point que le projet de constituer un parti à partir de l’UGTT ou de présenter des listes aux élections a maintes fois été à l’ordre du jour à tous les niveaux de la Centrale syndicale. Certes, depuis le milieu des années 1990, elle avait perdu une partie de sa force et la marge de manœuvre des syndicalistes par rapports aux réseaux bureaucratiques liés au pouvoir avait été considérablement restreinte, mais, on l’a vu, dans un contexte de mobilisation révolutionnaire, sous la pression conjointe des événements, des militants de base et de ses organismes sectoriels et régionaux, l’UGTT a joué à nouveau un rôle politique central, allant jusqu’à la participation au Conseil de protection de la révolution. Par la suite, ont convergé les intérêts de ses sommets bureaucratiques et les stratégies des formations de la gauche radicale, chacune jouant sa partition, pour que l’UGTT s’en tienne à un rôle social revendicatif et soutienne le gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Je ne suis certainement pas en mesure de l’affirmer mais est-il irraisonnable de penser qu’exiger la constitution de listes UGTT ou émanant à tout le moins de ses structures les plus combatives était un parti stratégique jouable et peut-être porteur d’une dynamique révolutionnaire que les seules forces de la gauche radicale ne sauraient insuffler. Une telle démarche, si elle avait été possible, aurait imposé dans le débat les enjeux véritables de la révolution (au lieu de l’absurde controverse « modernistes contre islamistes »). Elle aurait pu amener à l’Assemblée constituante un nombre important de députés, qui n’auraient probablement pas été rassemblés autour d’un projet révolutionnaire radical mais au moins par les revendications nationales, démocratiques et sociales les plus urgentes des classes populaires. Qu’on ne voie pas, dans ces commentaires, la tentation de faire la leçon à des militants souvent inflexibles et courageux. Je suis bien incapable, pour ma part, de réaliser le millième de ce qu’ils ont tenté pour que triomphe la révolution. Plus modeste, mon intention est de souligner, ici comme dans le reste de cet article, que le résultat des élections n’étaient pas inscrits dans des données culturelles ou sociales implacables mais dans le politique et les stratégies des différents acteurs. Modernistes contre islamistes ?

Cet article, déjà bien lacunaire, serait tout à fait incomplet si je ne revenais pas sur le fameux clivage « modernistes contre islamistes ». Les scores les plus élevés des partis considérés comme modernistes – même lorsqu’ils ont refusé de mener une campagne anti-Ennahdha – ont été réalisés dans les zones urbanisées les plus favorisées de la capitale et du nord-est côtier. Il est remarquable de ce point de vue que le Pôle moderniste et démocratique, charpenté par l’ancien Parti communiste devenu le parti Ettajdid et par le Parti socialiste de gauche (PSG), issu de l’extrême-gauche, ait obtenu ses meilleurs résultats, bien faibles au demeurant, dans les banlieues résidentielles et huppées de Tunis. Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’Ettajdid comme le PSG ont gardé de leur passé un réel attachement à la question sociale. Celle-ci cependant ne fait sens pour eux que dans le cadre d’une modernité séculière dont la défense serait prioritaire par rapport à toute autre considération.
Très rapidement, au lendemain de la fuite de Ben Ali, alors que le parti Ennahdha commençait à peine à se restructurer, une frange du mouvement démocratique a en effet renoué avec un discours que l’on pouvait croire dépassé, celui des années 1990 qui avait vu la grande majorité des démocrates tunisiens et des militants de gauche soutenir, plus ou moins explicitement, la répression du courant islamiste. La figure emblématique de cette politique a été le « moderniste » Mohamed Charfi dont la participation au gouvernement avait justifié aux yeux de beaucoup le silence qu’ils se sont imposés face à la répression féroce du mouvement Ennahdha, alors même que celle-ci permettait la mutation policière et « mafieuse » du système politique. Beaucoup, pourtant réjouis par la révolution, ont bien vite privilégié leur volonté de faire barrage à l’islam politique par rapport au démantèlement des institutions répressives de l’ancien régime[13], cherchant bien souvent à négocier une « transition démocratique » dans des conditions qui garantiraient la marginalité d’Ennahdha. La solution qu’ils ont trouvé, et je dois dire la plus maladroite, a été de prôner la laïcité comme principe de l’État. Par ailleurs, tout en se félicitant du succès de la révolution, ils n’ont eu de cesse de prendre leurs distances par rapport à ses formes populaires, brouillonnes, non encadrées, irrationnelles, nonintégrables à la modernité institutionnelle, en un mot, non historiques.
Mon hypothèse est qu’en amont de la campagne contre Ennahdha, il y a les intérêts statutaires d’une fraction des classes moyennes que je qualifierais de bourguibistes. En leur sein, le Pôle moderniste et démocratique représente l’expression extrême d’une idéologie européocentriste, héritage de la colonisation et du bourguibisme, qui traverse à des degrés divers toute la société, y compris, dans des formes particulières, les partisans d’Ennahdha. Cette idéologie qui contribue à perpétuer la condition subalterne des Tunisiens dans les relations sociales mondiales fonctionne, dans le même mouvement, comme l’un des principaux dispositifs de distinction statutaire au bénéfice des classes moyennes et supérieures et comme l’une des procédures d’éviction des classes populaires du champ politique et de la définition des normes sociales, culturelles et symboliques. Du point de vue des classes moyennes, c’est l’un des principaux enjeux de la révolution.
Les motivations qui sous-tendent les choix politiques des classes moyennes ne s’expriment pas seulement en termes de promotion socio-économique garantissant un accès plus large aux biens de consommation, mais également en termes de statut symbolique et de reconnaissance. Contre l’indignité généralisée promue par le régime de Ben Ali, c’est-à-dire la dévalorisation morale et l’auto-dévalorisation collective et individuelle, les Tunisiens tentent de se reconstruire une subjectivité positive. Dans ce processus, les classes moyennes urbaines, et en particulier parmi eux les intellectuels, jouent un rôle de médiation qui leur permet dans le même mouvement de réaffirmer leur statut supérieur dans la stratification sociale, un statut qui se construit dans une matrice idéologique et normative fortement marquée par la suprématie du monde euro-américain à l’échelle internationale.
Malgré les apparences, Ennahdha n’y échappe pas non plus. Même si, pour certaines dimensions culturelles, ce parti a le regard tourné vers l’« Orient » plus que vers l’« Occident », s’il revalorise une conception de l’islam qui se dit plus proche du message divin et des temps magnifiés de la prophétie, s’il réactive également des références réputées nonmodernes dans quelques domaines de l’organisation du politique, du rôle de l’individu, des mœurs et des questions de genre, il demeure, à sa manière, sous l’emprise du mode de pensée hégémonique de la modernité occidentale (technologisme et scientisme, fascination pour la puissance des bureaucraties étatiques, productivisme, culte de l’entreprise et du marché libre, etc.) S’opposant sur ce point à l’idéologie bourguibiste, dans ses formes anciennes et contemporaines, le mouvement Ennahdha ne considère pas l’État tunisien indépendant, ancré dans le monde occidental, comme une fin en soi mais comme un moment du processus de « renaissance » du monde musulman, une renaissance fondée non pas sur la puissance populaire mais sur la force de l’État, le capital, la science, cimentés par la norme islamique, telle qu’il l’interprète. Il entend ainsi revaloriser les Tunisiens à travers l’islam et revaloriser l’islam face à la hiérarchie eurocentrée des cultures et des forces matérielles.
À rebours de cet idéal qui mobilise une partie des classes moyennes, s’oppose une autre fraction des classes moyennes qui, quant au fond, est profondément bourguibiste – même si, en son sein, nombreux sont sincèrement solidaires des luttes anti-impérialistes, soutiennent les revendications des catégories défavorisées contre l’exploitation et espèrent la libération du peuple palestinien. Mode de consommation, mœurs et pratiques culturelles, attachement à certaines formes de démocratie et à une certaine laïcité, défense des valeurs normatives de la modernité comme l’égalité des genres, etc., expriment à la fois leur distinction par rapport aux classes populaires et le fait que leur dignité se construit dans le mimétisme vis-à-vis de l’ancien colonisateur, toujours tout-puissant. Démocrates ou de gauche, convaincus d’être « progressistes », ils identifient dans le modèle de la modernité démocratique européenne (ou dans sa variante marxiste) et dans ses références philosophiques et morales, la source de leur salut. Ils sont pressés d’entrer dans l’histoire moderne, c’est-à-dire dans l’histoire européenne, et l’islamisme, trop rapidement identifié aux classes populaires, semble leur en barrer le chemin. À travers leur opposition à l’ « obscurantisme » supposé du parti Ennahdha et de son caractère prétendument « moyenâgeux », les courants laïcs affirment leur distinction par rapport aux classes populaires, notamment rurales, considérées comme arriérées, anachroniques et appartenant au passé (de l’Europe !), comme la source de l’irrationalité, de la superstition et de l’anti-modernité.
Face à l’accent mis sur l’« identité arabo-islamique » par les courants qui se réclament de l’islam, a été mobilisé, pour citer cet exemple, le thème de l’« identité tunisienne », censée inclure la première parmi d’autres composantes. Les « modernes », comme Bourguiba en son temps, réaffirmaient ainsi la centralité d’une « tunisianité », s’enracinant dans une Tunisie millénaire, dont l’arabisation et l’islamisation n’auraient été qu’un moment parmi d’autres. Il ne s’agit pas ici de nier que l’histoire du territoire tunisien a été traversée de multiples courants civilisationnels, ni de nier les particularités que cette histoire a façonné, mais d’interroger les enjeux politiques actuels de la réactivation, par les franges « modernistes » des classes moyennes, d’un modèle identitaire construit principalement sur le modèle des identités forgées par les États-nation européens. Je vois, personnellement, trois enjeux à cette réactivation.
Pour des raisons évidentes, il ne leur est guère possible aujourd’hui de revendiquer une « communauté de destin » avec les pays occidentaux ; par contre, même lorsqu’elle se targue de constituer l’espace privilégié de la lutte contre la domination impérialiste, la référence à la tunisianité permet, sans se trahir en apparence, d’orienter la Tunisie vers le nord de la Méditerranée plutôt que vers l’« Orient ». Cette référence, qui repose sur l’identification entre identité, communauté nationale et État-nation, selon le modèle promu par le modèle européen, permet en outre d’insérer la Tunisie dans cette trajectoire historique prétendument universelle que l’Occident veut imposer au monde. Enfin, cette tunisianité privilégie l’histoire des régions côtières, urbanisées, étatisée, « réformistes » du pays, l’histoire des classes moyennes et de la bourgeoisie et relègue son autre histoire, celle des profondeurs de l’ouest et du sud du pays, celle de ces mêmes couches populaires qui ont déclenché la révolution, à la non-histoire. Je n’irais pas plus loin sur cette question qui mérite une exploration plus précise. Mais ces quelques éléments à peine ébauchés me paraissent déjà fournir des points d’appui pour saisir les enjeux que camouflent les imprécations contre l’« intégrisme islamique ». Je les dis brutalement : écarter les classes populaires les plus défavorisées (qu’elles soient sensibles aux thèses islamistes ou non) des lieux de pouvoir et ancrer la Tunisie dans l’histoire de l’Europe.

