Par Sami Ben Abdallah www.samibenabdallah.com C’est moi qui ai choisi le titre pour cet extrait. Publiant ses mémoires, l’ancien ministre de l’intérieur, Tahar Belkhodja ne se rappelle plus ni de la torture ni de ses déclarations « honteuses » qu’il tenait au Monde Diplomatique en 1975(il est vrai qu’il n’est pas le seul à avoir été atteint d’amnésie). Et il n’hésitera pas à vouloir se présenter dans ses mémoires « les trois décennies Bourguiba » comme étant le champion de la démocratie. Mais les faits et l’Histoire ne pardonnent pas… En 1975, alors que, Tahar Belkhodja, ministre de l’intérieur, niait la «présence de détenus politiques », niait «en bloc et systématiquement la torture », et ne voyait dans les questions du Monde Diplomatique qui l’interrogeait à propos de la torture, que l’« écho de campagnes mensongères » ; en 1975, quand il évoquait cette thématique récurrente de l’ingérence (et probablement des traîtres à la patrie qui se sont alliés avec l’étranger…etc etc) : « ces étrangers, qui débarquent en pleine audience sans s’annoncer, portent atteinte à notre indépendance et s’étonnent d’être expulsés » disait-il… au même moment, contrairement à toutes les déclarations de ce « ministre », les prisons tunisiennes étaient pleines de détenus politiques, les conditions de détention étaient inhumaines et la torture était pratiquée d’une façon systématique. Les passages qui suivent sont des extraits de « La Tunisie, vingt ans après », Le Monde Diplomatique, Décembre 1975,par Fadela M’Rabet, Maurice T. Maschino. Et l’article intégralement suite à ces extraits. Que pense Habib Bourguiba de son Premier Ministre Ahmed Ben Salah ? « Maintenant, il ne reste plus que Ben Salah. Pour les vermines de cette espèce, il n’y a qu’une solution : les balles ! les balles ! » (Il semble que le défunt Bourguiba faisait allusion à l’assassinat de son ancien ami puis adversaire feu Salah Ben Youssef, qu’il a cautionné des années avant. Lire ). Que pense Habib Bourguiba des du peuple tunisien ? « n’a pas les aptitudes nécessaires à la compréhension des affaires de l’Etat, ni même un discernement suffisant pour choisir des hommes capables de remplir leur mission. » ? Tunisie, La corruption sous Habib Bourguiba « Rarement trafics, corruption, dilapidation des deniers publics, ont pris une telle ampleur. Beaucoup spéculent, notamment dans le bâtiment et l’immobilier, d’autres importent tapis, bijoux, diamants, sous le couvert de la valise diplomatique ; l’un profite de sa position pour vendre à tous les hôtels et hôpitaux du pays les tableaux de sa femme, artiste-peintre, paraît-il ; tel autre, moyennant juste rétribution, abandonne à un pays voisin une partie des eaux territoriales ; d’autres encore revendent des villas de fonction, s’attribuent gratuitement des terrains de la municipalité qu’ils président, confisquent des usines de conserves appartenant à l’Office national des pêches. Il arrive, parfois qu’un trafic soit découvert… par Interpol ; on se hâte de l’étouffer en désignant un bouc émissaire. Tel le récent scandale des douanes : pendant plus de quatre ans, des camions transcontinentaux, chargés de toutes sortes de marchandises (téléviseurs, machines à laver, mobylettes…) ont pu clandestinement débarquer au port de Tunis, en sortir, décharger leur cargaison et repartir tout aussi secrètement vers l’Europe ; de très hautes personnalités seraient impliquées ; mais depuis l’arrestation de quelques réceptionnistes et autres agents subalternes, l’affaire paraît entendue ». Tunisie, la torture sous Habib Bourguiba et sous Tahar Belkhodja Interrogé sur les conditions de détention des « politiques » (« Mais il n’y a pas de détenus politiques ! »), et les tortures qu’ils ont subies, Tahar Belkhodja, le ministre de l’intérieur, ne refuse pas de répondre : il nie. En bloc et systématiquement (…)le ministre ne voit dans nos questions que l’« écho de campagnes mensongères ». Lui rappelons-nous qu’une organisation aussi pondérée qu’Amnesty International a porté la Tunisie – comme le Chili – sur la liste des gouvernements tortionnaires, Tahar Belkhodja repousse d’un geste méprisant cette accusation : « Amnesty International ? On sait ce que c’est. Des individus qu’on recrute, ici et là, sur on ne sait quels critères, et qui écrivent n’importe quoi. »… C’est aussi, d’après le ministre, ce que font les avocats – « ces étrangers, qui débarquent en pleine audience sans s’annoncer, portent atteinte à notre indépendance et s’étonnent d’être expulsés » – et les médecins. L’un d’eux, pourtant, a examiné M. Cantal-Dupart, expert de l’UNESCO, torturé dans les locaux de la D.S.T., puis dans des villas spécialisées, Mabrouk-I et Mabrouk-II, à quelques kilomètres de la capitale. Mme Maria Heichert porte encore, elle aussi, des traces de sévices : « Allons donc! s’exclame le ministre. Une fois à l’étranger, ces gens-là racontent ce qu’ils veulent ; ils jouent aux martyrs. » (…) De nombreux rapports d’avocats en font foi : qu’ils s’agisse des témoignages de Me Roland Kaufman, mandaté à Tunis par la Ligue suisse des droits de l’homme, de Me Moritz Leuenberger, au nom de la Fédération internationale des droits de l’homme, de Me Ch. Bouchet, pour l’Association internationale des juristes démocrates, ou de Me J.-J. de Félice, refoulé dès son arrivée, tous dénoncent la parodie de justice qu’ils ont pu observer. Généralement inculpés d’appartenance à une organisation illégale (le plus souvent, « Perspectives », d’extrême gauche), d’atteinte à la sûreté de l’Etat, de diffusion de fausses nouvelles et d’incitation à la rébellion, les accusés n’ont, en réalité, commis qu’un seul crime : exprimer à voix haute, ou par écrit, des opinions contraires aux positions officielles. Détenus plusieurs mois par la police – il n’y a pas de délai légal de garde à vue -, torturés, défendus par des avocats qui ne prennent connaissance du dossier que vingt-quatre ou quarante-huit heures à l’avance, ils sont condamnés avant d’être entendus. Envoyés – les plus durs – au bagne de Borj-Roumi, près de Bizerte, où les conditions de détention sont telles (cellules à 20 mètres sous terre, nourriture putréfiée) qu’ils sont tous atteints de maladies, ou jetés en prison, ils peuvent parfois être graciés – à condition d’écrire au président de la République une lettre de pardon ; la plupart s’y refusent. (.) Cette «agitation » ne laisse pas indifférente la population. Souvent indignée par la violence des matraquages policiers – les BOP (Brigades de l’ordre public) se recrutent parmi les ex-« enfants de Bourguiba », orphelins élevés dans des institutions de charité, et entièrement dévoués à leur « père » -, de simples gens n’hésitent pas à cacher des jeunes que la police poursuit. Bien des familles sont également touchées par la suppression d’une bourse qui les faisait vivre, et constatent, en rendant visite à leur