Une rupture « dans l’ordre »
Au stade actuel de la trajectoire politique tunisienne, la révolution a bousculée les objectifs limités des stratégies de normalisation transitionnelle pour refluer en s’institutionnalisation dans une rupture partielle mais majeure avec la forme précédente de gouvernement. Si l’armée et la police n’ont pas été démantelées et reconstituées, si l’ombre des négociations avec les élites RCDistes et d’autres sphères dirigeantes du régime benaliste n’a jamais cessé de déterminer les choix des anciennes oppositions, désormais au pouvoir, néanmoins une rupture effective avec soixante ans de système politique a été opérée. Que l’on se félicite du résultat des élections ou que l’on s’en désole, il n’en demeure pas moins que, pour la première fois depuis bien longtemps, la Tunisie est dotée d’une assemblée pluraliste qui, dans les jours et les semaines qui viennent, désignera un nouveau président de la république, un premier ministre et un gouvernement, avant de s’atteler à la rédaction d’une nouvelle constitution. C’est une rupture d’autant plus grande que la majorité qui a émergé du scrutin se réclame de l’islam politique.

Le régime autoritaire mis en place par Bourguiba reposait sur un système constitutionnel au sein duquel le président de la république concentrait quasiment tous les pouvoirs entre ses mains, s’appuyant sur une énorme machine bureaucratique entrelaçant administration et parti unique, le Néo-Destour, devenu plus tard le Parti socialiste destourien puis,avec l’avènement de Ben Ali, le RCD. Il s’est longtemps adossé sur une sorte de compromis social basé sur un équilibre conflictuel entre le parti au pouvoir, l’UGTT et les différents secteurs de la classe dominante, un compromis rendu possible par l’interventionnisme économique de l’État et par des dispositifs de redistribution dont la paysannerie et en particulier les zones rurales de l’intérieur du pays ont fait les frais au bénéfice des grandes villes côtières. Était consacrée ainsi la
permanence d’une fracture historique entre l’est et l’ouest du pays. Le régime de Bourguiba tirait également sa légitimitéde la lutte pour l’indépendance et d’un projet de modernisation eurocentrée. Les ressorts de ce régime ont commencé à s’enrayer dès les années 1970 mais c’est surtout dans les années 1980 que l’incapacité du pouvoir à s’auto-réformer a conduit à des crises successives qui ont débouché sur la prise du pouvoir par Ben Ali, lequel, loin de tenter de rénover un système profondément ébranlé, s’est contenté d’accompagner sa décomposition et de cuirasser son autorité par la multiplication des services de police et de contrôle de la population, par la répression, le quadrillage des quartiers, la constitution d’une pléiade de réseaux souterrains, assurant la dépendance clientélaire, désormais forme privilégiée de la « redistribution », ainsi que par une ouverture économique et l’élargissement de l’accès à la consommation dont une partie des classes moyennes a pu bénéficier.
On m’excusera d’avoir présenté une image par trop schématique et lacunaire du système politique tunisien tel qu’il s’est constitué depuis l’Indépendance, mais cela me parait quand même utile pour mesure l’importance de la rupture introduite par la révolution et que consacrera, pour une part, la Constituante – et en premier lieu, les fondements de la légitimité des nouvelles autorités. Issus de nouvelles générations sans rapport avec l’histoire du mouvement national ni avec son parti historique, le pouvoir qui s’instaure puise désormais sa légitimité dans la résistance à Ben Ali et dans la révolution mais également, sans qu’il y ait, pour l’instant en tout cas, de remise en cause fondamentale de la matrice eurocentrée du bourguibisme, dans les références à la démocratie, à l’islam et à la proximité « civilisationnelle » avec le monde arabo-musulman. Tout cela n’est pas encore joué, bien sûr, comme c’est le cas notamment de l’institution de formes plus ou moins démocratiques de gouvernement. Il est évident par contre que le parti qui a dominé le pouvoir depuis l’Indépendance n’est plus, et que le couple parti unique/UGTT appartient définitivement au passé : la nouvelle formation hégémonique devra, un temps au moins, composer avec d’autres partis dans le cadre des institutions représentatives. Le mouvement syndical ne jouera plus le rôle central qui a longtemps été le sien en tant que principal support social du régime en place et, dans le même temps, en tant que force de pression et canal d’expression premier de l’opposition politique.
C’est dire également que les équilibres sociaux caractéristiques du bourguibisme et déjà passablement bouleversés sous Ben Ali avec la subordination de la bureaucratie syndicale et la libéralisation économique, risquent fort de basculer plus encore au détriment des classes travailleuses et des plus déshérités. Certes, rien n’est fermement établi. Les rapports de force restent encore instables. La révolution s’est accompagnée d’une très large politisation et a développé de fortes capacités de résistance et de contestation qui ne seront pas facilement jugulées. Par ailleurs, les changements en Tunisie s’insèrent dans un ébranlement général du monde arabe dont il n’est guère possible aujourd’hui de prévoir les conséquences. Beaucoup de choses peuvent encore changer dans les mois et les années qui viennent mais ce qui est certain, c’est que la désagrégation des fondements du régime établi à l’Indépendance a atteint un point de non-retour. Pour autant, cette rupture ne signifie pas pour l’instant la dislocation de toutes les sphères du pouvoir issus de l’ancien régime. À la veille des élections à la Constituante, les trois partis aujourd’hui majoritaires ne se privaient pas de dénoncer, à juste titre, l’autorité toujours prédominante de certains réseaux issus du régime de Ben Ali sur les cercles du pouvoir, les instances nationales, régionales et locales du ministère de l’Intérieur, l’institution judiciaire et la bureaucratie de l’État. Il est probable que, sans trop bousculer la bureaucratie étatique ni menacer les intérêts des classes dominantes, les nouvelles autorités seront amenées à négocier et à manœuvrer pour neutraliser les uns et incorporer les autres au nouveau système de pouvoir en voie de constitution. Qu’on ne se presse pas, en tous cas, de tirer des conclusions ; il est particulièrement difficile de démêler les stratégies des choix tactiques opérées par les différents acteurs. Par ailleurs, on sait d’expérience que les tactiques ne sont pas innocentes ; aussi subtiles sont-elles, elles peuvent s’avérer un piège.
Il est peut-être dans la nature d’une révolution d’être inachevée
La révolution est un moment et un mouvement. Le moment où « ceux d’en haut » ne peuvent plus « gouverner comme avant », selon la formule classique de Lénine, et où « ceux d’en bas » sont décidés à ne plus être « gouvernés comme avant », le mouvement à travers lequel le peuple s’empare du politique – pour lui-même. Le moment a triomphé avec la fuite de Ben Ali ; le mouvement a été interrompu, ou peut-être simplement suspendu, au cours des événements qui ont suivi la défaite de Kasbah II. Ainsi, bousculé par la mobilisation révolutionnaire, le processus politique entamé avec le départ de Ben Ali est allé plus loin que les arrangements d’une « transition dans l’ordre », négocié au sommet. Il a pu imposer une rupture profonde, une rupture sans doute « dans l’ordre », pour parler comme la Maison blanche, mais qui, dans le contexte de la révolution arabe en cours, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de libération aux classes populaires. Il faut espérer qu’au slogan « le peuple veut la chute du régime » en succède un autre : le peuple veut que le gouvernement lui obéisse.

Sadri Khiari, octobre 2011
Sadri Khiari est l’auteur de nombreux articles sur la Tunisie et d’un ouvrage intitulé Tunisie, le délitement de la cité, éditions Karthala, Paris, 2003. Voir également « La révolution ne vient pas de nulle part », entretien conduit par Béatrice Hibou avec S. Khiari, in Politique africaine, n°121, éd. Karthala, Paris, mars 2011, disponible en français et en anglais sur http://www.decolonialtranslation.com/francais/ Il a publié également Sainte Caroline contre Tariq Ramadan. Le livre qui met un point final à Caroline Fourest, éditions LaRevanche, Paris, 2011, La Contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, éditions La Fabrique, Paris, 2009 et Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue, éditions Textuel, Paris, 2006. [1] Dans le contexte éminemment mouvant de la situation politique actuelle, on ne saurait proposer autre chose qu’une analyse impressionniste des dynamiques politiques en œuvre. La signification des événements ou de leurs effets reste d’autant plus délicate à décrypter que l’information est très partielle, distordue par les conflits et les manœuvres ; la réalité demeure opaque, de nombreuses décisions sont prises dans l’ombre ; aussi bien les acteurs que les journalistes ou les chercheurs avancent dans le brouillard. [2] Parti démocratique progressiste (PDP), Congrès pour la république (CPR), Forum pour la démocratie, le travail et les libertés (FDTL), Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT), Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). [3] Tout au long de cet article, il m’arrivera de reprendre, tout en les modifiant, certains passages d’une contribution, rédigée en juillet dernier, intitulée « Tunisie : Révolution, contre-révolution et transition démocratique », à paraître dans la Revue marocaine des sciences politiques et sociales en décembre prochain à Rabat. [4] Quelques jours avant sa chute, l’ex-président avait tenté de mobiliser les cadres et les adhérents du RCD mais en vain. [5] À l’appui de cette thèse, la nomination de son homme de confiance et Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, comme président par intérim, alors que l’article 57 de la Constitution tunisienne stipulait un intérim du président de la Chambre des députés en cas de vacance du pouvoir. On a accusé également Mohamed Ghannouchi d’avoir maintenu des relations téléphoniques avec Ben Ali, installé en Arabie Saoudite. Selon la rumeur, l’épouse de celui-ci se serait rendue en Libye pour préparer le retour triomphal du couple présidentiel, avec le soutien de Kadhafi. [6] La version officielle laisse entendre que l’appareil militaire aurait déployé l’ensemble de ses moyens dans le but exclusif de rétablir l’ordre et de protéger la population comme elle a incité les citoyens à organiser leur défense à l’échelle des quartiers. Or l’hypothèse, sinon d’une complicité active des responsables militaires du moins d’une volonté d’en tirer profit, n’est pas complètement absurde. Si la réalité des scènes de violence et de pillage est incontestable, leur ampleur réelle reste à connaître, et l’on ne peut exclure la possibilité d’une théâtralisation volontaire, destinée à renforcer la popularité de l’armée. La mobilisation populaire, organisée autour des comités d’autodéfense au sein des quartiers, aurait ainsi basculé de la contestation du régime au soutien à l’armée garantissant ainsi son rôle de rempart de l’État, indispensable à la solution transitionnelle. Notons, par ailleurs, que depuis la chute de Ben Ali, la menace d’une participation de l’armée à la répression, voire à un coup d’état militaire, a été constamment mise en avant pour justifier les concessions faites aux hommes de l’ancien régime. Cela a été notamment l’un des arguments du chef du PDP, Ahmed-Néjib Chebbi, pour justifier sa volonté de substituer à la révolution des élections présidentielles. [7] Union générale tunisienne du travail. [8] 15 ministres sur 39 sont membres du RCD parmi lesquels certains occupaient déjà des ministères importants sous Ben Ali. [9] Voir plus bas. [10] Nommé ministre de l’Intérieur dans le deuxième gouvernement formé par Mohamed Ghannouchi, ce magistrat avait aussitôt suscité un phénomène de rejet au sein de son ministère. Il a été remplacé le 28 mars par Habib Essid, chef de cabinet de plusieurs ministres sous Ben Ali. [11] Depuis l’Indépendance, les Tunisiens originaires du Sahel, et plus précisément de la région de Sousse-Monastir où est né Bourguiba, ont été privilégiés par le régime. Farhat Rajhi les accuse de « ne pas vouloir lâcher le pouvoir ». [12] A cette réserve près que, les pratiques politiques étant ce qu’elles sont, je ne peux exclure que des accords discrets de répartition des territoires aient pu être conclus avant les élections entre Ennahdha, soucieuse de ne pas se trouver toute seule au pouvoir, et d’autres forces moins populaires. Il est évident que de tels accords biaisent l’analyse des résultats. [13] Le pouvoir en a d’ailleurs joué. Ainsi de Beji Caïd Essebsi lorsque, pour s’opposer à l’inéligibilité des anciens responsables RCDistes, il a souligné que cela risquait de favoriser les candidats d’Ennahdha.  