fils de dix-huit ans, que les prisons n’accueillent pas que des truands. Derrière l’image pâlissante du leader, les citoyens découvrent peu à peu la réalité de l’Etat et, dans les filigranes d’un sourire qui s’estompe, la sombre menace de la répression. La liberté d’expression sous Habib Bourguiba Ainsi, la presse, contrôlée par le parti ou le ministère de l’information, et célébrant, chaque jour, le génie historique du Combattant suprême n’est diverse qu’en apparence : « l’Action », « le Temps » ou « Es-Sabah » ne sont que la version vulgarisée du « Journal officiel ». Des jeunes fondent-ils un hebdomadaire, « Tunis-Hebdo », qui s’exerce à la critique ou, pire, à la caricature, leur journal est suspendu ; un an après, il reparaît : l’équipe a changé – et le ton. L’activité théâtrale, où les Maghrébins excellent, est étroitement surveillée : de nombreuses pièces ne connaissent qu’une seule représentation. Ainsi Ezzenj (« Les Noirs ») et El Hallaj, d’Ezzedine El Madani, l’un des plus brillants dramaturges tunisiens. Se veut-on humoristique, on n’est pas plus heureux : Thumma Madha (« Et puis après ? »), d’El Allani, qui tourne en dérision quelques faits d’actualité, est interdite. Interdite également une fresque historique dans laquelle l’auteur, El Khadraoui, tente d’analyser la personnalité de Khereddine, précurseur du mouvement nationaliste : la pièce portait ombrage, en le relativisant, à l’unique « fondateur de l’Etat tunisien », comme il se définit lui-même. Les cinéastes ne sont pas mieux traités : Mataru El Kharif (« Pluies d’automne »), d’A. El Khechine, vient d’être amputé des scènes qui lui donnaient son sens : on ne porte pas à l’écran la misère sociale. Ridha El Bahi, lui, attend depuis deux ans que son long métrage, qui présente de façon caustique la Tunisie touristique, soit projeté. Faisait-il de l’humour, en lui donnant comme titre le Seuil interdit ? Mais qu’est-ce qui n’est pas interdit dans la Tunisie d’aujourd’hui ? Reconnues par la Constitution – il est vrai que l’état de siège, proclamé lors du bombardement de Sakiet-Sidi-Youssef, en 1958, n’a jamais été levé, – les libertés fondamentales ne sont pas respectées. Complot contre la sécurité de l’Etat, terrorisme et association de malfaiteurs Des étudiants se rencontrent-ils pour discuter de questions idéologiques, ils « complotent » contre l’Etat, et la police les arrête ; formule-t-on l’hypothèse, dans un écrit théorique, que la révolution est inséparable de la violence, on fait figure de terroriste, et la police, qui déjà cherche les armes, vous interpelle, en attendant que le tribunal vous emprisonne ; un fonctionnaire reçoit-il, par la poste, un exemplaire d’El Amal Tounsi (« L’ouvrier tunisien »), que publient, à Paris, des opposants de gauche, et l’apporte-t-il à son supérieur par crainte d’être suspecté, il est arrêté, inculpé d’association de malfaiteurs et jeté en prison. Condamné à 18 mois de prison pour « diffusion de fausses nouvelles » Un étudiant exprime dans un tract l’opinion que « Thieu est une marionnette des U.S.A. » : poursuivi pour diffamation d’un chef d’Etat étranger et, par ricochet, du chef de l’Etat tunisien -puisque les présidents Thieu et Bourguiba sont amis, – et inculpé de diffusion de fausse nouvelle, il est condamné à six mois de prison pour chaque accusation – au total, dix-huit mois. Passeport confisqué et les parents en otage Etudiante, elle aussi, Neila ne fait pas de politique ; elle prépare sagement sa licence de lettres, et son trousseau ; mais son frère vient d’être condamné : la jeune fille se voit confisquer son passeport à la frontière ; elle attendra deux ans pour le récupérer. Poursuivi, Hamidi est introuvable : la police prend ses parents en otage. Déjà inculpé d’outrage au chef de l’Etat, Noureddine l’est également d’outrage aux mœurs : les enquêteurs ont découvert qu’il vivait en union libre. La Tunisie, vingt ans après Régression économique, répression politique : le mythe du libéralisme n’a pas tenu ses promesses et le pays s’enfonce dans la dépendance… Le Monde Diplomatique, Décembre 1975. Tous ces articles parus au Monde Diplomatique sont extraits du CD contenant les archives du Monde Diplo depuis 1973.SBA vous recommande d’acheter ce CD qui coûte 45€. ICI. Par Fadela M’Rabet et Maurice T. Maschino (Journaliste, auteur de Oubliez les philosophes, Complexe, Bruxelles, 2001) Fadela M’Rabet, Maurice T. Maschino. Plages de sable fin, ocre et blanc, qui s’étirent, nonchalantes, sous un ciel bleu chaque jour recommencé, vieux souks bariolés, ruines de l’antique Safetula (Sbeïtla) ou d’EL-Djem : la Tunisie ne manque pas d’attraits, que découvrent, chaque année, des touristes de plus en plus nombreux – près d’un million en 1975. Ils viennent d’autant plus volontiers qu’elle a bonne réputation : elle rassure. Dirigée depuis vingt ans par le « plus français des Arabes », comme aime à le dire Habib Bourguiba, la Tunisie bénéficie d’une stabilité politique assez rare dans un pays du tiers-monde. « Libérale », « tournée vers l’Occident », elle constitue, pour beaucoup, un modèle de développement. Mais les apparences ne sont-elles pas toujours quelque peu trompeuses ? Par-delà leur chatoiement, loin des palaces de Sousse ou des bungalows de Djerba, une autre Tunisie se découvre. On pouvait espérer, dans les premières années de l’indépendance, que, réussissant à concilier la modernisation des institutions politiques dans un sens effectivement libéral et la rénovation des structures économiques par le biais d’une planification rationnelle, la Tunisie était bien partie. Vingt ans après, il est grand temps de faire le point. Plages de sable fin, ocre et blanc, qui s’étirent, nonchalantes, sous un ciel bleu chaque jour recommencé, vieux souks bariolés, ruines de l’antique Safetula (Sbeïtla) ou d’EL-Djem : la Tunisie ne manque pas d’attraits, que découvrent, chaque année, des touristes de plus en plus nombreux – près d’un million en 1975. Ils viennent d’autant plus volontiers qu’elle a bonne réputation : elle rassure. Dirigée depuis vingt ans par le « plus français des Arabes », comme aime à le dire Habib Bourguiba, la Tunisie bénéficie d’une stabilité politique assez rare dans un pays du tiers-monde. « Libérale », « tournée vers l’Occident », elle constitue, pour beaucoup, un modèle de développement. Mais les apparences ne sont-elles pas toujours quelque peu trompeuses ? Par-delà leur chatoiement, loin des palaces de Sousse ou des bungalows de Djerba, une autre Tunisie se découvre. On pouvait espérer, dans les premières années de l’indépendance, que, réussissant à concilier la modernisation des institutions politiques dans un sens effectivement libéral et la rénovation des structures économiques par le biais d’une planification rationnelle, la Tunisie était bien partie. Vingt ans après, il est grand temps de faire le point. Medjez-El-Bab : un bourg agricole, à 57 kilomètres de Tunis, sur la route qui continue, à travers un paysage de collines molles, desséchées par le soleil, vers le Kef et l’Algérie. Sur les bas-côtés, des hommes – en chômage ? – appuyés contre un mur ou accroupis à l’ombre d’un eucalyptus, attendent ; un enfant accroché au dos, une femme passe, voilée ; à la terrasse de l’unique hôtel-café-restaurant, des touristes, torse nu, consomment une bière chaude : les ouvriers de la glace sont en grève depuis huit jours, leur explique-t-on. Indifférent, un gamin tue des mouches. Et le temps. Mais le temps, pour d’autres, c’est de l’argent et, à quelques centaines de mètres du village, la SOTIMED ne chôme pas. Située au bout d’un chemin pierreux, l’usine textile – petite, propre et blanche – se confond avec les villas résidentielles qui l’entourent ; seul le drapeau tunisien, qui flotte sur un bâtiment voisin, marque la différence, pue souligne, près de l’entrée – près de la frontière, – la présence insolite d’un douanier. Un système d’enclaves « Vous êtes ici dans une enclave française », nous explique l’ingénieur, français, qui nous reçoit dans ce bureau clair et ventilé où une secrétaire, française, vient de nous introduire. Sans les portraits qui ornent les murs – ici, le président Bourguiba en tenue d’apparat ; là, le président Bourguiba inaugurant l’usine – on se croirait, en effet, à l’étranger : « Certains investisseurs se contentent de louer le terrain, poursuit l’ingénieur ; nous avons préféré l’acheter. Construits selon nos plans, les bâtiments nous appartiennent également, ainsi que les machines, modernes, que nous avons importées de France et d’Allemagne. Les tissus que nous travaillons nous arrivent par avion ; les produits finis – costumes, pantalons, jupes, qui portent des étiquettes célèbres : Ted Lapidus, Guy Laroche, Franck Olivier – repartent par la même voie. Les cadres sont européens ; seule la main-d’œuvre – est-il besoin de le préciser ? – est indigène. » Dehors, la terre sèche du chemin se craquelle sous la chaleur de midi. L’air est à peine moins brûlant (40 degrés ?) dans cette sorte de réserve où l’on nous montre, à gauche, des coupons de tissus nouvellement arrivés et, dans un angle, des monceaux de déchets : de quoi vêtir, avec quelque fantaisie peut-être, toutes les « filles » de l’usine, et les autres : ’« C’est absolument interdit, remarque l’ingénieur ; ce serait de l’importation illégale. – détaxée – de vêtements ; les ouvrières n’ont pas le droit de se confectionner quoi que ce soit ; d’ailleurs, le douanier passe constamment dans l’atelier, surveille et parfois, à la sortie, fouille. C’est aussi en sa présence que les déchets, une fois pesés et contrôlés, sont brûlés. » De la réserve, on pénètre dans un hangar vitré, tout en longueur – l’usine, – où près de deux cents jeunes filles travaillent ; mais plus que le cliquetis des machines à coudre ou le soufflement des machines à repasser, gorgées d’eau et de vapeur, c’est, de nouveau, la chaleur qui saisit – et suffoque. La direction se promet, depuis deux ans, d’installer des ventilateurs. Les traits tirés, le visage las, souvent émacié, les ouvrières, ruisselantes de sueur, besognent : les unes découpent le tissu, d’autres ajustent les poches, les boutons, les fermetures Eclair, repassent, contrôlent, empaquettent ; les opérations sont presque entièrement automatisées, la main-d’œuvre sert d’appoint. La direction en est très satisfaite : les « filles », nous dit-on, travaillent bien ; après deux mois d’apprentissage, leur productivité est égale à celle d’une Européenne. « On peut même dire qu’elle est supérieure, ajoute l’ingénieur. En. France, dès que vous demandez à une travailleuse d’aller un peu plus vite ou de s’appliquer davantage, elle vous réclame une augmentation de salaire ; les Tunisiennes sont plus gentilles. » Leur « gentillesse » vaut son pesant d’or : un Ted Lapidus ou un Guy Laroche, qui revient ici 5 dinars pièce (1), est revendu, à Paris ou, à New-York, dix ou douze fois plus cher ; et les « filles » produisent mille deux cents pantalons par jour, sans compter les jupes et les chemises. Elles produisent d’autant mieux que l’entreprise leur offre le petit déjeuner, une tobouna- cette galette grise et plate que les pauvres achètent pour quelques millimes (2) – assaisonnée d’un peu d’arissa, qui dope davantage, paraît-il, qu’un café bien tassé. Une ouvrière gagne, en moyenne, de 27 à 30 dinars par mois – cinq à six fois moins qu’en Europe. Donne-t-elle satisfaction ? Elle peut, au bout d’un an et demi, changer de catégorie et, ouvrière mécanicienne, toucher 10 dinars de plus ; la contremaîtresse reçoit presque le double : 60 dinars. « Par rapport aux salaires. locaux, c’est surpayé », soupire l’ingénieur. C’est pourquoi, probablement, les ouvrières ne perçoivent pas de primes : « On y songe, mais elles ne réclament rien. D’ailleurs, si elles réclamaient… Nous avons plus de six cents candidates sur les listes d’attente. Et puis, que pourraient-elles s’acheter, dans ce village » Mais surtout, s’il fallait donner des primes, augmenter les salaires, améliorer les conditions de travail, que deviendraient les bénéfices, non imposés et totalement réexportables ? Car c’est là l’intérêt de l’opération, comme l’ont fort bien compris, à la suite de l’industriel français de Medjez-El-Bab, tous ceux, hollandais, belges, allemands, italiens, qui, depuis la promulgation de la loi du 27 avril 1972, investissent… la Tunisie. N’est-elle pas devenue un paradis pour les hommes d’affaires ? Ainsi la présente le délégué général du Groupement interprofessionnel de la région Est de Paris (GIREF), dans une lettre adressée le 4 septembre 1974 à un certain nombre d’industriels: « Cher monsieur, » Vos coûts de fabrication sont trop lourds » Vous n’êtes plus compétitif ? » Savez-vous qu’il existe, à moins de deux heures de Paris, une main-d’œuvre abondante, habile, bon marché (2,40 F de l’heure) et parlant français ? » Cet « Eden » pour industriel : la Tunisie – un pays ami de la France, qui, pour assurer le décollement de sa jeune industrie, offre aux industriels étrangers des possibilités d’implantation avantageuses et libérales : » – Exonération de l’impôt sur les bénéfices des sociétés pendant dix ans ; » – Exonération de tous droits et taxes pendant vingt ans ; » – Exonération de l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières, en raison des emprunts contractés pour l’investissement ou son extension ; » – Imposition à taux réduit (6 %) pour les revenus provenant des bénéfices distribués. Les entreprises peuvent effectuer librement tous transferts afférents à leur production, ainsi qu’aux distributions de dividendes revenant aux associés non résidents » (3). Un échange très inégal Moins provocante que les palaces qui barrent le rivage tunisien – gagnant, d’année en année, sur les terres paysannes et rapportant à ses actionnaires, I.T.T., Krupp, banque Rothschild, Banque de Hollande, Cook, de substantiels bénéfices, eux aussi réexportés à 80 %, – mais plus significative, assurément, parce qu’implantée à l’intérieur même du pays, et en assimilant la substance humaine, qu’elle transforme de façon presque caricaturale en marchandise et métal lourd, l’usine textile de Medjez-El-Bab est un symbole de ce qui s’accomplit, à l’heure actuelle, en Tunisie : la terre, les pierres, l’eau, le sable, le soleil, les ressources du sol et du sous-sol, la peine des hommes sont vendus aux plus offrants. Depuis l’abandon, en 1969, de la politique socialiste (ou socialisante, ou dirigiste, c’est selon) d’Ahmed Ben Salah, le libéralisme fait loi, et fait rage, dans la vie économique : « Le rôle de l’Etat, nous déclare en ce sens M. Tijani Chelli, président-directeur général de l’Agence de promotion des investissements, c’est de combler les vides : construire des routes, amener l’eau ; en un mot, permettre au privé de fonctionner. » Mais, pratiqué dans un pays pauvre, où le capital national, trop limité (et trop prudent?), n’investit que dans des secteurs immédiatement rentables (conserves, crayons à bille…), le libéralisme ne contribue pas, fût-ce de façon anarchique, à développer le pays : il le brade. Ainsi, il suffit de réaliser un investissement « industriel » qui crée dix emplois permanents pour bénéficier de toute une série d’avantages fiscaux et financiers (loi du 4 août 1974) ; favorisé par un dispositif juridique comparable à celui que les promoteurs trouvent à Singapour et en Malaisie – pays que M. Chelli aime citer en exemple, – n’importe quel hangar, devenu « usine », peut désormais rapporter. Course au profit d’abord ? Le pouvoir n’en disconvient pas, qui admet volontiers que cet « instinct »-là est un , « aiguillon naturel » (H. Bourguiba) ; il reconnaît que les investissements étrangers ne sont pas réellement industrialisants, puisqu’ils ne posent pas les bases d’un processus destiné à se reproduire en s’élargissant et se diversifiant : « Dans une douzaine d’années, prévoit M. Chelli, nous ne serons plus concurrentiels pour le textile. Qu’importe ! On fera autre chose ! » Et dans les hangars français ou britanniques, où crépitent aujourd’hui les machines à coudre (c’est dans le textile, surtout, que les étrangers investissent), tourneront, demain, des machines à fabriquer des nougats ou du dentifrice. Au gré des investisseurs. Selon leurs besoins, et ceux, d’abord, du capital. Pas d’usines, qui permettraient, demain, d’en créer d’autres, mais des charpentes métalliques, démontables en vingt-quatre heures ; pas d’intégration économique – les « usines » n’utilisent pas les produits locaux et ne se complètent pas, – mais un système d’enclaves, assez comparables aux bases militaires de l’époque coloniale ; aucun transfert de technologie, puisque les opérations sont en majorité mécanisées et les travailleurs étroitement spécialisés, – mais un transfert continu de richesses d’un pays qui se sous-développe vers des pays qui se sur-développent : ce qui se fait dans le cadre de la loi d’avril 1972 ne permet pas le décollage industriel du pays. Ce qui s’est fait avant, ou depuis, n’y contribue pas davantage. De l’extérieur, pourtant, l’usine N.P.K., à Sfax -180 000 tonnes de superphosphate triple par an, – impressionne. A voir les silos massifs où s’entasse le phosphate en provenance des mines de Gafsa, les citernes où se déposent, sorties des fours et des tours d’absorption, des milliers de tonnes d’acide phosphorique, l’enchevêtrement des turbines et des tuyaux, les cheminées d’où s’échappe une fumée grisâtre, on se croirait presque devant un pôle de développement, si la localisation même des installations, déjà, n’évoquait ces comptoirs que les Européens, autrefois, ouvraient sur les côtes d’Afrique ou des Indes ; encore s’efforçaient-ils de commercer avec les indigènes et, peu à peu, de gagner l’intérieur. Située sur la côte – que les industriels ont aménagée au mieux de leurs besoins, supprimant, entre autres, la plage (si bien que seuls les Sfaxiens possédant une voiture peuvent désormais jouir de la mer, à 60 kilomètres de là), polluant les eaux, privant les petits pêcheurs de leur activité nourricière, – l’usine N.P.K. regarde vers le large. De l’étranger – des Etats-Unis, du Canada, de Pologne, – elle reçoit le soufre nécessaire à la fabrication d’un superphosphate qu’elle réexpédie vers l’étranger – France, Italie, Suède… Transformée (et c’est, assurément, un progrès), la matière première, néanmoins, gagne les pays riches : le « pacte colonial » se porte bien. N.P.K. est, en effet, une filiale de la société suédoise Supra Aktiebolag-Landskrona, qui détient 64 % des actions, alors que la S.F.I., une des filiales de la Banque mondiale, et Freeport International Incorporated se partagent le reste : à Sfax, N.P.K. – qui possède l’ensemble des équipements – est maître chez elle. Ou plutôt son activité dépend beaucoup plus des fluctuations du marché mondial que des projets de l’Etat tunisien. Des difficultés surgissent-elles, N.P.K. détient deux atouts majeurs : le superphosphate, qu’elle peut cesser de produire ; les ouvriers, qu’elle peut congédier. C’est la menace qui pèse, aujourd’hui, sur les quatre cent cinquante et un travailleurs de l’usine (auxquels s’ajoutent neuf étrangers – les cadres – en majorité suédois) : « L’usine est fermée depuis le mois de mai », nous explique un ingénieur. Les prix, sur le marché mondial, ont baissé : l’an dernier, la tonne de superphosphate valait 340 dinars ; cette année, elle n’en vaut que 150. Le prix de vente est donc très inférieur au prix de revient ; et nous ne pouvons pas travailler à perte. » L’usine ne fonctionne donc plus ; et comme la société ne peut pas modifier les prix internationaux, elle se tourne vers l’Etat tunisien. Du contenu même des négociations en cours, l’ingénieur, dont on oublie, à l’entendre, qu’il est également Tunisien, ne dit mot ; mais leur objectif est clair : obtenir du partenaire local qu’il baisse le prix de vente de son phosphate : c’est au pays exportateur, estime N.P.K., de supporter les fluctuations du marché. Quant à la position tunisienne, elle est d’autant moins forte que l’Etat – qui n’entend pas que sa part diminue (sur 100 millions, il en perçoit 42, tandis que 58 sont distribués aux actionnaires) – souhaite obtenir le transfert des installations américano-suédoises vers des rivages plus éloignés de la ville. Croissance extravertie Etat dans l’Etat, N.P.K. n’est pas une séquelle de l’époque coloniale : en activité depuis le 1er janvier 1965, elle illustre, comme la SOMITED à Medjez-EI-Bab, cette politique qu’à Tunis on qualifie de « développement industriel ». Les grands projets en cours vont dans le même sens d’une dépendance accrue envers