 
 
 
 

TUNIS (AP) — Le prochain président tunisien devrait être connu mardi ou mercredi à l’issue de tractations entre le Congrès pour la République (CPR), deuxième force politique du pays issue des élections du 23 octobre, et « Ettakatol » (Forum démocratique pour le travail et les libertés, FDTL), arrivé en quatrième position, a-t-on appris auprès de Me Samir Ben Amor, membre du bureau politique du CPR.
L’annonce devait en être faite au cours d’une conférence de presse mardi en fin de journée ou mercredi matin, a-t-il précisé à l’Associated Press.
Si le poste de Premier ministre doit revenir en principe au numéro 2 du mouvement islamiste « Ennahdha », large vainqueur de l’élection, Hamadi Jebali, seul candidat à ce poste, celui de chef d’Etat est revendiqué à la fois par le chef du CPR, le Dr Moncef Marzouki, et le patron du FDTL, le Dr Mustapha Ben Jaâfar.
On ignorait mardi où en étaient les négociations concernant les attributions du futur président, qui faisaient au départ l’objet de divergences entre Ennahdha et ces deux partis, selon un dirigeant du mouvement islamiste Zied Doulatli. Ennahdha contestait les larges pouvoirs réclamés par le CPR et Ettakatol.
Parallèlement, des négociations doivent être entamées mercredi entre Ennahdha, CPR et FDTL pour la répartition des portefeuilles ministériels dans le prochain gouvernement, selon Me Mohamed Abbou, un dirigeant en vue du CPR. Me Ben Amor prévoit qu’elles devraient aboutir « dans les prochains jours ».
Là aussi, des divergences sont apparues, les islamistes s’opposant semble-t-il à « l’épuration » ou « l’assainissement » envisagé par le CPR au sein des ministères de l’Intérieur et de la Justice, mais un « rapprochement » des points de vue a été opéré, selon Me Abbou.
Cet avocat, emprisonné et victime de harcèlement avec sa famille sous le régime Ben Ali, au point de s’être cousu les lèvres en prison, souligne néanmoins la nécessité que les auteurs de tortures avérés rendent des comptes dans le cadre d’une justice transitionnelle et que les magistrats coupables de corruption soient écartés. Une commission se penche sur ces cas, a-t-il dit.
L’Assemblée constituante née du scrutin d’octobre tiendra sa séance inaugurale mardi 22 novembre au siège de l’ancienne Assemblée nationale, principale chambre de l’institution parlementaire sous le régime déchu du président Zine el Abidine ben Ali, chassé par la rue et parti en exil en Arabie saoudite le 14 janvier dernier.
La Constituante devrait en premier lieu désigner ou élire son président et ses deux adjoints avant d’adopter un règlement intérieur pour la conduite de ses travaux.
Elle aura pour principale tâche l’élaboration d’une nouvelle Constitution, outre l’organisation des pouvoirs publics et l’adoption de « mesures urgentes » destinées à parer au plus pressé aux plans économique et social.
La future loi fondamentale est appelée notamment à définir les critères devant régir les élections présidentielle, législatives et municipales à venir. Des voix s’élèvent au sein de la société civile pour y inscrire des garanties concernant les libertés et les droits de l’Homme et plus particulièrement les droits de la femme. AP

Tunisie : l’erreur stratégique des adversaires du parti islamiste Ennahda


| 14.11.11 | 13h43 • Mis à jour le 14.11.11 | 13h43
Les élections tunisiennes ont donné la majorité des voix et des sièges au parti islamiste Ennahda. Ce dernier a développé durant toute la campagne un discours très modéré, assurant que son modèle était le parti AKP de Turquie, et qu’il ne voulait pas modifier le code de statut personnel mis en place par Habib Bourguiba.
Ce code constitué de 213 articles sur les modalités du mariage, de la filiation et de l’héritage, promulgué en 1956 et plusieurs fois amendé, fixe, par exemple, l’âge légal au mariage à 18 ans, stipule que le divorce devant le tribunal est la dissolution du mariage (et non la répudiation) et qu’il peut avoir lieu par consentement mutuel.
La campagne s’est beaucoup focalisée sur les résultats possibles de ce parti islamiste perçu par la plupart des autres formations avant tout comme religieux (anti-laïque) et antiféministe. Les partisans d’Ennahda, bien implantés dans toutes les catégories sociales, faisaient de leur côté apparaître la plupart de leurs adversaires comme des partis bourgeois, éloignés de la « vraie » Tunisie, du « peuple » et donc, par un glissement de sens implicite, proches des Occidentaux, en quelque sorte moins légitimes car moins tunisiens. Les islamistes et leurs familles ayant été durement réprimés par le régime Ben Ali, Ennahda bénéficiait d’une aura de « parti des résistants » (donc, implicitement, de patriotes), et surtout de martyrs (donc, implicitement encore, de « justes » face aux corrompus de l’ancien régime).
Les résultats de cette élection pourraient de ce fait être interprétés comme l’émergence de « la voix du peuple », et l’islamisme tel qu’il est défendu par Ennhada, quasiment comme un synonyme de souveraineté, le peuple ayant été privé d’expression politique par l’ancien régime. Une analyse plus précise permet d’en donner un autre éclairage. En effet, la très grande dispersion des candidats sur des dizaines de listes par circonscription a amené un grand nombre d’électeurs à donner leurs voix à des partis qui n’ont obtenu aucun député.
Il y avait 1 siège pour 60 000 habitants, puis 1 siège supplémentaire pour chaque 30 000 habitants au-delà des 60 000, et au maximum 10 sièges par circonscription. Or on a eu jusqu’à 95 listes pour 8 sièges dans la circonscription d’Ariana près de Tunis et, au mieux, 26 listes pour 5 sièges dans la circonscription de Kébili. Au total 655 listes indépendantes, 830 listes de partis et 34 listes de coalitions se sont présentées.
Du fait de cette extrême dispersion, entre 24 % et 49 % des voix se sont portées sur des listes qui n’ont pas eu d’élus (outre les votes blancs et les nuls), c’est-à-dire qu’entre le quart et la moitié des voix ont été perdues selon les circonscriptions, voix qui ne sont pas représentées au Parlement.
Les islamistes s’étant au contraire regroupés dans une seule formation politique, les voix qui se sont portées sur eux ont permis d’élire une majorité de députés. Il faut aussi rappeler que le système électoral avait mis en place une obligation de parité des listes, ce qui est une exceptionnelle avancée en matière d’égalité politique. Cependant 93 % des têtes de liste étaient des hommes, 7 % des femmes, et la dispersion, qui laissait prévoir que la plupart des partis n’auraient pas plus d’un député par circonscription, a amené nombre de femmes à se présenter en tête de listes indépendantes ; dans le grand Tunis, on les compte par dizaines.
Ce choix s’est aussi soldé par un échec aux conséquences importantes, puisque sur les 49 élues de l’Assemblée constituante (sur 217 sièges), 42 sont d’Ennahda, alors même que ce parti n’a présenté qu’une seule femme en tête de liste. Mais ses bons résultats ont souvent permis l’élection du deuxième candidat dans chaque circonscription, toujours une femme grâce à la loi sur la parité.
Certes, on pourrait expliquer le dépôt d’un grand nombre de listes par l’image du jaillissement printanier de la liberté, et par l’inexpérience de la démocratie. Mais les islamistes ne se sont pas laissés aller au rêve de la liberté pour se concentrer sur une stratégie efficace de conquête, et ils ont compris du premier coup que la démocratie n’était pas seulement un idéal mais un outil de pouvoir.
C’est une incroyable erreur stratégique que celle de la désunion des adversaires d’Ennahda, dont la portée va bien au-delà de la Tunisie. Selon les points de vue, ce résultat électoral a renforcé l’association de l’islamisme à l’idée de liberté et d’identité ou a fait percevoir la démocratie comme source d’un danger islamiste. Une militante associative, déçue de la victoire d’Ennahda, se consolait en pensant que cette élection lui permettait de connaître « le poids réel de chacun ». Mais c’est plutôt le succès d’une stratégie gagnante que l’on observe aujourd’hui ; sans l’éparpillement des voix, ce résultat aurait pu être très différent.
Barbara Loyer enseigne à l’Institut français de géopolitique (IFG) – Paris-VIII. Elle est membre du comité de rédaction de la revue « Hérodote ».
Isabelle Feuerstoss est chercheur postdoctorante à l’IFG – Pôle Méditerranée – Paris-VIII.
Barbara Loyer, professeur et Isabelle Feuerstoss, chercheur postdoctorante
(Source: “Le Monde” (Quotidien – France) le 15 novembre 2011)