l’étranger : sa demande, ses besoins, sont les premiers déterminants de la « croissance », ils commandent les choix (des lieux, des matières à exploiter, à exporter), fixent les priorités, inspirent une législation sans cesse remaniée en leur faveur, tel le nouveau code des investissements. L’« industrialisation » n’est rien d’autre que la mise en valeur des richesses du sol et du sous-sol à destination et au profit, d’abord, des pays riches. Sans doute existe-t-il, en dehors des « enclaves » et des grandes bases d’exportation (telles encore les industries chimiques maghrébines, à Gabès), un certain nombre d’industries, nationales ou mixtes, qui travaillent principalement pour le marché intérieur : STIA (montage de voitures, a Sousse), SOTAGER (électro-ménager, à Menzel-Bourguiba), El-Athir (télé-radio, à Tunis) ; mais la plupart de ces entreprises sont en sous-traitance, et l’on connaît la définition que l’O.C.D.E. donne de ce type de relation : « La sous-traitance est un arrangement contractuel entre une firme principale appelée « donneur d’ordre » et une firme secondaire appelée « l’exécutant ». » Echange, inégal, à l’avantage du donneur d’ordre : Peugeot, Berliet, International Harvest Chicago, Bondia ou SOTUCOM (Hollande). Car le donneur d’ordre fait la loi au sous-traitant : il décide de la durée du contrat – ainsi Berliet ne propose-t-il à la fonderie tunisienne SOCOMENA que des engagements de trois à six mois, – fixe les prix, paie, le cas échéant, avec retard, ne subit pas, ou moins, les fluctuations économiques, spécialise son partenaire sans tenir compte de ses besoins, exploite sa main-d’œuvre qui, à son tour sous-traitée, subit la double contrainte d’un employeur étranger et de son représentant local. Fonderie El Foulad, à Menzel-Bourguiba, I.C.M. de Gabès, STIA de Sousse : grandes entreprises, petites usines ou fabriques privées (stylos, freins, colle, filets de pêche, plastique, bonneterie), toutes dépendent, d’une façon ou d’une autre, de l’extérieur. Si bien que l’industrie tunisienne – qui ne représente que 20 % de l’activité totale, et n’entre que pour 27 % dans la formation du produit intérieur brut – ne contribue guère à l’essor économique du pays. Simple, appendice de l’Europe, elle participe à son enrichissement : ç’est sa fonction principale. Une semaine de 72 heures Dira-t-on qu’elle donne du travail aux Tunisiens ? Très peu : elle emploie cent quatre-vingt-deux mille personnes, qui peinent, et vivent, comme les ouvriers des manufactures d’Europe au milieu du siècle dernier. La sécurité n’est pas assurée : « Certaines machines représentant un danger réel sont amputées de leur système de sécurité, constate une sociologue tunisienne, soit que la maîtrise y voie un frein à la productivité, soit que l’ouvrier y voie une complication du cycle opératoire » (4). Un incendie contraint parfois l’usine à fermer (Bâta, El-Athir) ; les accidents du travail augmentent au rythme de 9 % par an, notamment dans la région industrielle de Sfax, et l’on en dénombre, en 1974, trente mille (un ouvrier sur huit) ; mais l’on estime qu’un tiers au moins ne sont pas déclarés. Récemment augmentés, les salaires restent très bas. Les ouvriers sont payés à l’heure, et ceux-là mêmes qui avaient obtenu leur mensualisation sont redevenus « horaires » : « La mensualisation ne nous intéresse pas, dit cet ingénieur-chimiste de Gabès – qui perçoit, lui, 250 dinars par mois. Assurés d’un salaire fixe, les ouvriers n’ont que trop tendance à prolonger un congé de maladie ; ils s’absentent pour un rien et boudent les heures supplémentaires ; la productivité s’en ressent. » Gagnant 145 millimes de l’heure, les travailleurs acceptent, évidemment, les heures supplémentaires. Refuseraient-ils ? D’autres les remplaceraient. Tel cet ouvrier, à la cimenterie de Bizerte, qui, une semaine sur quatre, travaille soixante-douze heures, soit douze heures par jour pendant dix jours ; sans doute gagne-t-il 90 dinars, mais à quel prix ! Voûté déjà, et respirant avec difficulté, c’est, à trente ans, un vieil homme. « Ça va quand même, dit-il, je me débrouille. » Mais d’autres, moins solides, se débrouillent plutôt mal : certains de ses camarades ne gagnent que 57 dinars, et ce vieillard, près de nous, le dos cassé par les tonnes de ciment qu’il charrie depuis trente ans, 70. Tout est affaire de prime, en effet : le salaire minimum est calculé de manière telle que le travailleur, déjà obligé d’accomplir des heures supplémentaires, compte, en outre, sur les primes. A entendre le patronat (ou le syndicat) en égrener la liste, on pourrait être impressionné : primes de transport, de présence, de rendement, de panier, de femme au foyer, parfois de logement. Sans compter certaines « gratifications » : « L’encouragement matériel et moral de certains ouvriers à servir d’agents secrets d’information sur le comportement de leurs camarades est une pratique assez courante », note une enquêtrice (5). Mais, légale (de 1 à 5 dinars par mois) ou clandestine, une prime se mérite ; elle dépend, entre autres, de l’appréciation du contremaître, et l’entreprise n’est pas obligée de la verser ; elle peut la différer, la « moduler », comme dit l’ingénieur, ou, si des difficultés surviennent, la supprimer. « De toute façon, les travailleurs n’ont pas à se plaindre, estime un responsable syndical ; eux, au moins, ils ont un emploi, c’est mieux que rien. » Mais, après vingt ans d’indépendance, le rien peut-il être un critère raisonnable ? La victoire des koulaks Et pourtant, quand on regarde la grande misère de la campagne tunisienne, où vivent encore près de 60 % de la population, la réflexion de ce syndicaliste paraît un peu moins cynique. Sur la route, une pancarte délavée : « Coopérative de production de… » ; un peu plus loin, une autre : « Office de mise en valeur de… » : nous traversons les riches terres du Nord qui, de Tunis aux confins de la Kroumirie, constituent, sur une centaine de kilomètres de profondeur, la principale réserve agricole du pays. Mais tels les vestiges romains qui suggèrent encore, ici et là, la splendeur passée de l’Ifriqiya, ces panneaux délabrés évoquent un autre temps – celui, si proche encore, à en juger par les passions qu’il suscite, où la terre tunisienne commençait à revivre et à nourrir, d’abord, ceux qui la travaillaient. Entre 1957 et 1960 : la campagne somnole – les grands propriétaires absentéistes intriguent dans les couloirs des ministères, en quête d’une sinécure, ou montent une entreprise d’import-export, – la production agricole régresse ; elle ne donne pas plus de blé dur qu’en 1911, moins de blé tendre (50 %) et de légumineuses (64 %) que dans la période 1952-1956 ; par contre, les importations alimentaires croissent de 80 %, et La population augmente, chaque année, d’environ cent mille bouches. Plus instruits, plus exigeants – on a construit beaucoup d’écoles au lendemain de l’indépendance : les effectifs du primaire passent de cent quatre-vingt-huit mille en 1954 à huit cent quarante-cinq mille en 1968, – les jeunes se bousculent sur le marché du travail. Ils fuient – déjà – la compagne. L’Etat se décide donc à réagir : ministre du plan, des finances et de l’économie nationale depuis 1961, A. Ben Salah se voit confier, entre autres, la tâche de régénérer l’agriculture tunisienne. Sans remettre en cause la propriété privée de la terre, les plans triennal (1962-1964) puis quadriennal (1965-1968) décident la mise en coopératives, de production et de service, d’un certain nombre d’exploitations : les moins productives, qui appartiennent à la petite paysannerie, et que l’on regroupe autour d’un noyau domanial (en général, l’ex-ferme du colon). Commencée en 1961, l’expérience reçoit l’agrément des plus hautes instances du pays en 1964 : au congrès de Bizerte, le Néo-Destour – qui devient le parti socialiste destourien – se prononce pour sa poursuite. Activement soutenue par Bourguiba, la socialisation se développe rapidement : fin août 1968, on compte 900 000 hectares coopérativisés ; un an plus tard, près de 4 millions. Restent les grands domaines… Déjà privés, au profit des coopératives, des terres qu’ils exploitaient en location, et n’assurant plus, à leur grand dommage, la commercialisation des produits agricoles (il est donc inexact de prétendre que M. Ben Salah a épargné les « gros »), les possédants s’agitent et affolent habilement l’ensemble de la population : ne va-t-on pas, outre les terres, les vaches, les poules, collectiviser bientôt les maisons et les femmes ? Base sociale et politique du régime, le Sahel bouge, des paysans se révoltent ; dès lors, Bourguiba n’hésite plus : décrétant que la socialisation est un échec – et il est vrai que, bouleversant les habitudes, toute réforme agraire suscite de sérieuses difficultés – il décide d’y mettre fin. Mais la décision reste secrète quelques jours : les riches en profitent pour spéculer. Ils rachètent à bas prix – 1 ou 2 dinars pièce – les moutons que les paysans, effrayés par les rumeurs qui vont s’amplifiant, bradent sur les marchés. L’opération terminée, on annonce au peuple le limogeage de M. Ben Salah, et l’on crie très fort, à la cantonade, que le pays vient d’échapper à la catastrophe. La charrue devant les bœufs Il est certain que la mise en place des coopératives ne s’est pas déroulée sans heurts : trop rapidement conduite, sans information réelle, et surtout sans la participation effective des premiers intéressés, souvent en butte aux tracasseries des gestionnaires et des technocrates, elle s’est accompagnée d’un certain nombre d’excès. Mais, par-delà ces excès, et malgré l’insuffisance ou l’impréparation des cadres – et sans parler du sabotage systématique mené en sourdine par les possédants, – les résultats sont loin d’être négligeables. Les économistes tunisiens les moins engagés le reconnaissent volontiers : durant la période 1964-1969, l’agriculture s’est modernisée et rationalisée. On a construit des barrages, planté des forêts, fixé les dunes, diversifié les cultures, planifié l’exploitation du sol (cultures intensives dans les plaines : fourrage, blé, légumineuses ; oliviers et banquettes sur les versants), stoppé l’exode rural. Mais à quoi bon rouvrir le débat et, comme certains, ergoter doctement sur la nature -socialiste, capitaliste d’Etat ? – de la politique de socialisation. La compagne, aujourd’hui, parle d’elle-même, qui dit la grande détresse de paysans qu’elle ne parvient pas à nourrir (6). Sans doute la plupart ont-ils retrouvé leur terre – mais quelquefois chargée de dettes, celles-là mêmes que la coopérative avait contractées, et que le percepteur leur réclame ; menacés d’expulsion, certains tentent de se suicider : l’un d’eux est encore en observation dans un hôpital de Tunis ; le plus souvent, les biens, saisis, sont vendus aux enchères. D’autres conservent leur lopin ; mais que faire d’un demi-hectare qui, autrefois, ne suffisait déjà pas ? Curieux ministre de l’agriculture, qui met la charrue devant les bœufs et, plutôt que de dénoncer la structure foncière, ou l’inégale répartition des moyens, accuse la « mentalité » des fellahs, qu’il estime « archaïque » : « Les paysans, nous déclare M. Hassan Belkhodja, ministre de l’agriculture, ont très peu évolué ; ils réagissent encore comme leurs ancêtres et s’en tiennent à l’élevage : on voit des terres céréalières redevenir terres de parcours. Evidemment, c’est moins pénible. Les fellahs n’aiment pas travailler ; comme dit notre proverbe, ils sèment et ils oublient ; le travail des champs ne les intéresse pas. » Et pour cause : que peut-on obtenir de ses mains nues, ou d’un grattoir « archaïque » ? Les fellahs ont besoin d’outillage, d’engrais, de semences : où trouver l’argent ? La politique du crédit ne favorise que les possédants : seuls les membres d’une mutuelle peuvent solliciter un prêt ; son importance est fonction de la cotisation : le petit, qui cotise peu, reçoit peu. Trouve-t-il un peu d’argent, sa terre a besoin d’eau. Et l’eau manque. Le climat y est pour quelque chose, les choix politiques pour beaucoup plus. Ainsi, l’eau est-elle partagée, prioritairement, entre les riches à demeure et les riches de passage – les grands propriétaires, qui ont les moyens de forer un puits ou de procéder à des installations coûteuses, et les touristes. Pas d’engrais, pas de machines, pas d’eau. Même les plus chanceux – ceux qui, en s’endettant, parviennent à cultiver leur terre – sont piégés : leurs produits leur échappent. La plupart n’ont pas les moyens de stocker leur récolte pour l’écouler au bon moment : ils la vendent au gros propriétaire, en même temps gros commerçant, qui dispose, lui, de silos, de cuves ou d’entrepôts – et fixe les prix. Parfois, la récolte est même vendue sur pied, quand le paysan n’a pas la possibilité de la transporter ; d’une façon ou d’une autre, il est à la merci du latifundiaire. Il l’est encore quand, exténué par un travail peu productif, il décide de lui louer sa terre ou de la lui vendre. C’est ainsi qu’à Menzel-Temime, dans le gouvernorat de Nabeul, des saisonniers, qui travaillent actuellement dix heures par jour, reçoivent 500 millimes (les hommes) ou 350 (les femmes). S’abritant dans des gourbis, s’alimentant d’une galette et de quelques olives – beaucoup ne consomment de la viande qu’une fois l’an, pour l’Aïd, – les petits fellahs connaissent le plus extrême dénuement ; de temps à autre, l’Etat distribue à ces réfugiés de l’intérieur un peu d’huile et de farine. L’exode des sans-travail Les mains nues, ils n’ont rien à perdre à chercher ailleurs une terre plus accueillante – et ils s’en vont. Depuis la liquidation des coopératives, les campagnes se dépeuplent : en 1968, on dénombre trois mille six cent six émigrés