 

Tunisie appliquera la résolution de la Ligue arabe sur la Syrie


 

C’est ce qu’a précisé Mohamed Ali Nafti, directeur de l’information auprès du ministère des Affaires étrangères. Qui a déclaré à l’agence Tap que le deuxième article de la résolution de la Ligue habilite son Secrétaire général à contacter directement les organisations arabes concernées et à entreprendre, en cas de poursuite de la violence, des contacts avec les organisations internationales de défense des droits humains dont l’Organisation des Nations Unies.

Il s’agit, a-t-il ajouté, d’engager des concertations avec l’opposition syrienne pour prendre toutes les dispositions nécessaires visant à arrêter l’effusion de sang dans ce pays et de soumettre ces dispositions au conseil de la Ligue pour les examiner lors d’une réunion prévue, le 16 novembre courant, à Rabat.

La résolution de la Ligue arabe sur la Syrie, adoptée le 12 novembre, prévoit la suspension de la participation des délégations gouvernementales syriennes aux réunions de la Ligue ainsi que des organisations et des structures y afférentes, la protection des civils et l’application de sanctions économiques et politiques contre la Syrie.

Cette résolution appelle également l’armée syrienne à ne pas s’impliquer dans des actes de violence et de meurtre contre les civils et exhorte les pays arabes à retirer leurs ambassadeurs respectifs de Damas.

Source: “Kapitalis” Le 15-11-2011

Lien. http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/6846-tunisie-appliquera-la-resolution-de-la-ligue-arabe-sur-la-syrie.html


Les deux fers au feu


 

Après avoir adopté, vis-à-vis des «révolutions arabes» en Tunisie, en Egypte, en Libye, une position qualifiée de neutre par le discours officiel appelant les peuples de ces pays à trouver une solution interne à leur crise, loin de toute ingérence extérieure, l’Algérie change son fusil d’épaule s’agissant du mouvement de contestation populaire en Syrie. La Ligue arabe, qui a décidé samedi de suspendre de ses rangs la Syrie pour ses violations des droits de l’homme et son refus de mettre en œuvre le plan de sortie de crise arabe, n’a pas eu beaucoup de peine à se rallier les rares pays rétifs aux changements des régimes autocratiques arabes par la force, à l’instar de l’Algérie qui, il y a peu, voyait derrière toute initiative proclamée de rétablissement de la paix une atteinte à la souveraineté des Etats en question et la porte ouverte à l’intervention étrangère.

Non seulement l’Algérie a soutenu cette fois-ci, sans fioriture, la décision de la Ligue arabe, réunie samedi en session extraordinaire au niveau des ministres des Affaires étrangères, de suspendre la participation de la Syrie à cette organisation en signe de représailles. Mais bien plus, elle aura participé activement, à travers sa diplomatie, à l’aboutissement de la riposte arabe concertée contre le régime syrien en s’engageant aux côtés du Qatar dans le groupe de contact de la Ligue arabe dépêché à Damas pour trouver, avec le régime en place et l’opposition, une plateforme d’accord en vue d’engager rapidement des réformes politiques dans le pays. L’Algérie a-t-elle tiré les enseignements de ce qui a été considéré comme des errements de sa diplomatie, en tout cas un manque patent de vision prospective quant à la gestion de la crise libyenne ? Sur ce dossier, le moins qu’on puisse dire est que notre pays ne s’est pas montré aussi entreprenant et aussi ferme dans ses positions au niveau des instances arabes pour ramener à de meilleurs sentiments d’autres dictateurs arabes, à l’instar d’El Gueddafi. Même lorsque ce dernier vivait ses dernières heures, l’Algérie continuait envers et contre tous à camper sur ses positions refusant de prendre langue avec les représentants du CNT alors que paradoxalement elle vient de souscrire à l’appel de la Ligue arabe lancé à l’opposition syrienne conviée le 15 novembre au Caire pour jeter les bases de la transition dans ce pays.

Que s’est-il donc passé pour que l’Algérie, qui avait traîné les pieds, pour ne pas dire pratiqué la politique de l’autruche face aux autres révolutions arabes, changeât ainsi brutalement de cap en se rangeant aux côtés du peuple syrien et contre le régime répressif d’Al Assad ? Crainte de l’isolement au plan régional et international face au large consensus anti-Assad ? Pression internationale sur l’Algérie des Américains et de l’Union européenne ? Souci de se racheter vis-à-vis de l’opinion arabe et algérienne ? Lucidité politique retrouvée ? La décision de l’Algérie de maintenir son ambassadeur en poste à Damas, s’engouffrant ainsi dans une brèche de la résolution de la Ligue arabe renvoyant cette question à l’appréciation souveraine des Etats membres, montre clairement combien la position de l’Algérie demeure toujours aussi timorée vis-à-vis des révolutions arabes. Avec la crise syrienne, l’Algérie officielle a décidé de mettre ses deux fers au feu.

Source: ”El Watan” Le 15-11-2011

Lien: http://www.elwatan.com/edito/les-deux-fers-au-feu-14-11-2011-147221_171.php

 


Tunisie. Les fuites sur la constitution du gouvernement sont infondées


 

Les réseaux sociaux ont repris et fait circuler ces infos. Or il s’agit de simples supputations, parfois même largement dépassées par les événements en ce qui concerne certains maroquins.

De fausses indiscrétions ?

C’est ce qu’a déclaré Noureddine B’Hiri, porte-parole officiel d’Ennahdha. «Toutes les informations et les fuites publiées au sujet de la composition du prochain gouvernement sont de simples présomptions». Et M. B’Hiri d’ajouter que «la composition du gouvernement sera annoncée juste après la publication des résultats définitifs des élections de l’Assemblée nationale constituante dans le Journal officiel de la république tunisienne (Jort). Le porte-parole d’Ennahdha a précisé à l’Agence Tap que la composition du gouvernement sera proclamée «après qu’Ennahdha, le Congrès pour la République (Cpr) et Ettakatol» soient parvenus à un consensus au sujet de la réforme politique et du programme économique et social du gouvernement, faisant remarquer que «des progrès ont été enregistrés dans ce sens». Les concertations tripartites se poursuivent aussi en commissions pour définir le programme d’action pour la période à venir notamment en ce qui concerne la loi organisant les pouvoirs publics et celle définissant les prérogatives du président de la République, a-t-il ajouté, relevant que ces questions font encore l’objet de discussions en vue d’un consensus sur tous les sujets. Selon les informations véhiculées sur Internet et plus particulièrement sur les réseaux sociaux, les concertations au sujet de la constitution du gouvernement ont déjà pris fin et Ennahdha s’est accaparé 10 portefeuilles ministériels. «Faux !», affirme-t-on dans l’entourage de ce parti.

Mohamed Abbou à l’Intérieur ?