ruraux, en 1970, quatorze mille six cent cinquante-huit, c’est-à-dire quatre fois plus. Ou encore : durant la période 1962-1968, le niveau annuel moyen de l’exode est de deux mille six cent cinquante-deux personnes ; en 1970-1971, il s’élève à quatorze mille deux cent quatre-vingt-six. Entre les deux périodes, une année-charnière : 1969. Le retour au libéralisme entraîne la prolétarisation rapide de la petite paysannerie. Les grands propriétaires achètent les terres des fellahs sans ressources, et la concentration foncière s’accélère : 1,6 % des exploitants possèdent aujourd’hui un tiers des terres, 83 % un autre tiers. Sans doute le déracinement des petits fellahs est-il dans la logique du système : il conditionne son développement ; mais dépasse-t-il certaines limites, il change de sens : en 1971-1972, l’expropriation et l’exode qui s’ensuit prennent une telle ampleur qu’ils bloquent le processus d’accumulation : lors de la cueillette des olives, des dattes, des agrumes, les exploitants manquent de bras, les récoltes risquent de se perdre ; la presse s’émeut : « La main-d’œuvre se fait de plus en plus rare dans certains gouvernorats, tels ceux de Nabeul, Tunis, Sousse, Sfax, où les salaires réglementaires sont largement dépassés, » « l’Action », 12 octobre 1972). Mais l’exode continue, et tandis que le journal du parti destourien affecte de s’en étonner : « Pourquoi nos citoyens préfèrent-ils émigrer, plutôt que s’adonner au travail de la terre ? », l’Etat – qui n’hésite pas, dans ces cas-là, à recourir au « dirigisme »- intervient brutalement : la garde nationale fait la chasse aux fuyards et les refoule vers leur douar d’origine. Durant les premiers mois de 1972, dix mille quatre cent cinq paysans sont ainsi renvoyés dans les campagnes. Cinquante-trois mille six cent cinquante-six hommes – 3,5 % de la population rurale active – essaient en vain de franchir la frontière libyenne : interceptés, parqués dans des camps, ils repartent en camion militaire vers les oliveraies et les palmeraies. En trois ans, 1969-1972, le refoulement touche cent soixante-treize mille quatre cents personnes c’est-à-dire 11 % de la population rurale active. L’opinion s’émeut à la vue de ces malheureux que l’armée « rapatrie », et le journal « l’Action » jette un cri d’alarme : « Il est temps de mettre fin au navrant spectacle de Tunisiens entassés dans des camions militaires, le visage blême, les traits tendus, au bord de la déchéance physique. La Tunisie de Bourguiba, pour qui la dignité est plus importante que le pain, ne veut pas de ces spectacles et d’autres, plus macabres encore, tels ceux des corps déshydratés trouvés dans le Sahara, des corps de Tunisiens tentant de quitter leur pays, qui a besoin de leurs bras. » (12 octobre 1972.) La presse se lamente en vain, et la répression a ses limites : « L’exode rural n’est pas enrayé, reconnaît le ministre de l’agriculture ; nous avons des problèmes terribles, oui, terribles, à l’époque des moissons ou des vendanges. » Dans l’espoir de les résoudre, le gouvernement vient de lancer un plan de « développement rural ». Ce plan prévoit l’électrification des villages, leur approvisionnement en eau potable (80 % en sont dépourvus), la construction de routes et de pistes, l’ouverture de petits centres industriels, principalement textiles – tous travaux qui doivent fixer les paysans dans leur région et leur procurer un revenu. L’Etat propose également des crédits, prête des poules, des vaches, des brebis. Les centres d’artisanat peuvent-ils offrir une solution ? Nous en avons visité un, à Kalaa-Kbira – un petit village, à 10 kilomètres de Sousse, où l’on croise des femmes entièrement recouvertes de leur haïk, comme à Ghardaïa, dans le Sud algérien : seul un œil se laisse voir. L’atelier se compose de deux pièces étroites, séparées par une cour intérieure recouverte d’une véranda : à cinq heures de l’après-midi, la chaleur – une chaleur pleine de poussière de laine – est encore lourde et sèche. Une vingtaine de fillettes nous attendent (en été, le travail s’arrête à 13 heures) ; vêtues d’un corsage blanc et d’une jupe rouge, elles ont un air de distribution des prix ; mais nous ne sommes pas dans une école, et les gamines – quelques-unes n’ont que sept ans – ne gardent pas les bras croisés : les unes cousent des chemises ou des tabliers, d’autres se penchent sur une broderie ou, assises sur un banc très bas, devant un métier, confectionnent un tapis. – Quel âge as-tu ? Menue, les cheveux noirs, mais déjà, semble-t-il, « tassée » (ou voûtée ?), Najet, d’un geste souple, passe un fil rouge entre deux fils blancs, l’arrête, le coupe, pose ses ciseaux : – Neuf ans. – Tu as fini l’école ? – Je ne suis pas allée à l’école. – Vous savez, intervient la monitrice, certains parents ont encore une mentalité rétrograde ; mais comme, dans notre pays, tout le monde est libre, on ne peut pas forcer les gens. Najet sourit – d’ironie ? de tristesse ? de gentillesse, simplement ? – et nous regarde, attentive. – Tu travailles ici depuis combien de temps ? – Deux ans. – Qu’est-ce que tu dis ! s’exclame la monitrice. Deux mois, voyons, tu es ici depuis deux mois. Tu entends ? – C’est vrai, corrige la petite. Deux mois. J’ai oublié… Confuse d’avoir oublié… sa « leçon », Najet reprend son fil rouge, et baisse la tête. Autour de nous, on s’agite, se coupe, se contredit et, oubliant, dans le feu de la discussion, que l’un de nous parle arabe, on nous découvre une réalité qu’un accueil « trop »gentil s’efforçait de camoufler : Najet et ses compagnes sont des apprenties, qui restent environ deux ans dans l’atelier ; au bout de quelques mois – huit à dix – elles sont aussi productives qu’une ouvrière confirmée ; mais elles n’ont pas son statut, puisque, précisément, elles « apprennent » : elles ne reçoivent donc pas un salaire, mais une « aide » : 2 dinars 600 millimes par mois. Pour ce prix-là, elles travaillent huit heures par jour, et fabriquent des tapis que les services du développement rural revendent 150 ou 200 dinars. Au bout de deux ans, elles retournent chez elles, non sans avoir reçu un métier : Il ne leur reste plus qu’à acheter de la laine, et continuer ; mariées, elles deviendront, dans quelques années, les « monitrices » de leurs propres filles ; et bientôt des centaines de tapis, achetés à bon marché et vendus au prix fort, sortiront des maisons-usines de Kalaa-Kbira. L’habitat, comme l’artisanat, est au programme du « développement rural ». Laissant les entrepreneurs construire villas et immeubles de rapport, l’Etat prend partiellement en charge le relogement des paysans ; c’est ainsi que, dans la périphérie de Bizerte, on nous montre une centaine de petites maisons qu’on remettra prochainement à leurs propriétaires : serrées les unes contre les autres, elles se composent d’une pièce, toute en longueur (qu’on peut, nous