D’après ces mêmes informations, Hamadi Jebali sera le Premier ministre et deux membres de l’actuel gouvernement provisoire seront maintenus dont Abdelkarim Zbidi, ministre de la Défense mationale, et Mustapha Kamel Nabli gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, qui n’est pas à proprement parler membre du gouvernement. Mais là aussi, rien est confirmé ! Tout comme l’attribution du ministère de l’Intérieur à Me Mohamed Abbou, membre du bureau politique du Cpr, qui serait sans doute plus dans son élément au département de la Justice.

Selon de soi-disant fuites, Mustapha Ben Jaafar devrait accéder à la présidence de la République alors que Moncef Marzouki assurerait la présidence de l’Assemblée nationale constituante. Or, Kapitalis s’est vu répondre par des sources proches des concertations que le contraire n’est pas écarté ! Les pseudos listes des membres du nouveau gouvernement sont donc de mauvaises blagues. Une manière de buzzer idiot et à bon compte…

Source: “Kapitalis” Le 15-11-2011

Lien: http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/6848-tunisie-les-fuites-sur-la-constitution-du-gouvernement-sont-infondees.html

 


Tunisie – Le CPR, Abbou et la fixation sur les ministères de l’Intérieur et de la Justice


Après les déclarations tapageuses de Mohamed Abbou du CPR concernant sa volonté de s’octroyer le ministère de l’Intérieur pour «y faire le grand ménage » et le rappel à l’ordre du parti d’Ennahdha quant à la réservation des deux portefeuilles de la Défense et de l’Intérieur à des personnalités sans appartenance à des partis politiques, voilà que le même Mohamed Abbou semble lorgner du côté du ministère de la Justice. Cette fois, il aurait susurré en privé qu’à défaut du département de l’Intérieur, il voudrait avoir celui de la Justice pour « écarter un bon nombre de magistrats corrompus». Encore un vœu de vengeance qui n’est pas digne d’un politicien et probable futur homme d’Etat Bon à rappeler que de nombreuses vidéos avaient été diffusées sur le réseau de facebook montrant M. Abbou clamer, en pleine avenue de Bab Bénat près du palais de Justice, que les juges « doivent s’estimer heureux qu’on n’accuse pas plus d’un millier d’entre eux de corruption, mais qu’au moins une centaine parmi eux doivent être interrogés et jugés » tout en citant nommément un certain de nombre de juges qu’il classe dans cette catégorie. Des accusations qualifiées, à l’époque, par le Syndicat de magistrats tunisiens (SMT) de graves, gratuites et sans preuves tangibles.

Source: ”Business News” Le 15-11-2011

Lien: http://www.businessnews.com.tn/Tunisie—Le-CPR,-Abbou-et-la-fixation-sur-les-minist%C4%86%C3%98res-de-l%C4%80%E2%80%99Int%C4%86%C2%A9rieur-et-de-la-Justice,520,27628,3

 


Tunisie. Au nom des travailleurs, Jrad se remplissait les poches


 

Abdessalem Jerad, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs tunisiens (Ugtt) depuis 1983, est parmi ceux qui ont largement profité de l’ancien régime. Son nom (avec des documents à l’appui) figure dans le rapport publié par la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation (Cnicm).

Ce militant syndicaliste était, souvenons-nous, parmi les derniers hommes à serrer la main de l’ancien président, avant sa fuite le 14 janvier à Djeddah. Ce dernier le gratifiait avec des enveloppes, des services et des largesses de seigneur, murmure-t-on du côté du Cnicm. Et M. Jerad renvoyait l’ascenseur. En témoignent ses nombreuses déclarations en faveur du dictateur. Tel cet extrait de l’une de ses déclarations, publiée en 2009 par l’agence Tap et repris par tous les journaux tunisiens : «Abdessalem Jrad a d’autre part mis en exergue la volonté du Président Ben Ali de faire avancer à pas sûrs le processus démocratique, de répandre l’esprit de modération et de tolérance et de consolider les valeurs de modernité et d’ouverture. Il a indiqué que l’Ugtt a réussi, à la faveur de la pertinence et de la clairvoyance des orientations du Chef de l’Etat, à préserver la Tunisie des troubles qui menacent la stabilité de nombreux pays dans le monde».

Aujourd’hui, l’homme risque gros et ça le dérange d’être épinglé et jugé par le prochain gouvernement. Est-ce pour cette raison qu’il incite actuellement les travailleurs à manifester, à multiplier les sit-in et à paralyser le système économique du pays ? Est-ce aussi pour détourner les regards de ses anciennes pratiques ? De ses crédits à des taux de remboursement très symboliques, et autres faveurs du Palais de Carthage. Tôt ou tard, tous ceux qui ont profité de l’ancien régime devront rendre compte à la justice. D’ailleurs, tous les collaborateurs de Ben Ali sont en train de tomber l’un après l’autre comme des feuilles d’automne.

Les travailleurs doivent aussi comprendre que certains de leurs leaders syndicaux étaient beaucoup plus soucieux de se remplir les poches que de défendre leurs intérêts.

Source: “Kapitalis” Le 15-11-2011

Lien: http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/6855-tunisie-au-nom-des-travailleurs-jrad-se-remplissait-les-poches.html

 


Tunisie: Et Ennahdha se prend à rêver…


 

Une information (ou plutôt une rumeur) circulait sur le web concernant la venue à l’ouverture des travaux de l’Assemblée constituante, du prince du Qatar Hamad Bin Jassem Al Khalifa. Cette présence est une réponse à une invitation qui lui aurait été adressée par Rached Ghannouchi lors d’une visite privée. Au cours d’une conférence de presse, M. Noureddine Bhiri a infirmé cette nouvelle en assurant qu’Ennahdha ne lancerait aucune invitation au nom de la Tunisie en dehors des circuits officiels. Mais c’est dimanche, qu’on pourrait dire qu’ennahdha se prend à rêver. En effet, le futur premier ministre, M. Hamadi Jebali, a affirmé que l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir constituait la naissance d’un 6éme « Califat », et un évènement « historique ». Cette déclaration a eu lieu au cours d’un meeting populaire à Sousse, en présence de cadres du parti Ennahdha et Mme Houda Naim, membre du mouvement Hamas. Le leader d’Ennahdha et la militante du Hamas ont été d’accord pour dire que la « libération » de la Tunisie du régime de Ben Ali, n’est que le prélude à la libération prochaine de la Palestine. Au-delà du vocabulaire choisi, Ennahdha veut montrer son engagement total en faveur de la cause arabo-islamique, même si elle ne le dit pas clairement. Ce manque de clarté demeure source de suspicion à l’égard du mouvement de Rached Ghannouchi, qui multiplie les gestes dans toutes les directions pour rassurer. Mais toutefois, si le panarabisme de Nasser a échoué, le panislamisme réussira-t-il ?? Il est peut-être trop tôt pour le dire.

Source: “Espace Manager” Le 15-11-2011

Lien: http://www.espacemanager.com/politique/tunisie-et-ennahdha-se-prend-a-rever%E2%80%A6.html

 


Le génie tunisien à l’honneur de Hong Kong aux USA


 

De jeunes tunisiens ont décroché le premier prix de l’Intel Sciences en Egypte et plus récemment une médaille de bronze à Hong Kong. Tels sont les exploits des membres club de science et de technologie de Jemmel, au terme de leur participation aux événements internationaux dans le domaine des sciences et des innovations technologiques. …

Des élèves du club de science et de technologie du lycée de Jemmel (gouvernorat de Monastir) ont réussi à rafler une médaille de bronze lors de leur participation au prestigieux concours Hong Kong International Fair HKISF. Réunissant près de 25 pays pour un total de 150 équipes, cette manifestation dont la finale s’est déroulée du 16 au 18 octobre 2011, aura permis à 6 élèves tunisiens de présenter 3 projets novateurs. Preuve que les représentants du génie national continuent inlassablement de faire honneur au pays. Lors de la cérémonie de clôture, qui s’est déroulée à l’institut supérieur des arts de Hong Kong, l’équipe tunisienne (constituée de Rahma BEN SALEM, CHEDIA HIBAR, ONS MAWEL, SIWAR BEN ABDELWAHED, IRINE NEGGEZ, DOUHA KHESSIBA) s’est vu remettre la médaille de bronze, en la présence de son encadreur Hatem Ben Slimane, (également juge lors de cette compétition), ainsi que des différents membres du jury et des autres participants réunis. Un exploit de plus pour le palmarès de ces petits génies qui ont déjà su se distinguer à maintes reprises lors d’événements internationaux spécialisés dans le domaine des sciences et des innovations technologiques. En effet, rappelons que des membres de ce club, encadrés par leurs professeurs, ont auparavant remporté le prix du meilleur projet en équipe lors du concours Intel Sciences (ISEF) à l’échelle du monde arabe, tenu en 2010, à Alexandrie, en Egypte. L’équipe tunisienne était composée de 9 élèves et 3 responsables, (dont 6 élèves et un responsable appartenant au club : le professeur M. Hatem SLIMANE, Aymen ZAGHOUENI, Amal BELLEREJ, Hamza BEN SALEM, Yesmine MILI, Salem GURDELLI et Oussama CHAALELI). Et ce n’est pas tout, puisque le 26 février 2011 lors de la Foire nationale de la Cité des Sciences de Tunis, des élèves du Jemmel s’étaient classés aux quatre premières places (grâce au sujet intitulé SMARTAP).Par la suite, 3 jeunes et leur encadreur ont pu se qualifier à la finale de l’ISEF USA, qui s’est déroulé à Los Angeles en Californie, en mai 2011. Sans oublier les autres événements qui se déroulement ponctuellement en Tunisie, à travers lesquels le club participe systématiquement (foires, conférences, expositions pédagogiques…). Parmi les productions déjà entreprises par ce club, on peut citer pas moins de 10 innovations technologiques en attente de brevetage, 5 maquettes scientifiques et didactiques, 3 films scientifiques 3 recherches sociales…C’est dire la richesse de ses activités, dont le but évident est d’encourager l’éclosion des jeunes prodiges qui ne manquent assurément pas en Tunisie. Créé en 2007, le club de science et de technologie de Jemmel a pour principale activité la recherche scientifique et l’innovation technologique au sein de différents domaines d’intervention. Dédié principalement aux jeunes chercheurs, il compte à ce jour, un total de 364 adhérents.Les élèves sont encadrés par 12 professeurs.

Source: “Tekiano” Le 15-11-2011

Lien: http://www.tekiano.com/tek/science/4482-le-genie-tunisien-a-lhonneur-de-hong-kong-aux-usa-.html

 


Nadia El Fani : « La Tunisie laïque n’a pas dit son dernier mot »


 

Dans le cadre de la semaine « Imagopublica », la réalisatrice franco -tunisienne Nadia El Fani présente ce soir au Cratère, son documentaire, « Inch’Allah ». Entretien.

Que raconte ce documentaire ?

J’ai réalisé ce documentaire en août 2010 durant le ramadan, sous l’ère de Ben Ali. Pour m’interroger sur la place de la religion dans la société tunisienne. A ce moment-là, malgré une chape de plomb très présente, le changement était déjà très palpable. On sentait le frémissement de la tourmente. Trois mois plus tard, il éclatait.

Dans quel état est le pays au moment où vous tournez ce documentaire ?

Depuis plusieurs années, la Tunisie s’islamisait de plus en plus. Un des gendres de Ben Ali avait créé une radio qui diffusait le coran du matin au soir en boucle.

Que pensez alors du résultat des élections ?

Je pense que les islamistes ont été les premiers surpris. Pour parvenir à ce résultat, ils ont su jouer la carte de la répression sous Ben Ali. Mais je pense aussi que la Tunisie laïque n’a pas dit son dernier mot.

A 20 h 45 au cinéma le Cratère (95 Grande Rue Saint-Michel) à Toulouse.

Source: “La Depeche” Le 15-11-2011

Lien: http://www.ladepeche.fr/article/2011/11/15/1215942-nadia-el-fani-la-tunisie-laique-n-a-pas-dit-son-dernier-mot.html

 


Peut-on parler de bloc islamiste?


 

Tous les islamistes ne se ressemblent pas. L’Occident serait bien inspiré d’adapter ses politiques en fonction des tendances de chaque pays du printemps arabe.

Maintenant que les soulèvements sont sur le déclin au Bahreïn et en Syrie, il apparaît que les révolutionnaires d’Afrique du Nord (tout d’abord en Tunisie, puis en Égypte et en Libye) sont ceux qui ont le mieux réussi leur printemps arabe. Et malgré certains murmures de mécontentement initiaux, la révolution semble loin d’être à l’ordre du jour en Algérie et au Maroc.

Pas un, mais des islamismes

Ces trois révolutions couronnées de succès ont en commun, outre la proximité géographique, la présence de mouvements islamistes populaires qui bénéficient aujourd’hui d’une opportunité historique de gouverner. Mais «les islamistes», s’ils sont largement considérés comme bloc monolithique en Occident, sont en réalité bien différents les uns des autres. Si les dirigeants du parti tunisien Ennahda, (qui a remporté près de 42% des voix lors des premières élections post-révolutionnaires deTunisiele mois dernier) ont réussi à incorporer à la fois un code d’égalité des sexes à la française et une interprétation libérale de la charia dans leur programme, certains radicaux islamistes duConseil National de Transition libyen(CNT) semblent tenir à rétablir la polygamie comme moyen de contrôle social. Et si ces deux mouvements ont l’intention d’anéantir les vestiges de l’ancien régime, lesFrères musulmans égyptiens, en revanche, s’allient de plus en plus étroitement avec une dictature militaire en train de se reconstituer.

Bien que géographiquement proches, les soulèvements de ces pays ont émergé de situations diverses et présagent des issues différentes. Et ces États sont assez dissemblables pour que l’approche à l’emporte-pièce pratiquée par l’Occident représente une menace pour leur avenir. Il y a quatre ans, Robert S. Leiken et Steven Brooke observaient dans unarticlepublié dans Foreign Affairs que:

«La prise de décision des États-Unis a été handicapée par la tendance de Washington à considérer les Frères musulmans, et le mouvement islamiste dans son ensemble, comme un bloc monolithique.»

Il y a peu de raisons de croire que la vision de l’administration actuelle soit différente. Au contraire, les déclarations des cercles politiques influents n’ont pas fait grand-chose pour mettre en doute l’idée que les Frères musulmans, par exemple, sont un mouvement au programme transnational unitaire.

Des groupes djihadistes?

Dans unerécente déclaration du Congrès au sujet des Frère musulmans, Robert Satloff, le directeur duWashington Institute for Near East Policy, évoque de façon peu subtile l’existence d’un programme international cohérent:

«Les Frères musulmans forment une organisation profondément politique qui cherche à réordonner la société égyptienne (et plus largement musulmane) selon le mode islamiste.»

Si cette formulation peut contenir une part de vérité dans la mesure où elle souligne une ambition générale de la franchise des Frères musulmans dans tous les pays arabes, ce sont les différences, et non les similitudes, qui permettront d’aider les États-Unis à repérer les opportunités d’engagement; et il semble bien que ce centre de recherches n’a pas déployé suffisamment de ressources pour les identifier.