explique-t-on, « partager à l’aide d’une couverture »), d’une cuisine minuscule, et d’une douche. A l’arrière, une courette où cinq ou six gosses (en moyenne) joueront avec les poules. Disposé selon un ordre géométrique, l’ensemble évoque les centres de regroupement de la colonisation ; il est probable, à en juger par le bloc voisin, où les paysans ont essayé de s’agrandir en prolongeant leur unique pièce d’une cabane couverte de branchage et de tôles, qu’il se « gourbifiera » d’ici peu. Est-il étonnant que ces perspectives n’enthousiasment pas les paysans, peu nombreux à solliciter l’aide de l’Etat ? Le « développement rural » semble donc mal parti ; d’ailleurs, le ministre de l’agriculture n’entretient pas d’illusions : « Ce n’est jamais qu’une opération d’appoint », nous dit-il. Mais il n’en voit pas d’autres : l’un des adversaires les plus durs, autrefois, du système coopératif, il n’entend pas intervenir dans les mécanismes de la libre entreprise, même s’ils fonctionnent au détriment de la collectivité, comme le prouvent l’inégale répartition des richesses – 13 % des Tunisiens disposent de 54 % du revenu national, 55 % sont au seuil de la pauvreté (600 millimes par jour) ou en deça – et la montée du chômage. » Les « désœuvrés » Sans doute est-il très difficile de connaître le nombre exact des « désœuvrés » : les chiffres officiels sont d’une grande pudeur, et les modes de calcul très hétéroclites : compte-t-on, ou non, ceux qui travaillent quelques jours, ou quelques semaines, ceux qui travaillent mais qu’on ne déclare pas, ceux qu’on déclare mais qu’on n’a jamais recrutés (plus les entreprises créent d’emplois, plus grands sont leurs avantages fiscaux), les résultats varient de un à huit. Le plus simple, et qui est déjà très suggestif, est de s’en référer aux données du quatrième plan. En 1972, la population active s’élève à 1 387 000 : 1 047 000 hommes, 340 000 femmes. Les premiers se répartissent entre 713 000 permanents (est considéré comme tel celui qui travaille huit mois par an) et 334 000 saisonniers ; les secondes s’emploient principalement dans le secteur agricole (250 000) ou l’artisanat, une minorité (10 %) dans la fonction publique. 130 000 personnes seraient à la recherche d’un travail. Comparé à d’autres, ce chiffre devient plus éloquent : il dénote moins un état de fait – une « séquelle », comme on dit volontiers, de l’époque et de l’exploitation coloniales – qu’une évolution déterminée par les structures mêmes, économiques et politiques, de la société tunisienne. Selon le quatrième plan, en effet, l’accroissement des hommes d’âge actif, entre 1973 et 1976, doit être de 163 000 ; durant la même période, on prévoit la création de 89 000 emplois ; en quatre ans, le chômage doit donc officiellement augmenter de plus de 50 %, puisque plus de 74 000 personnes sont par avance assurées de ne pas trouver d’embauche. Encore le plan fait-il abstraction de 1 407 000 femmes qui ne travaillent pas et – si l’on en juge par les statistiques, qui ne les mentionnent même pas – ne désirent pas travailler. A s’en tenir au chômage masculin, c’est, plus que son évaluation actuelle, sa progression qui est saisissante, puisqu’il gagne peu à peu tous les secteurs d’activité : aux jeunes qui ne trouvent pas de travail – qu’il s’agisse des « déchets scolaires », comme l’on dit à Tunis, ou de ces adolescents, tout récemment venus à la ville, analphabètes et sans aucune qualification, -s’ajoutent les paysans, que la concentration foncière rejette hors des circuits productifs, les femmes, qui ne sont pas prêtes d’y entrer (le plan fixe à 20 % leur proportion dans la population active ; elles en constituent actuellement 24,55 %) et, depuis peu, les intellectuels. Dans ce pays qui manque de cadres, mais qui ne produit pas ceux dont il a besoin (en 1973, l’Université a fourni cent quarante-huit licenciés en droit, treize en sociologie, trente médecins, aucun dentiste), les diplômés connaissent, à leur tour, en Tunisie comme ailleurs, la tristesse des bureaux d’embauche et l’angoisse du lendemain. En lettres, en histoire et géographie, désormais en philosophie, puisque son enseignement, « subversif », doit être quasiment supprimé (la réforme Haby ferait-elle école ?), les postes d’enseignants sont complets ; plus favorisés, les arabophones s’expatrient en Libye, où il y aurait un millier de coopérants, sans compter ceux qui ne passent pas par un organisme officiel. En Tunisie même, un diplôme d’arabe ouvre peu de débouchés : les études d’avocats ne recrutent plus, et le ministère de l’intérieur, qui n’engage plus que des licenciés ou des bacheliers, ne peut quand même pas, si insatiable soit-il, absorber toutes les promotions universitaires. Loin d’apparaître comme un mal provisoire qui s’atténuerait progressivement, le chômage s’inscrit désormais dans les prévisions des planificateurs et, plus douloureusement, dans la vie quotidienne des Tunisiens. Bas salaires, prix élevés Une vie de plus en plus difficile, si l’on en juge par l’irrégulière progression des salaires, qui montent lentement, et des prix, qui « galopent ». Excepté une minorité de privilégiés – professions libérales (un médecin privé gagne facilement 300 dinars par jour, contre 370 par mois, s’il est hospitalier), entrepreneurs, architectes, hommes d’affaires, hauts fonctionnaires (250 à 300 dinars), – la plupart des Tunisiens reçoivent un salaire modeste : une infirmière, par exemple, de 33 à 50 dinars ; un instituteur, 70, un professeur de lycée, 100, une dactylo, 35 ; en moyenne, le salaire se situe autour de 40-45 dinars. Le pouvoir fait grand état des augmentations survenues cette année ; mais une étude menée en milieu ouvrier dans la région de Sfax révèle qu’elles n’ont qu’une valeur formelle : « L’examen des salaires globaux montre qu’ils sont supérieurs au SMIG dans 87 % des cas, en raison des primes essentiellement. Mais le niveau reste faible, puisque les salaires de plus de la moitié du personnel s’étalent entre 20 et 30 dinars. Le salaire moyen s’élève à 31,2 dinars. Si l’on transforme cette moyenne en revenu annuel par personne, en admettant que la taille moyenne de la famille est de six personnes, on détermine le revenu moyen annuel par famille en milieu ouvrier à 60,4 dinars. Cela correspond à un dinar près au revenu moyen du Tunisien d’il y a dix ans, tel qu’il a été estimé dans les perspectives décennales de développement en 1962 » (7). C’est dire à quel point le pouvoir d’achat a régressé, et combien les conditions de vie se sont dégradées. L’argent se dévalue (l’inflation est d’environ 8 % par an), les prix montent ; les loyers, en particulier, sont très élevés : dans la médina – où 80 % des logements ont été déclarés insalubres, – une pièce coûte 15 dinars par mois ; un deux pièces, dans le centre, 70 dinars, et une villa au bord de la mer se loue, pour la saison, 500 dinar