En Libye, où l’insurrection armée est prête à prendre le pouvoir politique, les nouveaux dirigeants comptent dans leurs rangs des vétérans duGroupe islamique combattant en Libye(GICL) qui, dissous aujourd’hui, était autrefois un allié d’al-Qaida. Si dans les années 1990, la principale cible du groupe était le régime de Kadhafi lui-même, les déclarations de ses anciens dirigeants, notamment du commandant rebelle libyen Abd al-Hakim Belhaj, indiquent que le mouvement s’inscrit volontairement dans un «jihad» plus vaste aux visées internationales. Il a adopté la langue d’al-Qaida en qualifiant les États-Unis de «croisés.» Après la frappe des missiles américains en 1998 en représailles aux attentats du groupe terroriste contre des ambassades en Afrique de l’Est, la déclaration du GICL dénonçant les bombardements avait en réalité pour but d’appeler à la vengeance. En attendant, la société qui évolue autour de cette élite jihadiste naissante manque d’activistes politiques expérimentés susceptibles de proposer une vision plus constructive. L’absence d’institutions civiques organisées en Libye ne veut pas dire pas que de tels groupes ne vont pas finir par prendre forme, mais l’occasion est belle pour les militants désireux d’occuper un moment le marché des idées.

Composer avec les laïcs

En Tunisie, les élections d’octobre ont fourni àEnnahda une majorité de contrôlerelative dans le nouveau parlement. Ennahda, l’une des cibles de l’ancien régime, a tout de même réussi à survivre et à se développer en exil. Rached Ghannouchi, le chef du mouvement, pouvait circuler librement et avait la possibilité d’entretenir et de développer sa base politique à partir de son foyer d’adoption londonien. Les libéraux tunisiens restés sur place n’ont pas suffisamment pris leurs distances avec le régime, et ils en ont payé le prix dans les urnes. Ennahda est l’institution politique la mieux structurée et la plus populaire dans le pays, à l’heure actuelle.

Après sa victoire électorale, Ennahda aura l’occasion d’utiliser sa toute nouvelle autorité pour influencer la trame de la culture musulmane tunisienne. Mais contrairement à la Libye,le parti devra négocierson programme culturel en fonction de l’héritage laïc bien ancré et imposé par le président fondateurHabib Bourguibaet son successeurZine el-Abidine Ben Ali.Voyez l’exemple de la Turquie, où il est largement admis que le parti islamiste au pouvoir a été tempéré par le laïcisme de ses prédécesseurs. Dans le monde arabe, la Tunisie de Bourguiba et de Ben Ali est ce qui s’est rapproché le plus de l’expérience de gouvernance laïque d’Atatürk. Même le vénérable université islamique de Zitouna en Tunisie, instrumentalisé par le régime, était réellement devenu une université de religion comparée. L’héritage du programme culturel progressiste du régime ne va pas disparaître juste parce que ses partisans sont évincés du pouvoir.

En Égypte, où le mouvement des Frères musulmans s’est développé non en exil mais sur place, les islamistes «dominants» doivent relever des défis que représentent non seulement les partis laïques, mais aussi les salafistes plus extrêmes, dont les visions régressives seraient tout à fait capables de détruire l’économie égyptienne. Tandis que les Frères musulmans travaillent sérieusement depuis 25 ans à concilier tradition islamique légale et principes de modernité et de politique consensuelle, les salafistes ont rejeté l’idée de démocratie et de modernité qu’ils considèrent comme des «innovations» anti-islamiques. On trouve des salafistes dans toute l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, c’est vrai, notamment ceux de Tunisie qui, comme en Égypte, ont récemment perpétré des actes de violence. Mais c’est en Égypte qu’ils ont établi des enclaves dans des bidonvilles urbains très peuplés et qu’ils semblent les plus à même de monter une campagne politique soutenue.

Quelles relations avec les Etats-Unis?

Les Frères musulmans méprisent toujours autant l’élite militaire égyptienne, mais ils ont aussi compris qu’un transfert trop hâtif vers un gouvernement civil est dangereux dans un État dont la société civile a été systématiquement étouffée sousHosni Moubarak. Le mouvement est prêt à faire l’impasse sur ses différences idéologiques avec les États-Unis au sujet d’Israël (malgré la pression publique) afin de maintenir le flux de l’aide étrangère, de l’aide militaire et du tourisme. Au cours des dix dernières années, des membres des Frères musulmans d’Égypte et d’autres pays, y compris même de Palestine, ont évoqué la possibilité d’une «houdna», une trêve temporaire et renouvelable, comme arrangement provisoire avec l’état juif. Abd al-Munim Abou ‘el-Foutouh, haut responsable des Frères musulmans égyptiens qui se présente de façon indépendante à la présidence de l’Égypte, a confié au chroniqueur d’al-Arabiya Abdel Rahman Al-Rached qu’il ne rechercherait pas nécessairement l’annulationdes accords de Camp David. Dans d’autres contextes, il a indiqué que «l’initiative de paix arabe» soutenue par les Saoudiens pourrait servir de base aux Frères musulmans pour entamer des pourparlers avec Israël.

EnAlgérie, où une guerre civile a fait quelque 150.000 morts dans les années 1990, les rues restent silencieuses pour le moment. Mais rien ne semble suggérer que l’immense popularité dont bénéficiait le Front islamique du salut radical dans les années 1990 ait décliné depuis. Et on n’a pas non plus assisté à l’émergence d’une figure islamiste aux perspectives modérées dans le style de l’Ennahda de Ghannouchi. En attendant, il n’existe pas d’opposition libérale sérieuse à l’autorité militaire à l’intérieur du pays, et le Groupe Islamique Armé, jihadiste, continue de frapper violemment, même à Alger.

Les islamistes duMarocsont eux aussi uniques. Un système multipartite significatif est en place dans le pays depuis une génération, et divers mouvements politiques, dont l’orientation varie de l’islamisme au socialisme, ont acquis une certaine crédibilité. L’espace démocratique s’est progressivement étendu depuis l’accession de Mohammed VI. Tendance encore confirmée cet été par une nouvelle constitution. Ce document, qui n’est pas encore appliqué, confie l’autorité nationale à un Premier Ministre élu, notamment le contrôle des ministères et le pouvoir de nommer des gouverneurs régionaux. Le terrain est relativement équilibré entre les partis dans l’arène politique, et les islamistes sont nécessairement disposés à rechercher les libéraux pour les aider à trouver une place dans un gouvernement quelconque (le Parti de la justice et du développement, le PJD, qui se réclame d’un islamisme modéré, est actuellement le troisième groupe parlementaire en termes d’importance, avec 47 sièges dans une chambre qui en compte 325. LeThomas More Instituteeuropéen estime qu’il est peu probable que le PJD obtienne davantage que 10% des voix aux prochaines élections). Les islamistes radicaux existent, mais leurs chances d’obtenir un réel pouvoir sont négligeables. La diversité politique soigneusement encouragée au Maroc, ainsi que la croissance constante des institutions de la société civile, tempèrent et modèrent la tendance islamiste. Le roi, pour sa part, conservera son rôle de principale autorité religieuse du pays sous la nouvelle constitution.

En bref, l’Occident doit éviter l’erreur qui consiste à approcher le phénomène islamiste de chaque pays avec une seule et unique politique. Il y a en Libye des islamistes puissants avec qui l’engagement politique direct pourrait être vain. En revanche, il existe un mouvement islamiste en Tunisie susceptible de servir de passerelle entre l’Occident et des groupes islamistes plus extrêmes dans d’autres pays, à commencer par ses voisins libyens. Le régime algérien, ennemi juré des groupes islamistes, ne voit pas d’un bon œil le programme de libération de la région, tandis que les Frères musulmans d’Égypte, anti-occidentaux dans leur idéologie, peuvent très bien ne pas s’opposer au paradigme sécuritaire de l’Amérique. Le Maroc, quant à lui, a montré qu’une autocratie peut consolider la société civile au même titre que les islamistes modérés par un processus politique. Exemple qui peut s’appliquer aux dirigeants militaires égyptiens et à d’autres régimes qui vont devoir, eux aussi, s’adapter à des réalités changeantes au cours des mois et des années à venir.

Ahmed Charai et Joseph Braude

Foreign Policy

Traduit par Bérengère Viennot

Source. ”Slate Afrique” Le 15-11-2011

Lien: http://www.slateafrique.com/65629/peut-parler-de-bloc-islamiste-printemps-arabe

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